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ELEGANCE ET SEDITION

 

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    Le réalisateur Denys de La Patellière est décédé en Juillet dernier dans une relative indifférence. Ayant fait tourné les plus grands (Darrieux, Morgan, Gabin, Blier, Brasseur, De Funès, Fernandel), avec à son actif quelques films-cultes et même un ou deux chefs d’œuvre, celui-ci vaut bien mieux que l’injuste réputation de faiseur académique dont l’histoire officielle l’a affublé. Voici 10 bonnes raisons de ne pas oublier Denys de La Patellière.

 

Parce qu’Un taxi pour Tobrouk  (1960) est une leçon de mise en scène. Contrairement à ce qui est répété partout (à la suite des cris d’orfraie de la Nouvelle Vague contre « le cinéma de scénaristes »), ce film n’est pas seulement un mélange de mots d’auteurs et de colères de Lino Ventura. Si la puissance aphoristique des dialogues d’Audiard a souvent tendance à caractériser définitivement celui qui les profère, tout le talent de La Patellière est justement de les mettre en perspective afin d’éviter la caricature, sachant à quel moment passer du contrechamp au panoramique et du plan fixe au zoom pour mieux dessiner la psychologie complexe de ses personnages. Ce n’est pas Audiard qui fait monter la tension durant la séquence des mines, mais bien la précision du découpage ; ce n’est pas Audiard qui éblouit lorsque des silhouettes muettes s’arque-boutent dans la tempête ou s’effondrent sur le sable, mais la subtile composition du plan.

 

Parce qu’il a offert à Michèle Morgan son plus beau rôle érotique. Dans Retour de manivelle (1957), véritable joyau de film noir entre Clouzot,  Hitchcock période Soupçons et le Facteur sonne toujours deux fois de Tay Garnett, elle est une garce phénoménale incarnant jusqu’au tragique l’insensibilité moderne, laquelle vient supplanter les amourettes touchantes et mièvres d’un certain cinéma d’avant-guerre (ici encore représentée par la jeune bonne éperdument amoureuse). « Salope ! » lui crie Daniel Gélin découvrant ses stratagèmes, « C’est une injure ? » répond-telle glaciale…

 

Parce qu’il a su instiller de l’ambigüité à l’intérieur d’un produit  aussi formaté que « le polar des années 60-70 avec Jean Gabin ». Derrière l’observation attentive des visages et les gestes, Du rififi à Paname (1965) offre ainsi une belle réflexion sur l’ambivalence des sentiments, faisant se succéder double-jeux et faux-semblants, à l’image du personnage joué par Gabin lui-même, dont le sens de l’honneur s’accommode fort bien de duperie. Ce qui est bien la preuve que le cinéma populaire n’est simpliste et manichéen que pour ceux qui ne le connaissent pas.

 

Parce que sa version de Caroline chérie (1968) est la meilleure. Celle du début des années 50 ne tenait que par la grâce de Martine Carol, mais dans ce film-là, c’est tout le contraire : la jolie France Anglade est plutôt fade et c’est la mise en scène résolument kitsch qui s’adapte parfaitement aux aventures rocambolesques de la belle aristocrate, laquelle crie toujours non avant de susurrer oui. On est là entre un certain expressionnisme français, celui des ombres théâtrales de la Main du Diable de Maurice Tourneur, et un étonnant parti-pris coloriste, avec des fumées mauves agrémentant les parties de campagne et des carrosses jaune canari emportant les amants rougissants !

 

Parce que Le Voyage du père (1966) prend avec le temps un caractère absolument tragique. Relatant la cruelle déconvenue d’un paysan du Jura, parti à la grande ville à la recherche de sa fille, le film pointe les ravages de la société de consommation, opposant la communauté villageoise à l’anonyme dédale urbain où les rapports humains se délitent. Mais ce qui est proprement effrayant, c’est de constater à quel point ce qui était dénoncé hier, nous apparaît aujourd’hui encore bien enviable ! Dans le Lyon des années soixante en effet, les rues, les cafés et les immeubles sont encore peuplés de gens qui se connaissent, s’apostrophent et parfois même s’entraident ; les lieux de convivialité n’ont pas encore tous été remplacés par les adresses de prestige ou les zones de non-droit. Le temps en somme n’a fait que confirmer ce qui était en germe à l’époque : l’atomisation d’une société entière.

 

Parce que son Comte de Monte-Christo est le plus fidèle à l’œuvre de Dumas. Feuilleton télévisé tourné en 1979 avec Jacques Weber dans le rôle-titre, il renvoie avec la superbe version d’Henri Frescourt (1929), toutes les autres adaptations à leur néant de contresens ou de vulgarité.

 

Parce que ses films contiennent les meilleures tirades de Michel Audiard, Pascal Jardin ou Alphonse Boudard, soit la fine fleur de l’anarchisme de droite au cinéma. Les plus beaux moments d’individualisme désenchanté sont sans doute la tirade d’ouverture du Tonnerre de dieu (1964), par Gabin en vétérinaire misanthrope, le délectable aparté de Noiret en voyageur attendant à la gare de Lyon dans Le Voyage du père, les remarques acerbes de Maurice Biraud tout au long d’Un taxi pour Tobrouk, dont celle-ci, prophétique : « Nous allons vers une époque où la moindre écorchure deviendra monnayable »…

 

Parce qu’il a réalisé Rue des prairies (1959), chef-d’œuvre méconnu du cinéma populaire français. D’autant plus ignoré d’ailleurs qu’il défend de tout autres valeurs que celles qui se sont imposées depuis lors. Par son attention aux gens de peu, à leurs lieux de labeur et de fête, à leur capacité à ne pas s’en laisser conter et à défendre leur honneur avec panache, ce « cinéma qui fait le trottoir » selon l’injure cocasse de Truffaut (lequel n’avait strictement rien compris à l’intensité de cette lutte des classe maquillée en drame familial), est une ode admirable à la common decency d’Orwell.

 

Parce qu’il était aussi écrivain. Comme en témoigne, la simplicité souvent bouleversante de son unique roman, en partie autobiographique, L’enfant évanoui (2002, Mercure de France).

 

Parce qu’il a su mettre en exergue, dans le foisonnant roman de Druon, l’opposition entre libéraux-conservateurs et libéraux-libertaires. Dans Les Grandes familles (1958), il filme cette opposition naissante (qui tient lieu désormais de débat politique) entre un « patron » et un « capitaliste » : le premier prêt à toutes les ruses pour maintenir le spectacle des convenances, le second dépourvu de scrupules et ne cherchant qu’à jouir par tous les moyens ; les deux échoués dans la même impasse mortifère. Ce film-pamphlet est d’ailleurs la plus belle démonstration du style de La Patellière, sachant toujours allier l’élégance à la sédition.

 

 (texte paru dans le n° 149 de la revue Eléments)

Lien permanent 18 commentaires

Commentaires

  • "Un Taxi pour Tobrouk" est un des rares films français à avoir conservé le sens épique après la seconde guerre mondiale et la cuisante déculottée de nos armes ! Même si au final cette épopée se solde par un échec et non par le triomphe attendu.

  • Il suffit d'ailleurs de le comparer avec un "Week-end à Zuydcoote" histoire de 4 ou 5 pauvres types qui sont sur le sable de Dunkerque au milieu d'une armée en déroute, c'est un film moyen dont il ne reste aucune image marquante, aucun mot d'auteur, il fait chou-blanc malgré de bons acteurs qui ne déméritent pas ; alors que le "Taxi" marque les esprits ...

  • Il faut évidemment considérer ce qu'il y a de bon sans tenir compte des écoles, courants de pensée, modes, etc. On peut aimer Denys de la Patellière et la Nouvelle Vague, et beaucoup d'autres choses aussi.
    En ce qui concerne Le Voyage du père, toutefois, je me rappelle avoir été un peu déçu en regardant le film. J'avais en effet lu le beau roman de Bernard Clavel dans mon adolescence et j'en avais gardé une telle impression que, forcément, j'ai ressenti le film comme une simple mise en images, qui n'avait pas la force de la prose du romancier, et rendait relativement peu cette angoisse du père à la recherche de sa fille. De plus, l'édition au format de poche J'ai Lu présentait (et présente toujours, j'ai encore mon exemplaire) une photo extraite du film -- Fernandel en veste de velours et cheveux coupés en brosse -- en noir et blanc, avec une expression poignante. Le film est en couleurs, ce que je ne pouvais même pas imaginer tant la photo de couverture du livre, en noir et blanc, s'était inscrite en moi. Evidemment, tout cela est très subjectif.
    Retour de manivelle : Michèle Morgan en garce épouvantable, c'est peu courant. Je me rappelle avoir apprécié.

  • Oui, iPidiblue, absolument.

    Jacques : en effet, Morgan ainsi c'est assez inattendu ! Pour le Voyage du père, je ne connais pas le livre, mais les dernières vingt minutes sont véritablement bouleversantes, sans parler du dernier plan. Sinon, concernant le cinéma vous avez bien raison, on peut aimer les deux, n'en déplaise aux partisans !

  • Diable, quelle belle oraison !
    Si je n'ai pas autant de souvenirs, la faute sans doute à avoir (ou pas) vu ses films très jeune, je garde une tendresse toute particulière par contre pour son "Tatoué" puisque c'est grâce à lui que j'ai découvert Modigliani (et par la suite, tous ses amis)

  • Oui, même si Gabin et de Funès y cabotinent comme jamais, j'ai aussi de l'affection pour ce film de bric et de broc !

  • C'est le côté oubliettes du vieux château du Périgord qui nous charme et nous manque à nous les grands démocrates !

  • Mon cher ami, je vous présente tous mes vœux cinéfraternels pour l'année qui s'annonce (mal). Je vous redis combien j'aime venir ici, dans ce lieu d'intelligence sensible, évidemment « moderne », c'est à dire intemporel, sur ce radeau qui me méduse et me permet de flotter sous le drapeau noir comme l'espoir, alors que le vaste naufrage national (socialiste !) se poursuit. Totale adhésion esthétique, spirituelle, politique à votre splendide hommage à Denys de la Patellière (« Rue des Prairies », chef d'œuvre, que j'ai revu récemment (où l'on voit que Truffaut, cinéaste pour surmulots urbanisés, a encore perdu une occasion de se taire).
    Sinon, je suis de ceux qui regrettent que Godard n'accomplisse pas son travail ultime, un dernier film, encore un film pour nous punir d'être démocrates mais non plus républicains (et royalistes). Je vous salue, et le grand Marmin aussi, et l'écrivain « à l'os », l'élégant solitaire, poète et boxeur (comme Cravan), j'ai nommé Marignac.
    Patrick

  • Je ne vais pas élever le débat, mais j'ai toujours entendu dire (qu'on ne me demande pas mes sources, secret professionnel) que Michèle Morgan avait une passion pour les gros calibres (bravo M. Oury), et que des pornos clandestins avec elle circulaient. Ce qui fait que la voir en "garce" ne serait pas tant une surprise qu'un retour du réel. Cela va dans le sens de cet article, après tout.

  • Un grand merci, Patrick.

    J'ai également eu des échos de cela, Arnaud... Le réel finit toujours par s'imposer !

  • D'un autre côté elle porte sa grand-croix en bandoulière ...

  • Un petit cadeau, tiens, pour les amateurs d'oppositions binaires : http://lmsi.net/De-quoi-Pierre-Richard-est-il-le

  • Ah, une pépite !

  • j'aimerais (vivement) des précisions quant aux rumeurs sur Michèle Morgan

  • Je crois qu'il s'agit de fausses rumeurs puisque aucune grande vedette du cinéma français n'a réellement tourné dans ces fameux "pornos clandestins" (Cf. JP Bouyxou dans "Une encyclopédie du nu au cinéma"). En revanche, l'auteur signale que Michel Simon ne se contentait pas de collectionner les films pornos et qu'il en avait tourné lui-même "avec le très actif concours du gotha cinématographique d'alors". (films malheureusement brûlés par les héritiers du grand comédien).
    Bouyxou ajoute " On suppose qu'il en confiait parfois la réalisation, quand lui-même officiait devant l'objectif, à ses camerluches Yves et Marc Allégret. Parmi les documents rescapés de l'autodafé organisé par son fils, figurent plusieurs photos où l’interprète de Boudu sauvé des eaux et de l'Atalante se livre, en compagnie des deux frangins, à des papouillages d'une intimité absolue."

  • merci de ces précisions Doc.

  • j'ai donc vu Rue des prairies, j'ai été assez déçu.
    Ce n'est pas pour ça que je vais arrêter de suivre vos conseils...

  • J'espère vous convaincre une prochaine fois !

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