Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Raymond Abellio

  • CLOUZOT

     

    166560735-612x612.jpg

        De son tout premier, L’Assassin habite au 21 (1942), avec l’immense Pierre Fresnay, polar aussi limpide que lugubre, jusqu’au dernier, La Prisonnière (1968), chef d’œuvre érotique mais aussi charge contre le monde frelaté du « Pop Art », avec la superbe Elisabeth Wiener, Clouzot nous aura offert douze œuvres marquantes, qu’il est bien difficile d’inscrire dans une école particulière, sinon peut-être celle du pessimisme fantasmatique…

        Il y a bien sûr chez Clouzot de la « direction de spectateurs » à foison, l’usage immodéré de l’astuce pour faire passer le trop-plein du scénario, de la tricherie visuelle allant de la complicité jusqu’à la sujétion. Sur ce point, Raymond Abellio, en particulier dans ses Fondements d’esthétique, aura été implacable, considérant Les Diaboliques (1955) comme une œuvre dont la fascination restait la seule ambition, celle-ci ne tenant que par quelques  combines, qui  une fois éventées, empêchaient toute vision ultérieure ; à l’inverse de l’œuvre d’art véritable, ouvrant à la contemplation sans fin. Et en effet, ce n’est pas dans les pièges d’une intrigue bien souvent retorse,  qu’il faut chercher le talent de Clouzot.  Il y a là, bien souvent, un traitement manipulateur du récit qui tend davantage à sidérer qu’à éveiller, une réduction de l’artiste au rôle de bateleur s’amusant de ses tours de passe-passe, un hommage aux puissances du faux qui peut paraître vain et finir par lasser. Mais Clouzot, bien heureusement, ce n’est pas que cela. Ce n’est pas dans le jeu rusé avec les ficelles du scénario que se niche le cinéaste qui nous importe, mais plutôt dans son aptitude à s’en extraire.

        Son art se situe précisément dans cette capacité  à tenir en haleine, à surprendre, à fasciner le spectateur qui  accepte d’être malléable et donc à sa merci, mais sans pour autant lui refuser, s’il  la souhaite, la liberté. Or celle-ci ne s’acquiert au cinéma qu’au prix d’une vision délivrée, autant que faire se peut,  du vertige et du ravissement. Ainsi, Clouzot ne sacrifie-t-il jamais tout ce qui, à première vue, s’apparente à l’accessoire : traits de caractère secondaires, éléments anodins du décor, digressions dans la conduite du récit. Il ne néglige jamais par exemple, un regard qui change d’axe, un sourire mal réprimé, une main qui lentement se crispe, toutes ces variations infimes dans la gestuelle d’un personnage.  Et c'est justement cela, cette culture du détail, qui préserve ces films de la routine des tromperies, du train-train des truquages, dans lesquels le cinéma moderne se complaît si volontiers. L’apparente vétille, cependant cruciale, qui dans la marge s’avère profondément révélatrice, et change ainsi, pour qui sait voir, le plaisant numéro d’adresse en bouleversant éclat d’authenticité. C’est peut-être cela la noblesse de l’art cinématographique, non pas renoncer au savoir-faire forain mais savoir ne pas s'y limiter ; le sertir de cette alliance si fragile entre vérité et beauté.

        Dans sa critique parue à l’occasion de la sortie du Corbeau (1943), film vilipendé à l'époque aussi bien par la presse catholique que par les milieux communistes, Lucien Rebatet expliquait fort justement que le cinéaste était parvenu à « frôler le poncif mais en réussissant toujours à l’éviter d’un rapide et sûr coup de volant ». Si Clouzot a en effet réussi cette gageure, c’est au moins pour trois raisons. Parce qu’il a su laisser le champ libre à l’inventivité formelle sans que celle-ci n’exulte pour rien, notamment dans les jeux de de lumière de La Prisonnière ou de L’Enfer (1964), qui en renversant la logique narrative, témoignent si bien des affres de la séduction. Parce qu’il n’a jamais renoncé à saisir, dans la courte durée de ses plans, tout ce qui déroute et par là-même effraie, manière d’hommage rendu non plus aux énigmes contingentes mais bien au mystère de l’âme. Parce qu’il ne s’est pas contenté d’utiliser sans émotion des types et des figures, mais qu’il a osé leur manifester une attention extrême, nous permettant à sa suite d’être à la fois touché et meurtri par les échantillons d’humanité - buralistes et médecins, instituteurs et chanteuses-, qu’il  observait avec autant d’effarement que de curiosité.

        Nous recommandons tous ses films, même le boulevardier Miquette et sa mère (1950), ne serait-ce que pour la présence incomparable de Saturnin Fabre, mais s’il ne fallait en choisir qu’un, et en écartant compte-tenu de sa nature documentaire le passionnant Mystère Picasso (1956), ce serait Les Espions (1957), œuvre à la fois cocasse et inquiétante, qui pourrait être une sorte de trait d’union férocement drôle entre Lang et Franju, et qui n’a absolument aucun équivalent dans le cinéma français de l’époque.

     

    (Texte paru dans Eléments n°168)

    Lien permanent 0 commentaire
  • AU SEUL NOM D'UNE DEESSE PHENICIENNE

     

    langle-monde-the-edge-of-the-world-michael-po-L-4Ll9yk.jpg

    Un livre de Luc-Olivier d’Algange combine toujours avec bonheur d’indispensables contrefeux poétiques à la laideur du monde moderne. A l’abri des projecteurs qui effacent les nuances comme des cavernes où se forge le ressentiment, il se situe très exactement « entre la lumière d’Homère et l’ombre de Dante », pour reprendre un vers du Luas Vita de D’Annunzio, servant d’ailleurs de titre à l’un des chapitres. Le génie du paganisme, la littérature initiatique de Novalis et de Pessoa, de Dominique de Roux et de Raymond Abellio, la confrontation entre Jünger et Evola, forment les six autres parties de ce brillant essai qui nous enseigne l’art et la manière d’être présent au monde, tout en sachant « se désencombrer de soi-même ».

     

    Si « l’insignifiance est l’horizon que se donne le Moderne », il va de soi que celui-ci passera à côté de la leçon. A quoi bon lire Abellio, contrepoison ultime aux esthètes pointilleux comme aux écrivants de passage, quand on ne jure plus que par le « romancier du singulier qui ratiocine en exacerbant son recours à l’analyse psychologique ou en se perdant en volutes formalistes ». Comment percevoir l’apport essentiel du romantisme allemand, quand l’époque dans laquelle malgré ses dires on exulte, est justement celle qui « débute avec l’occultation de l’Encyclopédie de Novalis et le triomphe de la volonté rationnelle  hégélienne » ? Comment apprécier la hauteur de vues d’un De Roux ou d’un Pessoa, quand on ne sait plus, entre manifs festives et ultimatums ludiques, que « se plaindre de tout, revendiquer contre tout sans jamais se rebeller contre rien » ?

     

    L’essai de Luc-Olivier d’Algange s’oppose radicalement au totalitarisme libéral, à l’avilissement qu’il engendre comme à l’indistinction qu’il programme. A la suite de l’Anarque jüngerien et de l’homme de la Tradition évolien, il identifie celui-ci à une « idéologie de haine », l’uniformité qu’il ne cesse de promouvoir étant bien « la parodie et l’ennemie de l’unité ». Face à la barbarie des fondamentalismes, l'auteur défend le recours à la Tradition. Contre les ravages de la Transparence infligés par des individus toujours plus massifiés, il ne cesse de chanter « l’âme odysséenne » éprise d’inconnu.

     

    C’est un livre pour promeneurs solitaires et rêveurs indociles, un livre pour ‘happy few’, en ce sens qu'il nous insuffle, et ainsi nous réapprend, la joie de résister.

     

    (Luc-Olivier d’Algange, Au seul nom d’une déesse phénicienne, Alexipharmaque, 2014, 113p, 19 euros)

    Lien permanent 9 commentaires
  • PRESENTATION

    larosedefer21.jpg

    C’est bien sous l’assaut des images les plus disparates, sous leur collision flamboyante comme leur énumération hypnotique, que le nihilisme contemporain est le plus à son aise, acceptant dans son relativisme absolu de faire allégeance à tout ce qui bat en brèche hiérarchies et structures, jouissant de la prolifération des signes irreliés. En réaction, les nouveaux discours idéologiques reposent sur la méfiance envers le culte des images sans lien, culte qui ne sert au bout du compte que la consommation de masse, et s’interdisent de penser le cinéma autrement qu’en se servant des films selon leur premier degré de lecture - à savoir leur scénario -, se passant donc aisément, pour appuyer leurs démonstrations, de leur vision réelle.

    Il s’agit là des conséquences apparemment opposées d’une même «esthétique de fascination», pour reprendre l’expression de Raymond Abellio, qui engendre autant l’envoûtement enthousiaste que l’iconoclasme puritain, puisqu’elle sert une conception de l’art cinématographique dualiste, basée sur l’illusion d’un sujet extérieur à l’objet filmique (et donc autant amené à s’y soumettre qu’à le juger) quand il nous paraît au contraire important d’envisager la perception d’un film (à l’instar de celle du monde), comme le lieu d’une interdépendance où les images nous secondent dans leur progressif dépassement. À l'image du caméléopard inventé par Poe, que Charles Hirsch dans le Cahier de l'Herne consacré à Abellio identifie comme «un être dont les mouvances de formes et de couleurs s'enlèvent toujours, en dépit de leur apparente incohérence, sur la même et unique trame: la diversité du caméléon se fondant dans l'unité du léopard », sachant que celui-ci est doté d'une tête d'homme, ce qui suppose «une conscience propre à saisir l'unité de structure sous la multiplicité des formes».

    imagesCA0WDZ06.jpg

    Identifier la trame sous les motifs sans pour autant négliger ces derniers, voilà l’ambition de ce deuxième volet du Bréviaire de cinéphilie dissidente, qui s'emploie à célébrer l'antimodernité de Léos Carax ou la quête identitaire de Robert Guédiguian, dénoncer le conformisme de Klotz ou celui de Des Pallières, relier un plan du Plaisir d'Ophuls à son écho chez Antonioni, le Diable rencontré chez John Carpenter au Magicien du pays d'Oz, Calme Blanc à Titanic, c'est-à-dire refuser les films du vertige et du regard capté de force, au profit d'un cinéma de participation où le temps est enfin rendu, cinéma qui nous comprend puisque nous l'habitons.

    Lien permanent 4 commentaires
  • 87

    Un léger érythème dessine des spirales sur ses joues, quelle que soit la nature de l'émotion qui l'assaille, émotion qu'elle admet alors sans effort, vulnérable et lucide, qu'elle revendique même. Mais lorsque son visage s'empourpre tout à fait, aucun aveu ne lui est plus possible, elle demeure farouche, sa joie comme sa colère niées en bloc.

    Le cinéma provoque des rencontres inédites, par exemple celle de Freud et d'Abellio. Black Mamba (Una Thurman) : la névrose de la femme virile ; Black Swan (Nathalie Portman) : la psychose de la femme originelle. Reste la femme ultime, sans désordre et donc sans représentation.

    Après les deux volets de Kill Bill, je n'ai nulle envie de revoir un film de sabre alors que je suis impatient de me plonger à nouveau dans l'univers du western italien. C'est que Tarantino filme ses références différemment : de manière classique ses combats asiatiques alors que les originaux sont plutôt baroques, ce qui donne de la rigueur et du panache à des rixes habituellement brouillonnes et mal cadrées ; avec maniérisme ses allusions à Sollima, Corbucci et Leone, alors que les originaux sont contrairement aux idées reçues de facture classique, ce qui apparaît redondant et presque moqueur. Un genre admiré et annobli, l'autre incompris et de ce fait caricaturé, l'ogre hollywoodien ne digère pas toujours à l'identique.

    Lien permanent 4 commentaires
  • 77

    "L'indignation est un péché plus grave que le mensonge", disait Abellio. C'est d'ailleurs sans doute pour cela qu'elle le recouvre si bien.

    Elle ressemble soudain à Audrey Hepburn, le temps d'une pause inattendue, et puis sa hâte la reprend et voilà déjà l'illusion défaite.

    Grey's Anatomy. Une série baudrillardienne qui ne tourne qu'autour du polymorphisme de la séduction, avec de ce fait des discussions à deux ou trois intervenants toujours extrêmement découpées, variant les sentiments à l'infini, et des scènes de sexe monotones à l'excès (plan fixe de six secondes où le couple en gros plan se heurte à un mur, parfois une grille).

    Lien permanent 7 commentaires
  • 59

    Elle le trompe. Il aimerait faire le beau, tenter la commisération, lui expliquer doctement qu'elle se trompe, mais il sait bien que c'est ainsi qu'il la tromperait.

    Il faut imaginer le Grand Réac et le Grand Progressiste comme deux manitous, deux figures avec beaucoup de plumes et de fidèles, une partie d'entre eux applaudissant à la moindre maxime lancée par les chefs, mais une autre partie, plus royaliste que le Roi, ne cessant de tancer le Grand Réac d'être dans le camp du Progrès et le Grand Progressiste de vivre dans le Passé.

    La critique s'est empressée de saluer l'inventivité formelle d'Enter the void pour mieux déplorer la faiblesse ou la puérilité de son propos. Or il faut oser dire que l'un ne va pas sans l'autre : c'est justement l'immaturité du cinéaste qui lui donne accès (et nous à sa suite) à de tels manèges ; c'est bien le fait d'être retenu psychologiquement dans un monde de sensations irreliées et de formes captivantes qui engendre une telle efflorescence esthétique, où les signes s'empilent, s'additionnent, se mélangent, sans jamais fonder quoi que ce soit. Gaspar Noé est le prisonnier fasciné d'une déesse-Mère abusive à laquelle il rend brillamment hommage ; il cherche à bâtir avec ses différents films une Forme semblable à la Tour de Babel décrite par Raymond Abellio, où triompheraient "la partie sur le tout, le local sur le le gobal, le mot sur le concept, le successif sur le simultané, le nom sur le verbe". (la suite sur Kinok)

     

    Lien permanent 2 commentaires
  • PRISONS

    12.jpg
    enter_the_void_critique_gaspar_noe_6.jpg
    "On peut imaginer qu'aux plus hautes époques les hommes éveillés et initiés à la toute-présence du sacré vivaient dans une autoconnaissance beaucoup plus intense et vivante qu'aujourd'hui. Mais on ne fera pas du nouveau avec de l'ancien. Selon Jean de la Croix, nos cinq sens sont les prisons de l'âme. Nous dirions aujourd'hui les prisons de la conscience. La modernité est une perversion de l'âme dans la mesure où la conscience se perd dans la fascination de l'univers sensible et des illusions des sens"
    (Michel Camus, entretien avec Michel Random)

    Lien permanent 13 commentaires
  • CAHIERS DE VACANCES

    M'absentant pour trois semaines en Touraine du sud, je laisse à l'intention des arpenteurs réguliers de "Cinématique", ainsi qu'à ses lecteurs de passage, la cartographie de quelques sentiers dignes d'intérêt :

    c8cfbf35be1f6e395f6d505934e21d98.jpg


    Pour les cinéphiles de toute obédience, via Zohillof relayé par Hyppogriffe (deux blogs en lien ci-contre qui font du bien sous le règne épuisant de l'Elite du Goût, celle qui s'ébroue de Murat à Frodon en passant par Bégaudeau), l'indispensable texte d'Emilie Bickerton, qui retrace sans empathie le parcours des "Cahiers du cinéma".

    Les fordiens, s'il en reste au temps des frères Wachovski et des frères Larrieu, se régaleront des beaux textes de Vincent, et des liens qu'il propose, dans le cadre du "Ford blog-a-thon" auquel je m'étais promis de participer, avant que le temps ne me manque.

    Sinon, de votre serviteur, dans le prochain numéro d'Elements, dont le dossier principal porte sur le sport, et qu'il est désormais aisé de trouver près de chez soi grâce à ce lien magique, un texte sur les non-dits des films en caméra subjective.

    Concernant la littérature et ce qu'il en reste, l'article du Café du commerce est absolument à lire (et pas uniquement parce qu'il m'est dédié), car s'il y avait une logique en ce monde, Monsieur Dantec ne s'en releverait pas, mais hélàs, il n'y a ni logique ni justice, et un prochain roman du Réprouvé (que je n'imagine pas à moins de 500 pages, engorgé de monologues eschatologiques sur fond de rock minéral et de gratte-ciels bleu azur) est déjà sur les rails.

    Sinon Chesterton ou Nietzsche ? S'il faut choisir, je botterais bien en touche : Abellio...

    Enfin, chez Marie, outre une intéressante typologie shakespearienne de la blogosphère, on lira avec profit des textes d'une richesse et d'une profondeur rarement égalées sur la Toile.

    Lien permanent 6 commentaires