En mettant aux prises ces deux personnages, l’un prêt à faire fructifier le moindre particularisme, l’autre résolu à affronter aussi bien les conséquences délétères de ses sentiments que les affres de la création, Absolute beginners exprime parfaitement cette vérité nietzschéenne : la volonté de puissance se développe « autour de la prépondérance, de la croissance, de l'expansion », mais son exigence peut être telle qu’elle « met en cause et sacrifie la conservation de soi » (Le Gai savoir). Ce paradoxe se retrouve dans plusieurs autres de ses films, Bowie ayant eu à cœur de jouer aussi bien l’abnégation des opiniâtres que l’ivresse des amasseurs de pouvoir.
Les premiers, par exemple dans L’homme qui venait d’ailleurs (Nicolas Roeg, 1976), où il campe un extra-terrestre apportant une technologie avancée, pourvoyeuse de bénéfices conséquents, qui bâtit un empire mais entretient avec cette manne financière une indifférence coupable (ce qui le condamnera), tout occupé à penser aux siens. Ou bien trente ans plus tard, lorsqu'il incarne Nikola Tesla dans Le Prestige (Christopher Nolan, 2006), savant dont le travail obstiné et novateur sur l’énergie électrique, au mépris de toute rentabilité, lui fait tout perdre au profit du spoliateur Thomas Edison. Les seconds, par exemple dans La Dernière tentation du Christ (Martin Scorsese, 1988), où en Ponce Pilate, il assure à Jésus que ce dernier serait bien en peine de changer les hommes, si ceux-ci ne le veulent pas, affirmant ainsi que c’est bien de la volonté que naît le pouvoir. Ou encore dans Labyrinthe (Jim Henson, 1986), fantaisie avec marionnettes, où il joue un Roi des Lutins à la puissance illimitée, n’étant autre que la personnification de la volonté de la jeune héroïne…
Ce que l’on observe en fait ici, c’est bien l’opposition radicale entre deux types d’individualisme : d’un côté, l’anarcho-individualisme, qui défend la singularité réelle de chaque individu, sa richesse particulière, quelles qu’en soient les conséquences ; de l’autre, l’hyper-individualisme libéral, qui n’a comme objectif que l’optimisation matérielle, mettant de ce fait à l’honneur une personne générique, dont l’identité doit être moins respectée que rendue avantageuse. C’est en somme ce que l’individualisme théorisé par Max Stirner (L’Unique et sa propriété) aura connu comme postérité contradictoire, avec d’un côté sa propagation chez des penseurs américains l’intégrant dans une conception ultra-libérale, avec l’idée que l’individu peut au mieux s’optimiser dans un Marché ayant désagrégé non seulement l’Etat mais aussi toutes les structures autoritaires ; et de l’autre, dans sa filiation européenne, son orientation vers une logique anticapitaliste, puisque le Marché y est considéré comme tout aussi aliénant. On peut ainsi comparer ces deux grands films de 1983, Furyo (Nagisa Oshima) et Les Prédateurs (Tony Scott). Dans les deux cas, le personnage incarné par Bowie subit le temps qui passe et finit par mourir. Mais dans le premier, il ne cesse dans le camp japonais de prisonniers, de faire preuve d’une insoumission périlleuse (il brave chaque interdit, mange des fleurs, embrasse un ennemi), d’exprimer en somme son character, sachant que son exécution est de ce fait inéluctable, alors que dans le second, en tant que vampire jusque-là immortel mais désormais en proie à une vieillesse accélérée, il se retrouve prêt à tuer jusqu’à ses proches pour survivre. Ainsi l’un est-il prêt au sacrifice plutôt qu’au reniement, souhaitant avant tout défendre sa vision du monde, quand le second place son pouvoir au-dessus de toute considération morale.
Accomplissement de soi, fidélité à ce qui fonde et anime, mais au prix du sacrifice, contre désir de vie augmentée, culte individuel de la plus-value : le débat est d’une actualité brûlante et Bowie aura porté dans toute son œuvre, ce profond désaccord moderne. « Je ne veux pas devenir un homme plus riche, disait-il à l’orée des années 70 dans « Changes », juste avant qu’il ne devienne la star spectaculaire que l’on sait, je dois juste devenir un homme différent ».