Nous avons déjà dit, ici et ailleurs, tout le bien que nous pensions des nouvelles de Frédéric Saenen, Motus, et de son premier roman, La danse de Pluton. Avec Stay behind, publié comme le précédent chez Weyrich, nous n’avons toujours pas l’intention de changer d’avis.
La littérature contemporaine souffre d’au moins trois défauts structurels : le premier est qu’elle est si pressée de cautionner le réel médiatique (c’est-à-dire la recréation inconséquente et bouffonne du monde), qu’elle ne sait plus transposer ce qui se voit qu’en ce qu’il faut croire. Le deuxième est qu’elle ne parvient ainsi à avaliser sans cesse, qu’en versant tout à tour dans le cynisme goguenard et le désenchantement pop, mêlant son assentiment fondamental à des refus circonstanciels, dans une triste ambiance de suivisme dandy. Le troisième est qu’elle a réduit le style à un rôle de parure puis de simple colifichet, sans jamais plus le faire résulter d’une pensée ou d’un émoi.
Saenen se démarque justement de ce qui se lit partout, par sa volonté de regarder sans signifier, de décrire sans démontrer, de ne jamais réduire le monde à ce qu’il faut en dire. Et de même que ses lieux s’imposent alors sans folklore ni chiqué, ses personnages ne sont les marionnettes d’aucune théorie, délivrant leur vérité sans passer sous les fourches caudines de la métaphore morale ou de l’allégorie citoyenne. Avec une empathie bien inactuelle, Stay behind n’a au fond d’autre ambition que celle de s’arrêter un instant sur « la cohorte de visage sans suite qui peuplent une mémoire », de leur redonner une chance, non de se racheter mais de se révéler plus nettement. De faire en sorte que l’on puisse découvrir « des silhouettes comme des spectres d’abord, et puis vraiment des hommes », à travers le fatras de sensations, d’impressions, de souvenirs enjolivés et de terreurs enfouies, organisé autour des confessions d’un homme en fin de vie. Le style alors découle nécessairement des emballements, des pauses et des redites de celui qui ainsi se confie. Pour un casse haut en couleurs ou un meurtre dans l’ombre, un discours martial ou l’horreur feutrée d’un coït, le style éminemment musical de Saenen entrecoupe soudain sa mélopée de hoquets, et passe de l’aveu déchirant aux déclamations, du fait divers au poème, du souvenir au conte, sans jamais perdre de vue le principal : tenter d’approcher la vérité et les mensonges d’une vie, et à travers celle-ci, d’un pays et d’une époque.
Sans rien cacher des turpitudes ni des actes héroïques, Stay Behind est un roman âpre et inspiré, qui contre toute attente parvient faire des années 80 et du Brabant, de ces « années de plomb à la belge », un inépuisable réservoir d’émotions, s’aventurant dans un tel « pays de confusion » afin d’en dissiper les brumes, ce qui est sans doute, en ce temps d’atonie ricanante, la plus belle ambition littéraire qui soit.
(Stay Behind, de Frédéric Saenen, Editions Weyrich, collection Plumes de coq, 2014, 174p)
Commentaires
Frédéric Saenen est un personnage ébouriffant. Un type à suivre. Je n'ai hélas pas encore lu son roman, mais je suis certain que ça vaut le coup. Ce mec a des choses à dire sur la Belgique des années tournant, les années 80. Qui furent effroyables pour tout le monde. j'écris moi-même qq chose là-dessus ces jours-ci.
En tout cas, vive Saenen !!!!
Je profite de votre passage ici Thierry, pour vous dire que j'ai beaucoup aimé votre texte dans le dernier Livr'arbitres ! Sur votre parcours esthétique, de l'antipoésie à Essenine, et sur ce qui oppose et parfois relie poètes et romanciers, il dit beaucoup de choses essentielles sur ce que peut être, aujourd'hui, un écrivain.
Comme ces textes de Livr'arbitre, sont, dans le meilleur des cas, des bouteilles à la mer, vous pensez que je biche !… La qualité d'un auditoire, on l'oublie trop souvent, dans une époque quantitative. Et c'est une réflexion qui s'applique à Saenen, auteur trop méconnu, mais estimé par qui de droit.
Il y aurait un essai à écrire sur poètes et romanciers, frères ennemis. Je n'en ai pas le courage…
En tout cas, merci de votre attention. "You made my day" pour paraphraser Clint Eastwood dans "Dirty Harry".