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auda isarn

  • ON ATTENDRA VICTOIRE

       

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    "Le monde est tombé, tout est fini, mais tout a peut-être recommencé."

     

          Une à une, les digues s’écroulent. Civilisation exsangue, nations bien entamées, communautés parodiques, familles hagardes, présence à soi menacée de toutes parts : la guerre de tous contre tous bat son plein sans équivoque. A part minimiser l’effroi, ou pire encore ne se rendre compte de rien, il n’y a plus guère qu’une seule alternative ; se jeter à corps perdu dans le chaos (fomenter, manipuler, prétendre) ou bien s’enivrer de solitude. Heureusement certains films, certains romans, subliment ce dernier choix, tracent des trajectoires entre les ruines, pistent quelques fantômes émouvants avant qu’ils ne s’évanouissent. C’est ainsi qu’après le très beau Pop conspiration (2013), le non moins bouleversant On attendra Victoire d’Arnaud Bordes drape notre fin du monde.

    Entremêlant les voix avant qu’elles ne soient méthodiquement étouffées, accumulant les lieux, les musiques et les parfums sous une même amertume, suivant des bourreaux et des putains dans leurs œuvres, guettant partout un visage, sous la cendre comme dans les recoins de mémoire, ce récit transforme isolements, traques et charniers, en élégie. Et si au grand dam des amateurs de psychologie, il ne s’agit ici que d’ombres brièvement agitées avant le supplice ou l’oubli, ce sont des ombres éminemment reconnaissables, qui cueillent le lecteur et le font divaguer, inexorablement, vers d’anciennes sensations, des mélancolies de passage et d’autres plus durables, des femmes qu’il n’a pas eues. La force d’On attendra Victoire,  c’est de mettre des mots sur l’angoisse sourde qui étreint, pour quelques temps encore, les derniers veilleurs, ceux qui prenant acte des abandons et massacres successifs, gardent au cœur le temps d’avant. Sa fascination réside dans ces mots d’une poésie rare, au baroque concis, à la rhétorique sinueuse et cependant implacable, qui fixent une émotion, un crime, un souvenir. Le style, c’est ce qui reste, lorsque tout a été avalisé, mélangé, noirci, et que la moindre histoire est entachée de laïus doucereux. Le style c’est le fer dans le mou de l’époque.

    On attendra Victoire, c’est parmi d’autres éclats, la peinture splendide des décombres, des listes évanescentes et d’autres incarnées jusqu’au vertige, la beauté sans pareille d’une fille cernée. Alors, peu importe les motivations des personnages d’Arnaud Bordes, puisque « la tristesse mène à tout », et tant pis pour leur prochaine immolation, puisque demeure la certitude qu’ « on ne meurt jamais sur des musiques qu’on aime ». Jeanne Sixte, Amaury Nanteuil ou Pierre Borel ne se paient pas de mots : ni partisans ni détachés, leur dandysme n’est qu’une façon d’être relié, jusqu’aux tréfonds, à ceux qui souffrent ou exultent en cet apocalypse.

    Après cet entrecroisement de confessions à la première personne, une autre voix s’invite, celle de l’écrivain lui-même, puisqu’On attendra Victoire est suivi d’un « journal littéraire », Parce que l’automne est faux, déambulation de 2004 à 2015 entre des livres et des villes (« je regarde ma bibliothèque comme d’autres contemplent des panoramas »), des escapades et des filles, des souvenirs de vacances et les affres du métier d’éditeur, le spleen d’après-midis étirées et l’exaltation de lectures uniques. Avec ses remarques incisives et brillantes sur Morand, Conrad, Stendhal, le fantastique ou le roman d’aventures, Arnaud Bordes nous offre alors un journal aussi subtilement lyrique que la fiction qui le précède est d’une précision clinique. Dans les deux cas, l’originalité du style, l’élégance du romanesque, y sont d’autant plus précieuses qu’elles s’appuient sur quelques phrases qui sertissent l’essentiel, quelques ambiances joliment agencées, plutôt que sur l’abondante camelote autofictive, cette lourde logorrhée des conteurs en toc, si répandue qu’on la croit triomphante.

    Ils sont bien rares aujourd’hui les écrivains n’ayant pas renoncé, et plutôt incongrus les romans en lutte contre l’affadissement généralisé. Gage de dessillement abrupt (tant les faussaires ont déjà tout recouvert de leur gangue), ce livre est une aubaine pour tous ceux qui ont bien compris qu’« il ne nous reste que les cataclysmes, c’est-à-dire la littérature », et qu’il est donc urgent de s’y adonner, s’y vouer même, le temps qu’il reste. 

     

    (Arnaud Bordes, On attendra Victoire, Editions Auda Isarn, 156 p, 2016)

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  • POP CONSPIRATION

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        L’histoire invisible, ses rapports occultes avec les événements officiels, ses sociétés secrètes tissant leurs toiles à l’ombre des dynasties, des guerres et des architectures, tout cela a engendré depuis fort longtemps une littérature incantatoire, soufflée à demi-mots énigmatiques, qui bien souvent sacrifie le verbe au profit de la révélation, atténuant la portée de cette révélation même puisque seul le style émeut, et ainsi peut faire bouger les lignes. A l’opposé de ces oeuvres pour happy few, une autre écriture, cette fois très répandue, tient à témoigner de l’évanescence morbide du monde, écriture pauvre et circulaire qui parce qu’elle relate la surface et la futilité, se veut aussi anodine que ce qu’elle met à jour.

     

    C’est ainsi trois défis qu’a relevé Arnaud Bordes dans la très belle surprise que constitue Pop conspiration : rendre poétique et lumineuse la plongée ordinairement ingrate dans la poussière des arcanes méta-historiques, donner une forme charmeuse à l’alanguissement post-moderne, relier enfin ces deux univers contradictoires, ces deux esthétiques contraires. Comme dans tout bon roman, c’est par l’entremise d’un personnage de femme qu’il parvient à ses fins : Annemarie Pop, si belle « en parka sous la pluie, dans la lumière des phares de scooters », au confluent de sociétés secrètes qui l’emploient ou la traquent, de leurs trop-pleins de raisons et de causes. Celle-ci s’avère porteuse d’une vacuité existentielle définitive, que ni les simagrées relationnelles, ni le chaos irrelié des musiques et des livres, ni même les meurtres accumulés, n’entament. Les complots les mieux orchestrés, les manigances les plus savantes, ne seraient rien en effet sans l’insensibilité nonchalante de ceux qui en forment à leur insu les rouages, et cette confrontation entre une Histoire réservée aux initiés et le morne quotidien d’êtres neutralisés, est la grande force de ce court roman, où se côtoient fracas épique et lentes ondulations de corps fascinés par la « luminosité derviche » d’écrans télés.

     

    Ce récit polyphonique multiplie et entremêle les témoignages à la première personne du présent. Une quinzaine de personnages, des années 60 jusqu’à l’automne 95, brossent ainsi le portrait d’une femme (interviennent son père, sa mère, celui qui la dépucela, celle qui fut une amie proche, ceux qui la (dé)formèrent et ceux qui la prirent en chasse, elle-même enfin durant l’été 89), mais également celui d’une époque contemporaine riche en effondrements, laquelle défile sous la houlette de deux officines s’affrontant depuis l’aube des temps, Morvan et Murcie (en témoignent les instructifs aveux de leurs responsables comme de leurs sbires). Si tous les chapitres sont datés, Pop conspiration ne nous livre cependant pas les événements dans leur chronologie, puisque cette dernière, comme le pensait Lénine, n’a aucune espèce d’importance. Murcie et Morvan ne s’opposent-ils pas à toute époque et en tous lieux ? Annemarie Pop n’est-elle pas la même dans la dépravation éparpillée de son adolescence ou la précision millimétrée des meurtres qu’elle finit par commettre ? Ceux qui « ne regardent jamais assez les filles danser sur la plage » n’ont-ils pas de tout temps été nostalgiques de ce qu’ils croient avoir laissé derrière ? On remarque assez vite cependant que chacun de ces chapitres, chacune de ces haltes temporelles, se relient malgré leur apparent désordre comme autant de moments-clés, conduisant inexorablement vers toute une série de ruptures : la fin d’un monde, la perte d’une innocence, une mort spirituelle ou bien physique.

     

    Avec ses phrases précieuses, ouvragées et sinueuses, qui ensorcellent avant soudain de couper court d’un trait glaçant, Pop Conspiration mâtine alors Jean Parvulesco d’Orchestral Manoeuvre in the Dark et altère ses labyrinthes borgésiens d’indolence macabre. Roman impressionniste et surdocumenté, tout en désespoir et légèreté, il dévoile l’âme féminine comme le parfum d’une époque à un moment bien précis : quand « en elle, on pressentait une profondeur, qui était peut-être aussi un vide ; une profondeur qu’eût creusé une frivolité ». Donnant à voir le charme désuet d’une cité balnéaire, à la fois refuge et tombeau, le roulis de solitudes versicolores, les fulgurances de sept meurtres effroyables ou les méandres du Get closer de Valérie Dore, il révèle la beauté crépusculaire d’un monde en perdition. Et c’est tout simplement déchirant.

     

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    Pop Conspiration, Arnaud Bordes. Editions Auda Isarn, 2013. 12 euros.

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