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philippe billé

  • SCEPTIQUE

     

    L’univers des blogs est un puits sans fond, empli d’accortes ménagères un rien insistantes, de profs de collège pointilleux mais ignares, de lycéennes définitivement privées du bonheur de l’orthographe juste, de gangs de potes acharnés à se faire mal face caméra, de politiciens-calendriers au sourire perpétuel et de justiciers de toute obédience. On y entre à reculons, terrifié de ses vanités et de ses natures mortes, mais l’on s’y perd avec complaisance, riant sous cape de la syntaxe des uns, des goûts des autres et de la maladresse bavarde de la plupart. Et puis soudain, on trouve ce que l’on cherchait au départ : un ton, une exigence, un style. Une voix, qui par sa constance et sa vigueur nous sort momentanément du gouffre.

     

    Dans son journal qualifié d’ « obscurantiste », Philipe Billé propose ainsi, avec une ironie et une liberté d’esprit absolument démodées, un pied-de nez permanent au bougisme, au progrès, aux partisans. Traducteur de Gomez Davila et admirateur de Jean Cau, vénérant la Charente et les oiseaux, ce doux misanthrope n’aime pas les fautes d’orthographe et encore moins de typographie, mais recherche au contraire la précision des cartes, des relevés, des bibliographies, se moquant en outre éperdument de la bienséance réclamée par l’Empire du Bien. Depuis plusieurs années, à la manière d’un monsieur Hulot mâtiné de Jean Dutourd, il dévoile abruptement la poésie du quotidien dans l’enfer de la modernité (« Il n’est pas rare que l’on trouve quelque aspect positif dans les plus désolantes catastrophes, et par exemple j’ai remarqué depuis longtemps ce bienfait inattendu de l’incurie des fonctionnaires, qu’est le développement, au sein de leur biotope, de petits îlots de verdure involontaire. Dans telle encoignure non entretenue, dans tel patio délaissé, prolifèrent en silence quelques touffes joliment ébouriffées, et s’installent peu à peu des friches administratives, mais non administrées, exiguës peut-être, mais pas sans charme. »), tout en se moquant copieusement, par la grâce de quelques aphorismes agréablement réactionnaires ou d’impérissables choses vues, de la misère spirituelle de notre temps (« J'entends de plus en plus souvent, dans les discussions à la radio, exprimer le souhait de rebondir. "Je voudrais rebondir sur ce qu'a dit Untel..." On connaissait déjà le Basque bondissant, voilà maintenant le Médiatique rebondissant. Cette nouvelle scie m'intrigue. Quelle image d'eux-mêmes ont ces orateurs? Quelque chose qui ressemble à une balle en caoutchouc, peut-être? Chacun voit midi à sa porte, mais en ce qui me concerne, Dieu me garde de jamais "rebondir" en aucune façon »).

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    Nous avons souhaité poser quelques questions à celui qui en sa note de mars 2003, s’inquiétait ainsi : « ma vue baisse inexorablement. Sur un prospectus, j'ai cru lire "Demandez Constantinople". C'était "Devenez comptable. »

     

    Quel est la raison profonde qui vous pousse à sévir depuis plusieurs années sur la Toile ?

     

    Pour qui veut s’exprimer aujourd’hui sans attendre les bonnes grâces de l’édition imprimée, Internet est d’une commodité indéniable, notamment le système du blog, qui est le site du pauvre. Je ne vois pas pourquoi je m’en priverais, malgré mon attachement à la chose imprimée. Un texte mis sur le net peut d’ailleurs très bien être imprimé ensuite. Personnellement, ce que je publie en ligne n’est pas très différent de ce que je publiais naguère sur le papier : des notes de lecture et des notes du reste, quelques traductions, etc. La motivation profonde ne change pas, mais reste aussi mystérieuse. Je ne suis pas à proprement parler un écrivain, je suis d’ailleurs un handicapé de l’imagination, j’ai le plus grand mal à m’intéresser à la fiction, même en tant que lecteur. Et il est sans cesse plus évident que ce n’est pas ce que j’écris qui va me rendre riche et célèbre, comme j’aurais tant aimé, alors pourquoi continuer ? Sans doute pour obtenir quelques satisfactions d’ordre psychique : les petites joies de la catharsis, le goût aussi de la clarification spirituelle que permet l’écriture. Il paraît qu’Emmanuel Berl aurait déclaré : « J’écris pour savoir ce que je pense ». Dans mon cas, il y a de ça. J’y ajouterais : pour savoir ce que je sais, ce que je ressens.

     

    Pourriez-vous nous donner votre panthéon littéraire et cinématographique ?

     

    Dans la jeunesse, mon panthéon cinématographique était la trilogie Kubrick-Polanski-Wenders. Je ne sais pas si je reverrais toutes leurs œuvres avec le même entrain aujourd’hui. Barry Lyndon reste un des plus beaux films que j’aie vu, avec La belle et le bête de Cocteau. Il en va des œuvres cinématographiques comme des œuvres littéraires, les meilleures sont celles vers lesquelles on peut revenir sans se lasser. Chez les Français je ne déteste pas les classiques Pagnol, Guitry, les comédies dialoguées par Audiard. Mais je ne suis pas un grand amateur de cinéma, et je suis content que le dvd contribue à privatiser l’accès au film, qu’on ne soit plus contraint à des pratiques humiliantes et contraires à la dignité humaine, comme aller dans une salle de cinéma, ce que je n’ai plus fait depuis une bonne vingtaine d’années.

    J’ai longtemps étudié les relations de voyage du XVIe siècle, parmi lesquelles je voudrais signaler en particulier ce monument admirable qu’est la collection de récits de naufrage portugais connue sous le nom d’Histoire tragico-maritime, dont certaines parties seulement ont été traduites en français jusqu’à présent. Je garde le meilleur souvenir d’essais comme les Tristes tropiques de Lévi-Strauss et les Chasses subtiles de Jünger, ou les recherches éclectiques du « gentleman clochard » Thomas de Quincey. Mes « classiques » français préférés sont sans doute La Fontaine et Céline, celui-ci surtout pour sa trilogie nordique, et ses pamphlets, notamment le très bien vu Mea culpa, ou sa correspondance. Dans mes découvertes de ces dernières années, je reste ébloui par les aphorismes de Gomez Davila, dont les éditions françaises laissent beaucoup à désirer, et les semainiers d’Albert Caraco. Je regrette qu’un grand diariste réactionnaire et tonique comme Michel Ciry reste aussi méconnu.

     

    Qu’est-ce qui vous rebute le plus chez vos contemporains, et y a-t-il malgré tout, selon vous, des raisons de se réjouir ?

     

    Davila disait que «Nous ne devons pas nous alarmer : ce que nous admirons ne meurt pas. Ni nous réjouir : ce que nous détestons non plus.» Ce qui me consterne le plus est peut-être l’espèce d’asphyxie intellectuelle du politiquement correct, le pouvoir exorbitant des grands médias, qui sans gêne taisent, minimisent ou valorisent ce que bon leur semble. Cela dit, rien n’est jamais perdu ou joué d’avance, et l’histoire continue malgré tout d’être historique, c’est-à-dire imprévisible. La fin soudaine et relativement paisible du communisme européen était inattendue. Même de banales élections peuvent réserver d’amusantes surprises, mais c’est assez rare, il est vrai.

     

    Ou vous situez-vous politiquement ?

     

    A vrai dire, je sais plus assurément où je ne me situe pas. J’ai arrêté de croire au Père Noël vers l’âge de huit ans mais sur le plan politique, ma puberté intellectuelle a été assez tardive, c’est seulement passé la trentaine que j’ai commencé à m’apercevoir que les idées de gauche de ma jeunesse n’étaient en fin de compte, pour la plupart, que des croyances discutables, parfois même des préjugés ou de simples superstitions. Mais je n’ai pas pu les remplacer par d’autres convictions aussi fermes, je reste essentiellement  sceptique, la politique n’est pas ma partie. Je peux me définir négativement, comme étant devenu le contraire exact de la Ligue Communiste Révolutionnaire : un individu anticommuniste contre-révolutionnaire. Je ne crois pas aux révolutions violentes, ce sont toujours des catastrophes inutiles et laides. Je n’arrive pas tout à fait à rejeter la république et la démocratie, malgré leurs vices, ni tout à fait à y croire plus qu’à des rêveries comme le despotisme éclairé ou le «communisme Labiche». Je crois dans des banalités de base, je suis pour la concorde, surtout entre les hommes de bonne volonté, pour le bien-être, surtout de ceux qui le méritent, et pour ne pas prendre les vessies pour des lanternes.

     

     

    (Complément à l'article consacré à Phillipe Billé dans le dernier numéro de l'exquise revue Eléments)

     

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