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robert guédiguian

  • GABIN

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         La Cinémathèque a proposé au printemps dernier une rétrospective consacré à Jean Gabin, à travers cinquante films, comptant la plupart de ses meilleurs rôles. Même si l’on a pu regretter l’absence de quelques œuvres-clés comme La Belle équipe, La Marie du Port ou Le Rouge est mis, il y avait là une remarquable sélection, qui permettait non seulement de rendre hommage à celui qui demeure le plus grand acteur français, mais aussi de comprendre en quoi sa présence à l’écran témoigne d’une vision du monde que certains aimeraient aujourd’hui rendre caduque.

        Electricien, mécanicien, sableur, menuisier : Jean Gabin a très souvent interprété des hommes du peuple. Des ouvriers, mais aussi des trapézistes et des routiers, des légionnaires et des marins, ainsi qu’une flopée de mauvais garçons. C’est par son entremise que les « gens de peu » ont réussi à se sentir inclus dans la mise en récit d’une société, qui dans bien d’autres domaines, pouvait les déconsidérer. Grâce à ses films, on peut même parler d’une « appropriation par les milieux populaires de l’identité et de l’imaginaire de la France comme entité nationale » (1). Comme le soulignait Pascal Eysseric (2), au-delà des rôles et des situations, c’est par son corps-même, sa tenue, que Gabin a su donner à ses interprétations leur poids de vérité. Or, cette façon d’occuper le plan -allure circonspecte, gestuelle précise-, s’est vue depuis quelques décennies dévoyée. Il suffit pour s’en convaincre de songer aux rôles de Philippe Nahon (excellent comédien au demeurant), qui possède lui aussi cette présence la fois souple et massive : des bouchers incestueux, des paysans zoophiles, des cafetiers racistes … Il s’agit en effet de combattre l’idée même de décence commune, et pour cela de dévaloriser ses meilleurs représentants.

        Une autre particularité de Gabin est incontestablement sa virilité tranquille. Il lui suffit de se camper avec détermination au milieu d’une pièce, de caresser la joue d’une femme avec le dos de la main, pour que cette autorité naturelle s’impose. Tombé dans l’escarcelle infamante des « stéréotypes de genre », ce style s’efface à son tour, au profit de personnages masculins vulnérables, à la parole indécise et aux choix émotifs. Mais à identités floues, fictions mornes : si les relations de Gabin avec les femmes, faites d’engouement brusque et de rancunes durables, demeurent aujourd'hui encore bouleversantes, c’est bien parce que sa fragilité, démasquée sous l’assurance, ne va justement pas de soi.

        Au début de l’idylle qui se noue entre Gabin et Jacqueline Laurent (Le Jour se lève), celle-ci lui trouve « un œil gai et l’autre un peu triste ». Héritier du drame romantique hugolien comme des pièces prolétariennes de Mirbeau, Gabin est en effet l’incarnation d’un certain tragique français, celui-là même que l’on retrouve plus tard dans les fables politiques de Guédiguian. Confronté à des parvenus et des demi-mondaines, des règles nouvelles et des paysages en mutation, Gabin est toujours renvoyé à sa condition sociale (à sa pauvreté comme aux affres de l’embourgeoisement), à des codes d’honneur révolus, et ainsi irrémédiablement conduit à perdre une femme, un ami voire la vie. Mais le joug de la fatalité ne l’empêche jamais de rester digne, ni surtout d’en sourire. On est décidément là bien loin de l’actuelle vocifération des plaintes. 

        C’est cela en somme le cinéma d’avant : un antidote au narcissisme moderne.

     

    1- Emmanuel Ethis, Sociologie du cinéma, Armand Colin, 2009

    2-Eléments N°147

     

     

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  • PRESENTATION

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    C’est bien sous l’assaut des images les plus disparates, sous leur collision flamboyante comme leur énumération hypnotique, que le nihilisme contemporain est le plus à son aise, acceptant dans son relativisme absolu de faire allégeance à tout ce qui bat en brèche hiérarchies et structures, jouissant de la prolifération des signes irreliés. En réaction, les nouveaux discours idéologiques reposent sur la méfiance envers le culte des images sans lien, culte qui ne sert au bout du compte que la consommation de masse, et s’interdisent de penser le cinéma autrement qu’en se servant des films selon leur premier degré de lecture - à savoir leur scénario -, se passant donc aisément, pour appuyer leurs démonstrations, de leur vision réelle.

    Il s’agit là des conséquences apparemment opposées d’une même «esthétique de fascination», pour reprendre l’expression de Raymond Abellio, qui engendre autant l’envoûtement enthousiaste que l’iconoclasme puritain, puisqu’elle sert une conception de l’art cinématographique dualiste, basée sur l’illusion d’un sujet extérieur à l’objet filmique (et donc autant amené à s’y soumettre qu’à le juger) quand il nous paraît au contraire important d’envisager la perception d’un film (à l’instar de celle du monde), comme le lieu d’une interdépendance où les images nous secondent dans leur progressif dépassement. À l'image du caméléopard inventé par Poe, que Charles Hirsch dans le Cahier de l'Herne consacré à Abellio identifie comme «un être dont les mouvances de formes et de couleurs s'enlèvent toujours, en dépit de leur apparente incohérence, sur la même et unique trame: la diversité du caméléon se fondant dans l'unité du léopard », sachant que celui-ci est doté d'une tête d'homme, ce qui suppose «une conscience propre à saisir l'unité de structure sous la multiplicité des formes».

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    Identifier la trame sous les motifs sans pour autant négliger ces derniers, voilà l’ambition de ce deuxième volet du Bréviaire de cinéphilie dissidente, qui s'emploie à célébrer l'antimodernité de Léos Carax ou la quête identitaire de Robert Guédiguian, dénoncer le conformisme de Klotz ou celui de Des Pallières, relier un plan du Plaisir d'Ophuls à son écho chez Antonioni, le Diable rencontré chez John Carpenter au Magicien du pays d'Oz, Calme Blanc à Titanic, c'est-à-dire refuser les films du vertige et du regard capté de force, au profit d'un cinéma de participation où le temps est enfin rendu, cinéma qui nous comprend puisque nous l'habitons.

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  • LE DRAME DES CHOSES

      

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    Le jardin ; la maison, à travers un essaim de moucherons ; la fenêtre où le soleil grésille mais dont seule la courbure du verre, avec son effet de moire, rend justice à l’idée de l’arc-en-ciel ; les murs bruts, nus, habités par la volonté positive d’être des murs ; les quelques objets domestiques  disposés par un paysagiste d’atelier et de chevalet, c’est-à-dire un observateur endurci du drame des choses  ; le livre ouvert sur la table qui explique que « l’oppression matérielle engendre mécaniquement la pauvreté intellectuelle, l’exiguïté des revenus celle de l’esprit » ; l’homme, plus très jeune, vieil enragé, qui use de ce monde désormais clos comme un saltimbanque joue avec les vents tourbillonnants d’un limonaire, ronde et ritournelle, la routine qui jamais ne nous désespère, orgue et barbarie, comme si la répétition du même qui est l’art d’écourter les heures, avait par surcroît celui d’écourter les corps ; oui, ce sur quoi il n’est aucun vivant un peu lucide qui ne s’appuie pour ne pas être un citoyen de plus : l’habitude ; la tendre mie, la flibustière, la dame toujours égale de nos pensées, la princesse qui enroule sur son index une mèche de cheveux bruns dont avec le pouce elle fait craquer les fibres comme cosses de fruit : l’habitude, on entre avec elle dans l’inaperçu – qui le sait ?

    (Jacques Sicard)

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  • MYSTERE ?

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    « La différence des sexes n’est pas non plus la dualité de deux termes complémentaires, car deux termes complémentaires supposent un tout préexistant. Or, dire que la dualité sexuelle suppose un tout, c’est d’avance poser l’amour comme fusion. Le pathétique de l’amour consiste dans une dualité insurmontable des êtres. C’est une relation avec ce qui se dérobe à jamais. La relation ne neutralise pas ipso facto l’altérité, mais la conserve. Le pathétique de la volupté est dans le fait d’être deux. L’autre en tant qu’autre n’est pas ici un objet qui devient nôtre ou qui devient nous; il se retire au contraire dans son mystère."
    (Emmanuel Lévinas, Le Temps et l'autre)

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  • LIEUX ET REGARDS

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     Il y a peu, les quinze films que Robert Guédiguian a tourné depuis 1980 ont été réunis dans un coffret, et cette procédure inhabituelle du vivant d’un cinéaste s’explique sans doute par la grande cohérence d’une œuvre qui ne peut véritablement s’apprécier que dans sa totalité, tant chaque film tisse des liens thématiques ou stylistiques avec les autres, les radicalise ou les adoucit, en transpose les intrigues ou en décline les thèmes, utilisant qui plus la même troupe d’acteurs depuis presque trente ans, en particulier Ariane Ascaride, Pascale Roberts, Gérard Meylan, Jacques Boudet, Jean-Pierre Darroussin.

     

    Cette cohérence est avant tout topographique et c’est justement une poétique, et une politique, du lieu qui apparaissent ici. A quelques exceptions près, la plupart de ces films sont en effet tournés à Marseille, plus précisément dans le quartier de l’Estaque, qui en est le théâtre des opérations. Mais au sein de cette enclave géographique, les récits de Guédiguian tournent toujours autour de lieux chargés de sens, tels la cimenterie désaffectée de Marius et Jeannette, la villa abandonnée de Ki lo sa, le garage en faillite d’A l’attaque, le cabaret déserté d’A la vie, à la mort etc… Métaphores du monde ouvrier, tout comme lui riches d’une culture et de codes en cours d’obsolescence, ces lieux chargés d’histoire(s) appartiennent au passé, et Guédiguian avec une sensibilité à fleur de peau et une précision d’entomologiste (qualités souvent contradictoires et de ce fait rarement associées chez un même cinéaste), en célèbre à la fois la disparition et la toujours possible renaissance ; tout comme celles d’aventures humaines étrangères à l’uniformisation, à l’insignifiance, à la dégradation de tous les sens aujourd’hui triomphantes. Ses films leur donnent une chance d’être à nouveau des « lieux de vie », c’est-à-dire des endroits où l’amour peut naître, la résistance s’organiser et ainsi une nouvelle histoire prendre racine, à l'opposé des sites artificiels où s'amassent les clones sans mémoire, réifiés et gentils.

     

     Dans Marius et Jeannette, la jeune femme du titre ne comprend pas pourquoi on se permet de laisser à l’abandon la cimenterie où son père est mort, après y avoir longtemps travaillé, alors que dans le même temps on pense à inscrire la Cité des Papes d’Avignon à l’Unesco. C’est bien de cette naïveté constitutive que le cinéma de Guédiguian est pétri, dérisoirement au service de lieux à honorer car ayant su fonder les êtres qui les ont habités. Un lieu qui fonde l’humain, c’est peut-être cela qui se joue derrière le nom de ce café sans clients mais ripoliné appartenant au personnage joué par Meylan dans La ville est tranquille : « Bar Georges ». De même, qu’il s’agisse de l’immeuble de banlieue de L’argent fait le bonheur, des appartements entourant une courette de l’Estasque dans Marius et Jeannette, des différents quartiers marseillais du film choral La ville est tranquille, chaque personnage, dans ses errances, ses erreurs et sa capacité (ou non) à s’affranchir de toute une série d’oppressions, ne se définit que par l’endroit où il habite, c’est-à- dire d’où il regarde. Ainsi de film en film, une véritable réflexion sur le regard s’organise : celui que l’on porte sur d’autres lieux, autrement dit sur l’Autre ; celui que l’on oriente à partir de soi. En ce sens, la remarquable scène de la gare dans le dernier opus, Lady Jane, seul film de genre policier dans cette filmographie empreinte de réalisme poétique, permet à la fois de servir idéalement la tension d’une scène codifiée (l’attente par plusieurs personnages disséminés dans la gare d’un individu venant récupérer une rançon) mais également (car l’attente sera vaine), de dire la désorientation de notre temps, où les lieux se multiplient tout en s’uniformisant, où le regard se perd, ravi ou éteint par la multitude des formes qui l’entourent.

     

    Dis-moi où tu habites, quels murs te protègent ou t’enserrent, quels lieux te hantent, je te dirai qui tu es, annonce effrontément, en plein règne panoptique, Robert Guédiguian, cinéaste que l’on pourrait qualifier de localiste, tant il ne fait apparaître ses figures et ses familles qu’en lien direct avec le paysage sur le fond duquel elles se détachent, justement parce qu’elles en sont nourries. L’aboutissement de cette réflexion sur le lieu (qui fonde plutôt qu'il n'emprisonne) et le regard (qui se dirige au lieu de se soumettre) est alors, logiquement, Le voyage en Arménie, admirable ode à l’identité défiant les caricatures identitaires.

     

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