Bruno Dumont est parvenu en une vingtaine d’années à sortir le cinéma français de l’ornière formaliste et sentencieuse, en un mot petite-bourgeoise, où il se fourvoyait. Loin de ce cinéma prévisible, qui ne sait qu’opposer la balourdise du plagiat hollywoodien aux clichés de l’auteurisme urbain, des films aussi crus et vibrants que Flandres (2006), Hadewijch (2009) ou Ma Loute (2016) ont assuré que tout n’était pas perdu, que tout n’était pas désormais entre les mains de Besson et d’Honoré, d’Ozon et des frères Larrieu. Dans cette filmographie alliant l’ascèse esthétique et la géopoétique, c’est-à-dire explorant avec une rigueur toute bressonienne ce qui relie une terre à ses habitants, la série télévisée P’tit Quinquin (2014), magistrale satire anti-Deschiens, a été un tournant, mêlant soudain les interrogations métaphysiques de gags visuels, la contemplation silencieuse d’interruptions triviales, les moments d’intimité d’étrangeté phénoménale. Coin-coin et les Z’inhumains (2018) en est la suite insensée et grandiose. Après les meurtres inexpliqués, les clowns raisonneurs et les enfants magnifiques, nous voici à nouveau dans le Boulonnais, cette fois devant une invasion extra-terrestre renvoyant chacun à sa bêtise et à sa poésie, mêlées jusqu’à l’épuisement.
Dans ces quatre épisodes de 52 min chacun, Dumont ose tout. Tout ce que les convenances du cinématographiquement correct empêchent de regarder en face. Tout ce qui est d’habitude assaini par le moralisme des images faussement sobres et abusivement citoyennes : le marasme social, l’acculturation festive, l’anomie généralisée. Travellings sur des migrants dépenaillés, à l’allure aussi menaçante que bonhomme, zigzags de zombis, mystique du désordre amoureux, interférences à la Tati entre les corps et les lieux, invasion de clones débonnaires : les références et les contradictions s’accumulent. Et rien ne vient les résoudre. Le commandant Van der Weyden et son second Carpentier ne comprennent pas plus l’origine du magma noir et puant qui tombe à l’improviste sur les uns et les autres, que le jeune Coincoin ne comprend les filles, lesquelles s’offrent sans raison ou s’éloignent sans émotion. L’enquête policière tourne en rond, comme les phrases automatiques que répètent sans trop y croire prêtres, procureurs et militaires, comme les vagabondages de ces extra-terrestres qui deviennent soudain profanateurs de sépulture, sans quitter leur mutisme poli. Mais cette série devant laquelle le rire déferle ou s’étrangle, ne fait jamais de cette matière vive, des images-symboles au service d’un discours autoritaire. Au grand dam de Télérama d’ailleurs, qui y voit une métaphore du « Grand Remplacement », ce à quoi Dumont répond en substance que chacun y voit ce qui l’obsède. Autrement dit, la forme du film n’est pas subordonnée à un message, elle est le message. Dépouillée du psychologisme, des justifications humanistes, des normes représentatives, elle offre une catharsis précieuse puisque personne n’y vient imposer le corps adéquat ou la bonne parole.
« C’est un film contre les nazis de la bien-pensance », a d’ailleurs assuré le cinéaste à la journaliste éberluée de Télérama, c’est-à-dire contre ceux qui ne savent administrer que leur réprobation satisfaite ou leur piteux jugement binaire sur un monde bien plus complexe qu’ils ne l’imagineront jamais. Bien malin qui saurait dire, dans Coincoin, qui sont les méchants et qui sont les gentils, car « le réel, c’est la vicissitude » ajoute Dumont. Et là tout un pan du cinéma français actuel, manichéen jusqu’à la nausée, s’écroule. Et avec lui le culte de l’acteur, soudain mis à bas par ces non-comédiens singuliers, aux attitudes imprévisibles mais toujours justes, qui renvoient dans les cordes les professionnels du chiqué. Coincoin n’est pas un simple produit de consommation, avec son lot de rebondissements calibrés et d’humour sans risque. C’est une série qui déroute et embarrasse. Mais le plus troublant est sans doute que les fantasmes qu’on y projette, n’altèrent jamais cette Présence célébrée par Dumont : cette épiphanie de l’instant qui donne à voir l’exubérance du monde dans la simplicité d’un baiser qui se prolonge, la folie burlesque d’une voiture sur deux roues, le surgissement ininterrompu, dans l’effroi ou l’exaltation, de corps à la renverse. Du grand art !
(article paru dans le n°175 de la revue Eléments)