A la fin des années 50, le «Nouveau Roman» prétend s'affranchir d'un certain nombre de règles concernant l'intrigue (secondaire voire inutile), les personnages (désincarnés et dispensables), le narrateur même (interchangeable et relatif). Chef de file, selon le mot de Jean-Edern Hallier, de cette «littérature de location de meublé dont il était le vendeur descriptif», Alain Robbe-Grillet en fut sans doute le meilleur élément. S'il y a de très belles pages dans, par exemple, La Jalousie, l'ennui est bien qu'il s'agit d'une beauté fugitive, presque fortuite, noyée dans les manigances. C'est d'ailleurs le même problème que l'on rencontre dans ses films (un coffret presque exhaustif vient de sortir chez Carlotta), tournés pour la plupart entre les années 60 et 80, lesquels appliquent à la lettre sa méthode de déstructuration amusée. Si certains plans muets sont ainsi admirables, mêlant sans aucun pathos le désir et la mort, si certaines séquences oniriques s'avèrent bouleversantes, la poésie du fragment n'allège jamais la lourdeur théorique de l'ensemble. La désintégration par trop artificielle du récit n'aboutit qu'à la sujétion du spectateur, englué dans un fatras de significations que le metteur en scène, en démiurge plaisantin, s'acharne à systématiquement disqualifier.
Ce cinéma, qui compile tous les motifs du sado-masochisme, semble aussi traduire dans son esthétique même, le processus mental qui conduit à cette paraphilie. Celle-ci suppose en effet une interaction programmée entre meneur et mené, exige par toute une série d'accessoires et de consignes, l'immobilisation des participants, fait de la séparation douloureuse des corps (qui ordinairement se résout dans la communion physique), l'objet même de la relation, qu'elle laisse ainsi sciemment sans résolution. C'est peut-être ainsi que l'on peut comprendre cet enchevêtrement narratif, ces saynètes statuaires, cette désorganisation des durées et ce blocage du temps, ces doubles multipliés sans intégration, cet auto-engendrement d'embryons d'histoires au sein de décors invariablement circulaires.
Pourtant, une fois que l'on a compris que le labyrinthe est dépourvu de sortie comme de Minotaure, qu'il n'y aura ni révélation ni identification, à quoi bon espérer ou craindre encore ? Lorsque tout est réversible et aléatoire, le désordre n'est plus salutaire, juste contingent. Nous sommes bien alors dans le piège de cette esthétique de fascination qu'évoquait Abellio, laquelle se veut toujours du côté de l'irrelié et de l'inconstitué, jamais du ressaisissement et de l'affrontement clair. Ainsi la mort y est-elle autant simulée que la jouissance, les femmes aussi soumises qu'inaccessibles (lorsqu'elles ne s'enfuient pas au détour d'une ruelle exotique ou d'un couloir qui bifurque, elles ne s'offrent qu'à des parodies de possession), les images morbides toujours décontextualisées (agonies théâtrales, supplices distanciés, résurrections ludiques).
Dans un entretien en bonus, Robbe-Grillet, en réponse à une script qui s'inquiétait que telle séquence «ne veuille rien dire», affirme que l'art, ce n'est pas «ce qui signifie», mais «ce qui apparaît» ; comme si l'un devait exclure l'autre. Et c'est bien ce postulat qui nourrit ces films soucieux de disséminer les signes sans jamais les relier. Le paradoxe réside alors dans le fait que ce cinéma célébrant l'incommunicabilité et la divergence, ne cesse pourtant d'achopper sur le mystère de l'évidence des corps, sur la vérité pleine et entière, immédiate et tangible, d'une Présence féminine toujours mieux révélée à elle-même. Résistantes à la confusion des images disparates et aux stratagèmes du scénario, ce sont bien Françoise Brion (L'Immortelle), Marie-France Pisier (Trans-Europ-Express), Catherine Jourdan (L'Eden et après), Anicée Alvina (Glissements progressifs du plaisir) ou Gabrielle Lazure (La Belle captive),qui aujourd'hui encore, continuent de faire lien et de faire sens ...