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QUAND LA FORME USE LE FOND

cheval de turin, bela tarr, jacques sicard

   « Tout comprendre, c’est tout mépriser ». Nietzsche ne se borna pas à être le contempteur du nihilisme. Il en fut aussi l’ange. Disposition qui cristallisa notamment dans l’évocation de l’Art. « La vérité est laide : nous avons l’Art pour que la vérité ne nous fasse pas périr ». « L’existence et le monde ne sont justifiés qu’en tant que phénomène esthétique. »

  Comment le nihilisme nietzschéen s’accomplit-il au cinéma ? Quand tout se répète, non selon le toujours neuf éternel retour mais l’usant retour du même.  Quand la monotonie du montré est redoublée par le montreur. Quand le quotidien de l’homme de somme : l’obsession du feu, l’eau cherchée au puits de plein vent, l’enfilage taiseux des couches de vêtements, la charrette et son cheval qui renâcle sous le fouet, le plein jour comme un degré de l’ombre, le travail le travail le travail le travail le travail, la flamme à la mèche, l’escabeau à la fenêtre, la poignée de secondes installée à demeure, les ongles qui épluchent les patates brûlantes, l’oubli de la facilité qu’il y aurait à mourir – quand ledit quotidien est vu à travers les mêmes cadrages, les mêmes distances, les mêmes rythmes, les mêmes angles, le même découpage. Quand tout se passe comme dans un assemblage mécanique animé d’un mouvement de friction de deux pièces métalliques que rien ne distingue, sinon que l’une est plus dure, plus abrasive. Quand la forme use le fond, à le faire disparaître, et qu’elle reste seule, vêtue d’un gris magnifique entre le fer et la perle.

(Jacques Sicard)

Lien permanent 20 commentaires

Commentaires

  • Ce n'est pas tout comprendre... mais rechercher peut être le geste originaire qui dit la première émotion celle qu'on a eu... la dernière phrase est somptueuse...

  • Très beau texte de Jacques Sicard, en effet, et par la même occasion, je vous renvoie concernant ce film à cette critique dure mais sensée : http://fromafog.blogspot.com/2012/01/le-cheval-de-turin-bela-tarr-torinoi-lo.html

  • La forme qui use le fond, c'est vouloir pacifier la vie. C'est heureusement impossible.

  • La forme qui adhère au fond, à savoir ne pas contredire et ne pouvoir s'en aller - oui, ce rapport ou cette collaboration, qui est la règle, telle est la pacification de la vie.

  • Chants de leurres ou pas...

  • Amuseurs par tombereaux, ici ou là tout est pareil,
    qui se feraient percer les tétons pour une vanne,
    d'où que si aisément on les retourne comme crêpe.

  • Je n'ai pas vu le Cheval de Turin, ayant une aversion totale pour Bela Tarr et ses films, mais je me permets de signaler (ou rappeler) que ce cinéaste est tout de même directement responsable de la faillite et du suicide du producteur Humbert Balsan - tout ça pour accoucher du lourdingue et soporifique "L'homme de Londres" - ce qui me paraît une raison supplémentaire de le détester.

  • J'ai trouvé beaucoup de belles choses dans "Les Harmonies Werckmeister", mais également, à le revoir, et à connaître maintenant les autres films de ce cinéaste, et notamment le dernier, beaucoup de procédés. Le texte de Jacques Sicard me semble rendre idéalement justice au piège de Tarr : cet usant et magnifique gris.

  • Ce qu'il faut de mauvaise foi pour affirmer, dans le suicide de Humbert Balsan, la responsabilité directe de Béla Tarr. Serait-il donc à l'origine et à la fin des difficultés financières récurrentes du producteur atypique - qui d'ailleurs et en connaissance de cause vint lui proposer l'adaptation de "L'Homme de Londres"?
    Film simenonien en ce que comme chez l'écrivain jamais la nuit ne vient. Il n'y a d'ailleurs jamais de vraie nuit chez B. Tarr, par son usage du plan séquence : comme un œil qui jamais ne se fermerait, jamais même ne clignerait, il lui vient très vite la lassitude, sinon l’épouvante, de ce qu’il montre.
    Non pas : "procédés", Ludovic, mais : dispositifs, autre nom du piège esthétique. Comme susdit.

  • Oui, dispositifs, en effet, qui enserrent le spectateur, lui permettant tantôt l'écoute, voire le recueillement, et tantôt qui ne lui laissent pas le choix et le confrontent à l'effroi (combien de plans effrayants ainsi dans les HW).

  • Mais aucun film ne laisse le choix au spectateur. On le prend ou ne le prend pas. Pour le reste, les images et leur enchaînement, les images et leurs contenus concrètement sont fixés une fois pour toutes. La seule liberté est dans l'interprétation, le choix subjectif que l'on fait dans le donné objectif, les recadrages, le remontage, le redécoupage après vision qui éloignent d'autant de leur référent fixe, lui.
    Les dispositifs de Tarr (qui dispense le spectateur de toute place autre que celle qu'il occupe dans son fauteuil - ce n'est pas Hitchcock ni Lynch) ne sont pas dirigés vers la salle, mais contre l'histoire qu'il développe. Par exemple, ici, dernier voire ultime opus, le cadre achrome, invariable, est le collet où s'étrangle à six reprises, chaque fois un peu plus, le lièvre-monde.

  • Mu, bien sûr je n'ai aucune preuve, mais l'histoire m'a été racontée par un producteur qui connaissait Balsan : celui-ci avait parait-il demandé à Bela Tarr de renoncer car lui n'avait plus les moyens de couvrir les frais du film, et Tarr ne l'aurait pas pris au sérieux : le film avant tout, et tant pis pour le producteur. Balsan s'est d'ailleurs suicidé dans son bureau... Par ailleurs je ne saisis pas le sens de votre phrase sur Simenon, écrivain pour qui "la nuit ne vient jamais" : Simenon me paraît au contraire, en vrai insomniaque, un écrivain nocturne.

  • Il ne s'agit pas de preuve, mais d'exagération, voire de mensonge par omission de votre part.
    Les problèmes d'argent de H.B., je me répète, étaient anciens, tout comme la dépression dont il souffrait au moment de sa mort. L'entêtement de B Tarr, que H.B. n'ignorait pas, ne fut qu'une surdétermination (désolé pour le peu de grâce de ce dernier terme, mais un chat est un chat).

    Faut-il vraiment vous préciser que pour un insomniaque, la nuit n'est que le jour qui se poursuit par d'autres voies ; que pour un insomnieux, la nuit ne vient jamais, pas plus que le sommeil qui est son tendre signe humain. Voilà pour Simenon, l'homme. Quant à l'écrivain, il suffit de quelques phrases, d'un livre l'autre, pour constater que voilà un univers auquel superbement manque la nuit - ici, tout est brume et tout est GRIS.

  • Mu : c'est vous qui êtes de mauvaise foi, si vous niez toute responsabilité à un cinéaste dont vous reconnaissez par ailleurs "l'entêtement" alors qu'il n'ignorait pas les problèmes de son producteur : certes, Tarr n'est pas l'unique responsable de la fin de Balsan, mais il lui a porté le coup de grâce... Enfin, peut-être pensez-vous que l'existence du film "L'homme de Londres" comptait plus que la vie de Balsan ?
    Pour le reste, l'insomnie m'est assez familière pour vous répondre qu'un insomniaque ne confond pas la nuit avec le sommeil, et que le gris est bel et bien la couleur de la nuit, au moins dans les villes. Mais qu'importe le sens des mots quand la formule est belle, n'est-ce pas ? C'est cohérent avec l'esthétisme de Bela Tarr et "la forme qui use le fond jusqu'à le faire disparaître".

  • Le "coup de grâce" : quel mot d'exécuteur officiel. Vous aimez l'idée tordue de responsabilité. Il vous faut UN responsable. Au fond, la responsabilité est ce qui nie qu'il puisse y avoir une histoire, ses détours et détours, et surtout ses contradictions. Votre détestation est grande - sentiment que je partage au moins avec vous, la haine aide à se tenir debout (dixit Straub). Je vous laisse néanmoins avec vos amis juges.

    Souffrez-vous d'achromatopsie au point de ne pas voir les couleurs, qui embrouillent l'esprit, par quoi se teinte la nuit courante des villes ? Mais vous êtes un insomnieux, me dites-vous, en me faisant une leçon que je serais censé ignorer - c'est pourquoi justement à vos yeux qui se ne ferment pas, la nuit est grise et non noire-étoilée-campagne ou bariolée-diffuse-urbaine - oui grise, parce que s'y mêle toujours un peu beaucoup de jour (je vous renvoie à Cioran). Et sur ces mots, je vous quitte définitivement.

  • « les mêmes cadrages, les mêmes distances, les mêmes rythmes, les mêmes angles, le même découpage» mais le temps qui est conté, toujours différent à lui-même, emporte dans ses nacelles, des vies qui n'en peuvent de changer.

  • Ce n'est pas la temps qui change,
    mais ceux tombés dans temps.
    La forme est le temps du film - toujours -
    sur son fond, ici plus que jamais,
    s'usent et passent les pauvres diables.

  • Ce n'est pas le temps qui change, mais ceux qui y sont tombés.
    Un peu à la façon dont est détruit un corps étranger introduit dans un organisme.
    La forme est le temps du film - toujours. Logiquement elle hérite peu ou prou de cette propriété temporelle à la fois neutre et réactive.
    Si sur le fond de cette forme passent des pauvres diables - et c'est toujours - ils s'usent à disparaître pour les raisons précitées : ils n'auraient pas dû se trouver à cette place, ils sont trop fragiles, par trop contre-nature - on n'en parlera plus.
    Reste le temps tel qu'en lui-même il se change.

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