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  • CORRESPONDANCES (14)

     

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    Il fut un temps où les films hollywoodiens aimaient mettre en valeur les simples. Enfants, marginaux rêveurs, idiots de toutes sortes, maladivement naïfs ou puérils, dont le désordre et les balbutiements finissaient après quelques saynètes décoratives par faire sens, éclairant les autres personnages, les transfigurant même, prouvant donc que cette supposée bêtise possédait un réel pouvoir, notamment celui de guérir les errements professionnels et les échecs sentimentaux, de remettre les pendules à l’heure et les valeurs à l'endroit.
    De Rain man (Barry Levinson, 1988) à Forrest Gump (Robert Zemeckis, 1994) en passant par La Ligne verte (Franck Darabont, 2000), ces simples d’esprit sont même devenus des sortes anges gardiens, qui malgré les critiques et les moqueries, savaient être efficaces, et c’était cette efficacité même qui les justifiait ; c’était bien leur utilité qui en définitive, les rachetait.

    Cependant, renforcé depuis Fight Club (David Fincher, 1999), il existe un autre courant, qui délègue au méchant de l’histoire la charge de dessiller le personnage principal, de lui montrer la voie. Cet ange exterminateur, entre trois insultes et deux meurtres, se permet avec une violence démonstrative sans précédent, de donner à celui qui demeure le héros, c’est-à-dire le sujet à qui s’identifier, une impulsion vitale.
    Ainsi dans Collateral (Michael Mann, 2004), le tueur à gages (Tom Cruise) qui se sert d’un taxi pour rejoindre en une nuit ses futures victimes, permet-il au conducteur (Jamie Foxx) de se débarrasser de ses complexes et de son humiliation sociale, d’enfin répliquer à son patron qui l’exploitait jusque-là sans vergogne, d'oser rappeler une cliente dont il est épris etc... Dans Gran torino (Clint Eastwood, 2008), le personnage joué par le cinéaste est initialement décrit comme raciste et égocentrique, mais c’est bien lui qui pousse le jeune Thao à aller vers la jeune fille à laquelle il pensait sans doute ne pas avoir droit.
     
    Sous l’influence de ces mauvais génies, ces héros potentiels trouvent alors le moyen de s'accomplir. Ainsi, reprenant à la lettre les accusations de simplisme ou au contraire de cynisme dont elle peut faire l’objet, l’Amérique entend-elle bien continuer à nous persuader que c’est pour le bien d’autrui qu’elle intervient, s'immisce ou régente, que ses travers si décriés demeurent notre dernier recours, puisque son angélisme comme sa violence demeurent toujours évangéliques.
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  • CINQ ET LA PEAU, DE PIERRE RISSIENT

       

    pierre rissient, cinq et la peau, mac-mahonisme, michel marmin, Ezra Pound

     

        Il faut plus que jamais défendre le cinéma qui expérimente au lieu d’entériner, qui préfère exalter l’âme des lieux et la présence des corps plutôt que s’enticher de vaines figures de style et de scénarios cadenassés. mais il ne s’agit pas pour autant de plaider pour ces films déstructurés cherchant à tout prix la fascination du public, car cette apparente riposte aux mornes programmes du cinéma sans enjeu ni risque, n'est qu’une oppression esthétique de plus. Bien au contraire, il importe de célébrer le cinéma refusant la sujétion du spectateur, cinéma du ressaisissement et de la connaissance de soi, qui se méfie autant du naturalisme que du formalisme, ces puissances du faux empêchant le regard. Cinq et la peau de Pierre Rissient (1982) fait partie de ces films initiatiques qui ne cherchent pas à gouverner, et ainsi déconsidérer, leurs spectateurs, mais qui attendent d’eux, en retour, une attention décuplée, y compris pour accueillir la sensualité, l’inquiétude, la joie, la mélancolie, exhalées de plans agencés avec rigueur. Une aptitude à goûter l’émotion sans demeurer à sa merci, ce qui nécessite précisément de rester de marbre face aux mélopées sirupeuses du sentimentalisme, lesquelles ne cherchent jamais qu’à remplacer le discernement par la confusion.

        Mac-mahonien fervent, Pierre Rissient retrace dans Cinq et la peau, un itinéraire mental. Les pensées, les regrets et les rêves d’Ivan (Féodor Atkine), écrivain français en exil volontaire, créent la ville de Manille à l’intérieur de laquelle il déambule. Ses quartiers et ses femmes, ses couleurs et son architecture, sont autant de souvenirs, d’aspirations, d’instants de grâce. Et cette errance érotique, cette flânerie littéraire, ces découvertes successives aussi impromptues qu’inespérées, s’avèrent tout simplement bouleversantes. Dans La République n’a pas besoin de savants, Michel Marmin vante ce « chef d’œuvre extraordinaire qui unirait les principes du macmahonisme à l’avant-garde poétique héritée d’Ezra Pound et de William Carlos Williams». On ne sera dès lors pas surpris de croiser aussi des fantômes et des réminiscences de Stendhal, Pessoa, Lang ou Walsh…

        Quiconque se fait une haute idée de l’art cinématographique et ne se résigne pas à le voir dégradé en récréation marchande, doit voir cette œuvre de toute beauté, longtemps introuvable et désormais offerte à la contemplation.

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  • CORRESPONDANCES (13)

    On peut considérer l'envol du jeune garçon à bicyclette, dans ces deux contes de pré-adolescence que sont E.T (Steven Spielberg, 1982) et Kiki, la petite sorcière (Hayao Miyazaki, 1989), comme l'apparition incontrôlée, inespérée, d'une érection enfin rendue possible par l'émotion, enfin activée par le psychisme et non plus les simples réflexes physiques.

    Cette montée inattendue répond enfin au mystère de l'alchimie amoureuse (l'intrigante et jolie sorcière), signe l'attrait définitif et fascinant des arrière-mondes, des secrets inavouables, des mystères organiques (l'extra-terrestre). Elle marque surtout la fin de l'enfance, le passage du rêve involontaire aux désirs conscients, des hypothèses mouvantes au fait brut, solide, indiscutable ("une érection ne se discute pas", disait Cocteau). Elle renvoie le réel à son ennui pesant et se permet le fantasme volatile, dessiné avec trois fois rien.

    "La fonction du pied humain, écrivait quant à lui Bataille dans Le gros orteil, consiste à donner une assise ferme à cette érection dont l'homme est si fier. Mais quel que soit le rôle joué dans l'érection par son pied, l'homme, qui a la tête légère, c'est-à-dire élevée vers le ciel et les choses du ciel, le regarde comme un crachat sous prétexte qu'il a ce pied dans la boue."

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  • LE REDOUTABLE, DE MICHEL HAZANAVICIUS

      

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        A l’occasion de la sortie du Redoutable, petit pamphlet poussif de Michel Hazanavicius, la critique s’était enthousiasmée pour ce « regard désopilant porté sur le maître», agrémenté de tout un tas de « trouvailles de mise en scène ». Personne ou presque ne s’était interrogé sur la malhonnêteté foncière du film, qui se sert d’une période éminemment caricaturale (les films collectifs des « années Mao ») pour dénigrer l’ensemble de l’œuvre de Godard. Se gargarisant de désinvolture, se rengorgeant de distance, ce film exclusivement à charge, dissimulant sa hargne derrière l’habituel masque rigolard, en profite aussi pour attaquer l’homme Godard, en adaptant, sans le moindre recul pour le coup, tout ce qu’Anne Wiazemsky, dans Un an après, avait pu raconter sur leurs relations. Tantôt odieux, tantôt grotesque, toujours filmé à ses dépens, ce Godard singé par Louis Garrel n’est finalement qu’un personnage factice, n’ayant aucune chance d’être autre chose qu’un prétexte à moqueries.

        Comme l’avait remarqué Vincent Roussel, dans l’une des rares critiques intelligentes sur le film, Hazanavicius n’est au fond qu’un « roublard qui pense faire du détournement  situationniste alors qu’il ne fait que dévitaliser la force du style de Godard pour le réduire à de simples tics visuels ». Et c’est bien cela la vraie raison du film, sa piteuse ambition, démontrer à travers son florilège de sketches qui ne dépareraient pas dans une Spéciale parodies sur C8, que « filmer à la Godard » est à la portée de n’importe qui. Comme tous ces écrivaillons qui s’imaginent « faire du Céline » à chaque fois qu’ils écrivent sans reprendre leur souffle, ou ces cinéastes qui prétendent retrouver l’esprit de la Nouvelle Vague, dès qu’ils filment, caméra à l’épaule, la terrasse d’un café parisien.

        Cela a manifestement suffi à certains. Valeurs Actuelles (Laurent Dandrieu, 17 septembre 2017) ou Causeur (Anne-Sophie Nogaret, n° 50, octobre 2017), se sont réjouis que la «  secte godardienne», « les gardiens du temple godardien », puissent être scandalisés par un tel blasphème. Or le problème n’est pas du tout que l’on rie de Godard (pourquoi devrait-on s’en priver ?), mais plutôt que l’on prétende l’avoir ainsi entièrement résumé, autant dire liquidé. Le reproche principal a semblé être l’ennui qu’engendreraient ses films. Il est vrai que chaque œuvre du « plus effroyable raseur cinématographique encore en activité » (Laurent Dandrieu) est à l’opposé de ces romans qu’on lit d’une traite, ces films qui tiennent le spectateur par le col sans le lâcher, cet art expéditif sans cesse promu par une société qui n’a plus du temps qu’une notion comptable. Devant un film de Godard, horresco referens, il est possible de revenir vers soi. La richesse des liens tissés entre parole et images y permet de s’interroger, se remémorer, s’étonner, s’émerveiller même. Devant le Redoutable, les choses sont plus simples : on ne peut guère que ricaner. Qu’un film ait d’autres ambitions que le plaisir de la consommation immédiate, voilà qui n’est vraiment pas dans l’esprit du temps. D’ailleurs, comme l'a démontré l’argument-massue d’Anne-Sophie Nogaret, Godard ne vaut aujourd’hui plus rien : ses élèves ne le connaissent pas.  A ce titre, on peut considérer que des écrivains comme Bloy ou des photographes comme Irving Penn, lesquels faisaient dans le même numéro l’objet de beaux exercices d’admiration, sont eux aussi de sacrés perdants de la modernité, de simples faiseurs sans talents puisqu’oubliés. Le syllogisme n’est pas seulement dangereux, il est surtout très bête.

    Juger qu’un film se refusant à la simple illustration de scénario, ne s’adresse qu’aux snobs, affirmer qu’une œuvre inconnue de la jeunesse ne mérite pas qu’on s’y attarde, qu’est-ce d’autre au fond sinon du poujadisme cinématographique ? Ce type de réaction n’est cependant pas nouveau. A l’époque de la violente controverse autour d’Hernani, il y avait déjà des néo-classiques sourcilleux, trépignant contre ceux qui se permettaient de bouleverser les règles de bienséance stylistique. D’ailleurs lorsqu’Anne-Sophie Nogaret jugeait les contradictions de Godard dignes « d’un dingue ou d’un pervers », on était presque au mot près dans le registre du pompier Gérôme, traitant les Impressionnistes de bande de fous. Et lorsqu’on place, comme ces deux articles l'ont répété à l’envi, les films et les admirateurs de Godard dans une sorte de monde à part, aussi incompréhensible qu’odieux, on n’est pas très loin de la rhétorique de Pierre Lalo (Le Temps, 1913), s’escrimant contre Le Sacre du Printemps au nom du choix entre civilisation et barbarie...

    Mais après tout, que de tels bataillons, depuis tant d’années, soient encore aux trousses de l’auteur de chefs d’œuvre comme Vivre sa vie (1962), Sauve qui peut (la vie) (1980), Passion (1982), Hélas pour moi (1993) ou Notre musique (2003), est peut-être la preuve ultime de son irréfragable génie !

     

    (ce texte est paru dans le n°169 de la revue Eléments)

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  • CORRESPONDANCES (12)

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    Une tradition picturale veut qu'un personnage qui se dirige ou se tourne vers la gauche, soit lié à la mort (assassin, futur défunt, figure de la Camarde etc...). Quant aux études sur les câblages psycho-sensoriels, ils semblent indiquer que chez la majorité des spectateurs d'un film, en tous cas chez les droitiers, l'image que l'on trouve la plus frappante, la plus captivante, est bien souvent située dans le tiers gauche de l'écran cinématographique.

    C'est là que le point focal resplendit. Il captive et engloutit, fascinant jusqu'à sa fin le personnage qui le contemple, puis perdant le spectateur dans son orbe sinistre et donnant au hors-champ éblouissant, l'attrait passager du désir. Juste avant que tout s'éteigne dans un chatoyant déséquilibre, puisque le cinéma n'aime rien tant que déjouer l'harmonie, ses fictions asymétriques menant de toutes sortes de manières vers la mort, celle de ses protagonistes comme celle du regard discriminant.

     

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  • FULLER, L'INTEMPESTIF

       

    samuel fuller, dressé pour tuer, un pigeon est mort dans beethoven street, michel marmin

     

       Décédé il y a 20 ans, le réalisateur américain Samuel Fuller a eu droit à une rétrospective à la Cinémathèque française en début d’année, ainsi qu’à la sortie, aux éditions Carlotta, d’un passionnant documentaire, A Fuller Life, retraçant sa vie et son œuvre. Auteur de films aussi violents et controversés que Shock Corridor (1963) ou Dressé pour tuer (1982), Samuel Fuller (1912-1997), ancien reporter de guerre, a connu un parcours de cinéaste chaotique. A l’origine de quelques brûlots anticommunistes - du film de guerre J’ai vécu l’enfer de Corée (1951) au polar Le Port de la drogue (1953)-, il a eu du mal à s’imposer outre-Atlantique, tout particulièrement en France, où le puissant Parti Communiste avait alors suffisamment de relais pour censurer un film. Il s’est lancé ensuite, à partir du milieu des années 60, dans une virulente critique du mode de vie américain, de sa veulerie comme de sa perversion, conduisant à son bannissement d’Hollywood. Il eut alors de grandes difficultés à tourner, et se mit à faire l’acteur chez d’ambitieux cinéastes européens, tels Godard (Pierrot le fou, 1966), Wenders (L’Ami américain, 1977) ou Chabrol (Le Sang des autres, 1984).

        Il est vrai que les personnages de ce cinéaste vénéré par les mac-mahoniens, ne correspondent pas aux standards manichéens ordinaires, leur chemin ne les conduisant pas du renoncement à la victoire, comme dans la quasi-totalité de ces oeuvres qui ne jurent que par la rédemption des péchés. Au contraire, ils se révèlent suffisamment complexes pour désarçonner aussi bien les gardiens de la morale, avides de héros incontestables, que les nihilistes friands de déliquescence. En 1974, à l’occasion de la sortie d’un téléfilm tourné en Allemagne, Un pigeon est mort dans Beethoven Street, Michel Marmin revenait dans Valeurs actuelles sur cette « ambiguïté fondamentale qui accuse le destin tragique de ses personnages ». Ces films ont en effet comme principale caractéristique, quel que soit le genre abordé, d’oser peindre l’âme humaine en énigme tortueuse, s’éloignant ainsi, et de manière radicale, des inoffensifs canevas des prédicateurs, qu’ils soient ou non hollywoodiens. C’est bien en cela qu’il reste aujourd’hui encore, un cinéaste intempestif.

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  • CORRESPONDANCES (11)

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    Citizen Kane d'Orson Welles et Eureka de Nicolas Roeg : l'hypermnésie ne guérit jamais.

    On se souvient de détails infimes, de petites bêtises sans importance, de ratures et de rajouts, et on oublie cependant pourquoi on a tant haï, pourquoi on a tellement aimé, ou à tout le moins, pourquoi on s'en est persuadé.

    Il y a cette luge, ce terrain vague, cet horizon défraîchi que laisse percevoir le vasistas, et puis cet anniversaire, où l'on emprunte seul l'avenue bruyante, avec ensuite la chamade dans l'escalier parce qu'il va falloir, pour la première fois, dire je. Il y a ce piolet, cette roche ruisselante, cette femme qui encadre son visage mouillé entre des mains trop fines pour ne pas trembler. Il y a l'enfance, non pas inconsolable comme le proclament les vaniteux (qui se disent remplis de larmes mais sont avant tout pleins d'eux-mêmes), mais si désespérément facile à oublier, en dehors de quelques jeux et quelques drames, en dehors de la neige, qu'on en reste stupéfait.

    Il y a la solitude, ces années d'avant le tumulte des rencontres, ces moments où seul l'or permet de supporter le monde, et cet or même, une fois le monde conquis, une fois les autres traversés de part en part, n'en continue pas moins de hanter. Par l'absurdité même de son emprise, par l'effarement d'y avoir été soumis.  

    On se souvient des franges de la robe, mais non de ce qui avait conduit à la retirer.

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  • JOHNNY HALLYDAY, ACTEUR

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        S’il y a une constante au cœur des films disparates qu’a tournés Johnny Hallyday de 1962 à 2017, c’est bien celle-ci : des navets musicaux des années 60 aux polars grotesques des années 80 ; des films d’auteurs ratés, accumulant les tics visuels du moment (Robert Hossein ; Laetitia Masson), à ceux qui au contraire, par leur singularité même, ont su passer le cap des années ( Détective de Godard ; L’Homme du train de Leconte) ; des films populaires au chef-d’œuvre énigmatique, c’est bien toujours lui qui est présenté au travers de personnages plus improbables les uns que les autres, toujours sa personnalité qui prime au cœur de récits de bric et de broc, lesquels ne sont autres que des portraits amoureux ou à charge, des biographies déguisées. Hallyday y est à chaque fois, les oripeaux de la fiction retirés, celui qui est.

        Bien plus qu’un comédien, Johnny Hallyday était un acteur, au sens où sa propre vérité, et elle seule, donnait foi au rôle qu’il tenait. Tout ce qu’il pouvait composer tombait à plat, tout ce qu’il jouait sonnait faux, mais ce qu’il montrait de lui sans fard, possédait une telle intensité qu’on pouvait alors considérer ces scènes comme autant d’apparitions. Dans chacun de ses films, à chaque fois, l’épiphanie de Johnny. Une présence singulière excédant les postiches et les habillages de circonstances. L’être-là qui comble tous les déficits d’incarnation. Comme Depardieu qui aura imposé le même corps massif et maladroit, réconfortant et soudain brisé, à la base des innombrables figures de sa filmographie, comme Delon qui de son regard impérieux, aura toujours su dénuder les unes après les autres, les affèteries de ses personnages.

        Chez Johnny Hallyday, c’était le visage. Hésitant entre le gamin espiègle et le sage mutique, le candide et le baroudeur, la banalité anonyme de celui-ci pouvait, d’un mouvement excessif de la bouche ou d’un écarquillement des yeux, soudain basculer dans l’étrangeté. On y trouvait des sourires à contretemps, cette vulnérabilité qui embue pour un rien le regard, un trouble désir de possession, de la colère ravageant les traits jusqu’à l’effarement. Dans Point de chute (Hossein, 1970), il s’effondre après avoir reçu une balle. Celle qui l’aime vole à son secours tandis qu’il agonise. Gros plans sur le visage souffrant du jeune voyou, plans larges sur celle qui traverse la plaine pour le rejoindre. La séquence mélodramatique s’éternise, l’excessif rictus de souffrance de Johnny n’en finit plus de se crisper, gage de comique involontaire. Pourtant au sein de ces plans répétitifs, soudain le visage de l’acteur ne simule plus l’agonie, mais semblant pris d’une lassitude extrême, exprime un désarroi tel qu’il évacue d’un coup le chiqué de la scène. En ce bref instant crucial, se manifeste la force d’une présence déjouant tous les artifices. Dans Salaud on t’aime (Lelouch, 2014), il regarde ce merveilleux passage de Rio Bravo où Dean Martin et Ricky Nelson chantent My rifle, my pony and me. Hallyday fredonne l’air à son tour, ponctuant la rengaine de rires gênés, et c’est tout le conflit entre le chanteur reconnu et l’acteur approximatif qui soudain transparaît, et ainsi se résout par sa sincérité même. Dans le très beau Vengeance (To, 2009), il poursuit les assassins de sa famille, mais la tâche n’est pas aisée car il souffre de troubles mnésiques liés à une balle restée logée dans son cerveau. Attablé avec des enfants devant un bol de riz, le voilà qui s’esclaffe à gorge déployée, sans que l’on ne sache bien s’il s’agit là du ricanement de l’idiot ou du rire souverain de la liberté retrouvée. Le film se clôt à la fois sur cette signification incertaine, mais aussi sur le doute entre le jeu d’acteur et l’authenticité d’un moment.

        Ce visage composite, passant d’un coup de l’animalité à la grâce, de la rage à la béatitude, qui pouvait aussi bien exprimer les convulsions de l’homme blessé que l’impassibilité de l’ange exterminateur, était d’une certaine façon le miroir du désordre moderne des sentiments, de leur exacerbation et parfois même de leur parodie. Le marasme émotionnel qu’Hallyday transmettait dans le vacarme de ses chansons, se tenait aussi dans ce faciès infiniment modelable, changeant selon les époques et les situations, de l’arrogance à la faiblesse, de la complicité à l’absence. Il reflétait ainsi tant de souffrances et de plaisirs mêlés, qu’on pouvait même y voir un condensé de tous les emportements d’une société aussi velléitaire qu’apeurée, celle dont la tragédie court sur ces dernières décennies. Johnny Hallyday, dans ses traits mêmes, résumait ainsi les rêves de grandeur et les espoirs trahis de tout un peuple ; celui-là même qui lui a rendu un hommage bouleversant au lendemain de sa mort. C’était ainsi au sens propre du terme qu’il le représentait. A tous ceux qui ne prenaient même plus la peine de le regarder, c’est-à-dire de le considérer, il en offrait l’image. Au doux minois des chiens de faïence, formatés pour dénicher partout le Même, il opposait tout simplement la gueule de l’autre.

     

    (ce texte est paru dans le n°170 de la revue Eléments)

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