Ils sont nombreux les fantômes de Mr Bill. Ils sont trompeurs, aussi, comme tout fantôme qui se respecte. Ils donnent l’impression d’être bien présents dans un monde qu’ils ne font pourtant que traverser ; ils font mine de parler d’autrefois alors qu’ils gémissent et qu’ils grincent ; leur réalité ne résiste pas à quelques secondes d’attention, mais ces secondes-là justement, ils ne nous les laissent jamais. Non, contrairement à ce qu’annonce candidement la quatrième de couverture de ce phénoménal roman d’Alexandre Mathis, il n’y a pas ici le simple enjeu, le simple leurre, de « ressusciter toute une époque », il y a bien au contraire l’ambition de transposer la nôtre, ce qui est bien moins rassurant. Car un fantôme au final, ça n’a qu’un objectif : mettre au pied du mur, révéler à lui-même, l’individu témoin de son apparition. Mathis place le lecteur dans cette même situation : que fera-t-il, lui le jongleur blasé, le papillonneur désenchanté d’univers, de ce monde de 1959 absolument révolu ? Que fera-t-il de ce fait divers parmi d’autres, de ce jeune truand brûlant une entraîneuse en forêt de Fontainebleau ? A coup sûr, un simple prétexte à mélancolie géographique, un aide-mémoire de poésie urbaine, une vague rêverie nostalgique de plus, d’un temps béni où « les cinémas se multipliaient comme des pains ». Oui, la tentation est grande de passer à côté de l’invite du fantôme et de se complaire dans le détail de son costume, de son masque, de ses chaînes. Que propose donc l’auteur de Maryan Lamour dans le béton ? Et s’il s’agissait de cerner ce qui s’échappe, les images volatiles comme les sentiments aléatoires, les échos impossibles comme les souvenirs échangistes ? Oui, voilà, couper toutes les issues : un fantôme à chaque sortie…
Des photographies, des plans, des articles de presse, des extraits de films ou de romans, des façades de restaurants, de cabarets, d’hôtels, des rapports de police, des rues, des angles de rues, des numéros de rues, des néons. Beaucoup de néons. Mathis arpente Pigalle en cet été 1959, mais cela n’est que le premier cercle, celui de la reconnaissance, de l’amertume méticuleuse. Après se dressent les miroirs, ceux qui ne laissent plus passer que les ombres, qui les mettent à niveau : Jean-Luc Godard peut-être inspiré par cette affaire qui défraya la chronique et s’en servant pour A bout de souffle, de l’acte fou de Poiccard à ses doigts nicotinés en gros plan. Et puis en face Monsieur Bill gavé d’images cinématographiques, prenant des airs et des manières, recréant des bouts de situations, des début de séquences, semblables à celles de la salle obscure. Monsieur Bill, flambeur comme Bob ; et qui boit le pastis sec comme Belmondo dans A double tour de Chabrol. Monsieur Bill ? Un jeune homme de vingt deux ans qui « parle beaucoup, se vante, (il) invente certainement, ceux qui l’écoutent souvent ignorent où est la part de vérité et la part de fabulation, il est jeune, surtout pour avoir fait tout ce qu’il prétend avoir fait ». D’ailleurs le décor où évolue Georges Rapin alias Bill, ce sont ces amorces de plan qui cadrent une rue, un carrefour, une façade au petit jour ou à la nuit tombée, ce sont ces plans d’exposition qui montre Paris sans maquillage et Pigalle vue des toits d’immeubles. Un monde recréé. La caméra regarde ces lieux qu’observe Bill, ces restaurants où il s’attable, ces filles qu’il suit ; les mêmes, les mêmes qu’à l’écran. Jusqu’à la fin. C’est-à-dire jusqu’au crime et au spectacle mêlés inextricablement. George Rapin, alias Bill, enfin sous les feux de la rampe, et qui en rajoute dans l’invention de meurtres aussi sordides que gratuits. « La fin pour Bill justifie les moyens. La fin était une image rêvée. Projetée. Image d’un autre, imaginaire ».