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Déclin

  • PREMIERE PERSONNE

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    Je pense à vous, spectateurs dociles mais retors qui vous ruez du dernier Angot au prochain Ozon avec la même mine alléchée. Après ces quelques années de vaches maigres, vous m’avez enfin retrouvé, enfin reconnu : je suis le cinéma français qui sais dorénavant vous charmer. Il vous faut du Bonitzer mâtiné de Besson pour que la greffe prenne, pour que vous vous sentiez concernés, pris en compte, célébrés. Il faut vous entretenir de frigidité et de lâchetés quotidiennes, et puis aussi vous donner du plaisir cinématique, comme courir entre les buissons de roses ou sur la plage en soirée. Je pense à vous, à votre mémoire tellement facile à émousser, à vos remarques si perspicaces que nous les recensons d’avance, dans nos dossiers de presse, en italiques pour le témoignage.

    Pardonnez-moi, mais je ne suis pas le seul à si mal me souvenir du temps d’avant. Je ne connais pas Franju, mais je révère Renoir parce que son nom me rappelle quelqu’un. Je mélange Eustache et Blain, prends Sautet pour Granier-Deferre, ne sais plus si Jessua vaut Séria. Tout cela est trop loin de moi, trop 35 mm, champ/contrechamp et générique de fin. J’ai laissé sans piper mot John Woo se servir de Melville et Scorsese emprunter à Bresson, parce que je suis moderne. Lorsqu’on me parle de Gérard Oury, j’ai une pensée émue pour ce plaisantin subtil qui forgea mon enfance, avant que je ne prolonge son influence en puisant chez Verneuil puis Leconte, les meilleurs baromètres à ce jour de l’audace disponible. Non je ne suis pas le seul : en Europe aussi tout est mort. Les cadavres sont entreposés en paix sous le velours qu’arpentent bouffis de morgue et donc enthousiastes, Alomodovar, Leigh, Moretti et cet Allemand dont j’ai oublié le nom mais qui est très bien lui aussi.

    Il y a longtemps que je t’aime, public exigeant et cultivé, paradoxal et inquiet. Laisse-moi te tutoyer comme mes titres de films t’y invitent maternellement, laisse-moi te parler d’égal à égal. Je suis chacun des acteurs d’un Art pétri pour ton bonheur, et sans discontinuer. Je suis le producteur incisif comme l’acteur habité, le réalisateur déterminé comme le technicien méthodique. Je suis ce qui a remplacé. Je suis ce qui vient après. Je suis ce que je n'aurais jamais pensé devenir, même dans mes rêves les plus fous.

    Prête-moi ta main et ne perd pas ton temps devant l’incorrigible Federico qui dans son Ginger et Fred, s’est imaginé combattre la tyrannie médiatique, quand ce sont justement les comiques du petit écran, ceux qui auparavant suaient à grosses gouttes d’improviser en temps réel des gags définitifs, qui prouvent désormais qu’ils sont de véritables metteurs en scène. Alain Chabat, Antoine de Caunes ou Dany Boon, parangons de sous-culture allusive et décontractée, savent placer leur caméra devant des mots d’auteurs, couper des plans d’une justesse inouïe après un pet ou une porte qui claque, mixer le son d’un rôt anonyme sur la face rougeaude d’un quidam innocent, et tu n’as encore rien vu.

    J’aurais voulu être un danseur, mais depuis Demy, je tourne en rond parmi mes références glacées, sans le peps et l’astuce qui me donneraient vraiment des ailes. Alors j’improvise, quelques entrechats par ici, quelques vocalises là, assez pour que la fixité maladive de mes plans étudiés émeuvent ou interrogent. C’est fou, tu sais, le nombre de questions que je pose sans mégoter. J’ai fait de mes récits des galas et des interludes. Je ne m’appesantis jamais vraiment puisque je sais tout alourdir d’un sourire de connivence. Mon rythme, c'est le tien, j'aime tant que nous baguenaudions de concert.

    Quand j’étais chanteur, cela ne suffisait pas à te plaire. Il a fallu que je devienne auteur à plein-temps, que je questionne la psyché, que j’inspecte les marges. Allez, tu m’as percé à jour, tu sais bien qui je suis : le Spectacle assaini, le Show culturel permanent. Les premiers à l’avoir compris sont sans doute Jardin et Moix. Quelle aisance pour sauter de la Littérature au Cinéma (tu me pardonneras les majuscules, j’ai besoin d’assises et d’ambiance), quelle maestria pour passer les barrières retardant la boîte de nuit moussante, la groupie accroupie, le billet d’avion offert négligemment dans la poche intérieure de la veste en daim.


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    J’attends quelqu’un mais j’veux pas que tu t’en ailles, c’est là tout mon drame. J’ai honte de toi et pourtant tu es mon oxygène. Rend-toi compte : tu applaudis dès que je pète, tu t’évanouis dès les premiers violons, tu t’esclaffes si je fronce le nez. Sans toi, pourtant, je le sais, je ne pourrais faire la nique aux States, alors que grâce à ta bienveillance, je roule des mécaniques, enfin des noms à inscrire après Truffaut, enfin le retour du grand Paris, et quand Elton John embrasse Marion, crois-moi, je suis prêt à tout pardonner.

    Je vais bien, ne t’en fais pas, je suis un cinéma affable et convivial. Je méprise les genres mais en perpétue avec componction les convenances dès qu’il s’agit d’en emprunter les motifs. Je suis avec Lioret et Giannolli, avec les Larrieu et l’Anne Fontaine, l’académisme qui pourfend, le mariage salutaire et vivifiant entre la Qualité Française presque renaissante et la Nouvelle Vague pas encore retombée. J’ai des clichés à ne plus savoir qu’en faire, des dogmes à écouler, des chœurs et des récitatifs à intercaler, le tout en numérique généreux.

    Danse avec lui : un film c’est d’abord un cadeau, comme une chanson de Carla Bruni ou un roman d’Enthoven. C’est une sorte de terre-plein où tu peux t’ébattre tout en te reconnaissant, sans jamais de faille ou d’épines, juste de l’acclimatation. Mes films, c’est Nos années d’Annie Ernaux, mais sans les vrais drames ni les abandons cruels, juste des pochades douce-amères qui t’emportent et te réassurent.

    J’ai toujours rêvé d’être un gangster, alors ne te laisse pas distraire par les productions d’Hollywood, quand je fais aussi bien avec mes tripes, mon terroir, mon imaginaire colonisé et référentiel. Mes truands et mes croquants sont des figures éprouvées et sensibles, heureusement rafraîchies, nettoyées, mises en ordre de marche. Bien malin qui pourrait encore y trouver la moindre filiation avec ce background un peu ringard, ces fonds secrets plus obsolètes que jamais : après tout qui encore envie de connaître Pierre Fresnay ? Qui a la moindre idée de ce que put être Delon avant Paris-Match ? Qui saura demain que Delphine Seyrig ne fut pas animatrice sur le câble ?

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    Je crois que je l’aime, tu sais, ce cinéma ouvert à tout que je t’ai concocté, homologué, coupant court aux dilemmes, réfléchissant en son multi-piste, sachant provoquer les Anciens et « faire oeuvre de salubrité publique », comme le dit souvent Télérama, mon organe de presse le plus fidèle. Je l’aime cette mise en scène monoformée qui est l’assurance d’une compréhension universelle et d’un spectateur enfin interchangeable, aux goûts flexibles, à la désinvolture n’empêchant pas le recueillement.

    Pars vite et reviens tard, il y aura toujours quelqu’un pour toi. Nous faisons dans tous les coins. Nous embaumons pour que, sans faillir, tu puisses, public docile mais retors, nous suivre à la trace. Nous avons de grandes ambitions, dans la lignée de Jean-Jacques Annaud, qui sut ouvrir la voie où ne manquèrent pas de s’engouffrer tous les cinéastes vénérant les chemins caillouteux en Scope. D’Espositio à Wargnier, nous voyageons, nous prenons de l’altitude, nous ne vieillirons pas moisis.

    J’invente rien, tout est à disposition. Des femmes dénudés pour la bonne cause, des banlieues qui s’embrasent à point nommé, des jabots et des bas de soie repassées de frais, des lumières vertes pour réfléchir aux conditions sociales de notre temps. Des historiens aussi, qui de Jeunet à Kurys en passant par Dahan, ne manquent pas une occasion d’offrir au passé l’honneur d’être célébré. Si tu savais comme je regrette d’avoir exclu Lelouch de nos raouts, lui qui faisait peut-être mieux, parce qu’en toute naïveté, ce que nous élaborons gravement dans nos études de marché segmentées.

    Ne le dis à personne, mais le cinématographe a perdu la partie. Ce qui compte, c’est que je puisse continuer à te parler. Aujourd’hui Godard a 79 ans, Rohmer 88 et les autres sont morts. Guillaume Canet est plein d’avenir. Maître du château, il parade en oubliant avec une facilité déconcertante les petits princes qui avant lui, avaient prétendu poétiser le réel. Dans les oubliettes, Carax et Rochant ont opportunément renoncé à crier. Mon académie des Césars l’a d’ailleurs certifié afin que nul ne l'ignore : Canet est un meilleur réalisateur qu’Alain Resnais.

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