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année du dragon

  • L'ANNEE DU DRAGON

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         Cinq ans après le désastre de son western monumental, La Porte du Paradis (1980), Michael Cimino revint avec un polar en apparence moins ambitieux, L’Année du dragon, qui fut lui aussi un échec. Ce film étant ressorti en version haute définition chez l’éditeur Carlotta, c’est l’occasion de saluer un chef d’oeuvre, sans doute l’un des derniers grands films du cinéma américain.

    L’Année du dragon conte l’histoire d’un capitaine de police irascible, qui muté dans le Chinatown de New York, s’attaque à la mafia. Derrière ce synopsis qui semble augurer d’un drame manichéen parmi d’autres, la différence fondamentale du quatrième opus de Cimino est qu’il ne se contente jamais d’accumuler, comme la plupart des polars désenchantés de l’époque, les audaces obligées, les déconstructions attendues, tout le fatras de manipulations consenties qui alors règnent en maître. L’Année du dragon fait le choix ingrat de ne pas « jouer avec les codes » comme il est d’usage, comme cela est instamment réclamé par une critique avide d’insurrections esthétiques provisoires. A l’inverse de ce cinéma excessivement daté aujourd’hui, qui derrière la fallacieuse prétention d’exhausser les mèmes de son temps, n’a fait que les mettre à l’honneur et s’est donc dissous dans leur chiqué, Cimino a bâti un récit cinématographique d’envergure, incompris à sa sortie mais qui le temps passant, s’impose comme une œuvre majeure, démontrant que la mise en scène ne doit jamais se borner à illustrer un récit, pas plus qu’elle n’a pour but de ratifier les conventions du moment.

    Ainsi dans L’Année du Dragon, le spectateur hésite-t-il sans cesse entre l’admiration et le rejet que lui inspire le personnage principal, reconsidérant à plusieurs reprises sa vision de la société, sa conception des libertés, son appréhension du fait communautaire. Or ce ne sont pas seulement les dialogues et les rebondissements qui permettent ces variations de points de vue, mais bien l’utilisation rigoureuse de quelques figures de style. Parce qu’il est seul contre tous, le policier interprété par Mickey Rourke rejoint les redresseurs de torts du cinéma américain, les Harry Callahan (Eastwood) et autres Paul Kersey (Bronson), ces hérauts impavides d’une société autoritaire et hyper-individualiste, qui éliminent toutes sortes de parias en bandes, préservant ainsi le droit de chacun à consommer en toute quiétude. Une grande partie de la critique s’arrêta là, accusant le film d’être « raciste » et « fasciste » (le héros ne s’appelait-il pas Stanley White ?), de colporter une vision empreinte de préjugés à l’égard des Chinois (n’étaient-ils pas tous sanguinaires et menteurs ?).

    Et cependant, derrière l’image de cet occidental disciplinant les « sauvages », cet homme libre en butte aux communautés aliénantes, derrière l’image valeureuse si bien caractérisée par ce rapide plan-séquence suivant l’homme de dos, point fixe au milieu des décombres, ce n’est pas tant la volonté de puissance ou l’ordre moral qui paradent, que la mort et la souffrance. En effet, d’autres plans similaires, lancés ainsi à la poursuite de personnages nous tournant le dos, apparaissent au cours du film, mais finissent tous par conduire à des impasses mortifères : au meurtre, au viol, à toutes sortes d’éruptions de violence. Déclassant ainsi son motif héroïque initial, le cinéaste semble dénoncer le caractère intrusif de l’individu au sein du groupe, le danger de ces américains sans culture tentant de mettre à sac des traditions millénaires pour mieux régenter leur société. L’Année du Dragon n’aurait-il que les apparences d’un film de droite reaganienne alors qu’au fond, il serait un vigoureux plaidoyer communautarien ?...

    C’est à nouveau la mise en scène qui répond, car à travers plusieurs scènes de groupe, lorsque les membres d’un même clan sont réunis autour d’une table (les triades chinoises, Stanley White et ses acolytes, l’armée thaïlandaise), le lent travelling avant qui chemine entre les protagonistes dévoile à chaque fois, géométriquement, non pas une émulation communautaire, mais bien des rapports de force motivés par l’appât du gain. L’Année du dragon se révèle alors une dénonciation violente de ce que les sociétés capitalistes font aux communautés et aux individus, dénaturant les premières pour mieux asservir les seconds. Cimino n’a plus d’illusions : les communautés, réduites au folklore, ne sont que des alibis donnant à la dégradation terminale des rapports humains, un vernis culturel supposé l’anoblir ; les individus, toujours plus solitaires, n’ont plus que la réification comme devenir. Son film n’est ainsi fait que de corps qui se cherchent, se heurtent, tiennent à tout prix à s’étourdir, et de visages venant souligner cette illusion relationnelle, puisque toujours dissimulés derrière des plaies ou des pansements, des lunettes et des chapeaux, des tics et des rictus, n’offrant jamais de ce fait la possibilité d’une vraie rencontre.

    Ainsi la vraie provocation de Cimino n’était-elle pas seulement de battre en brèche les idéaux mensongers de la société américaine, mais de prétendre il y a tout juste trente ans que le cinéma pouvait encore être un art, c’est-à-dire que la forme d’un film devait montrer davantage que le scénario ne pouvait signifier. C’est dire combien son échec est désormais total, le cinéma ayant définitivement confondu l’un et l’autre dans le même spectacle, le même discours, assurant partout que l’errance amnésique du spectateur est son ultime bienfait.

     

    (Texte paru dans la revue Eléments, N°160)

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