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bruno dumont

  • COINCOIN ET LES Z'INHUMAINS

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        Bruno Dumont est parvenu en une vingtaine d’années à sortir le cinéma français de l’ornière formaliste et sentencieuse, en un mot petite-bourgeoise, où il se fourvoyait. Loin de ce cinéma prévisible, qui ne sait qu’opposer la balourdise du plagiat hollywoodien aux clichés de l’auteurisme urbain, des films aussi crus et vibrants que Flandres (2006), Hadewijch (2009) ou Ma Loute (2016) ont assuré que tout n’était pas perdu, que tout n’était pas désormais entre les mains de Besson et d’Honoré, d’Ozon et des frères Larrieu. Dans cette filmographie alliant l’ascèse esthétique et la géopoétique, c’est-à-dire explorant avec une rigueur toute bressonienne ce qui relie une terre à ses habitants, la série télévisée P’tit Quinquin (2014), magistrale satire anti-Deschiens, a été un tournant, mêlant soudain les interrogations métaphysiques de gags visuels, la contemplation silencieuse d’interruptions triviales, les moments d’intimité d’étrangeté phénoménale. Coin-coin et les Z’inhumains (2018) en est la suite insensée et grandiose. Après les meurtres inexpliqués, les clowns raisonneurs et les enfants magnifiques, nous voici à nouveau dans le Boulonnais, cette fois devant une invasion extra-terrestre renvoyant chacun à sa bêtise et à sa poésie, mêlées jusqu’à l’épuisement.

         Dans ces quatre épisodes de 52 min chacun, Dumont ose tout. Tout ce que les convenances du cinématographiquement correct empêchent de regarder en face. Tout ce qui est d’habitude assaini par le moralisme des images faussement sobres et abusivement citoyennes : le marasme social, l’acculturation festive, l’anomie généralisée. Travellings sur des migrants dépenaillés, à l’allure aussi menaçante que bonhomme, zigzags de zombis, mystique du désordre amoureux, interférences à la Tati entre les corps et les lieux, invasion de clones débonnaires : les références et les contradictions s’accumulent. Et rien ne vient les résoudre. Le commandant Van der Weyden et son second Carpentier ne comprennent pas plus l’origine du magma noir et puant qui tombe à l’improviste sur les uns et les autres, que le jeune Coincoin ne comprend les filles, lesquelles s’offrent sans raison ou s’éloignent sans émotion. L’enquête policière tourne en rond, comme les phrases automatiques que répètent sans trop y croire prêtres, procureurs et militaires, comme les vagabondages de ces extra-terrestres qui deviennent soudain profanateurs de sépulture, sans quitter leur mutisme poli. Mais cette série devant laquelle le rire déferle ou s’étrangle, ne fait jamais de cette matière vive, des images-symboles au service d’un discours autoritaire. Au grand dam de Télérama d’ailleurs, qui y voit une métaphore du « Grand Remplacement », ce à quoi Dumont répond en substance que chacun y voit ce qui l’obsède. Autrement dit, la forme du film n’est pas subordonnée à un message, elle est le message. Dépouillée du psychologisme, des justifications humanistes, des normes représentatives, elle offre une catharsis précieuse puisque personne n’y vient imposer le corps adéquat ou la bonne parole.

         « C’est un film contre les nazis de la bien-pensance », a d’ailleurs assuré le cinéaste à la journaliste éberluée de Télérama, c’est-à-dire contre ceux qui ne savent administrer que leur réprobation satisfaite ou leur piteux jugement binaire sur un monde bien plus complexe qu’ils ne l’imagineront jamais. Bien malin qui saurait dire, dans Coincoin, qui sont les méchants et qui sont les gentils, car « le réel, c’est la vicissitude » ajoute Dumont.  Et là tout un pan du cinéma français actuel, manichéen jusqu’à la nausée, s’écroule. Et avec lui le culte de l’acteur, soudain mis à bas par ces non-comédiens singuliers, aux attitudes imprévisibles mais toujours justes, qui renvoient dans les cordes les professionnels du chiqué. Coincoin n’est pas un simple produit de consommation, avec son lot de rebondissements calibrés et d’humour sans risque. C’est une série qui déroute et embarrasse. Mais le plus troublant est sans doute que les fantasmes qu’on y projette, n’altèrent jamais cette Présence célébrée par Dumont : cette épiphanie de l’instant qui donne à voir l’exubérance du monde dans la simplicité d’un baiser qui se prolonge, la folie burlesque d’une voiture sur deux roues, le surgissement ininterrompu, dans l’effroi ou l’exaltation, de corps à la renverse. Du grand art !

     

    (article paru dans le n°175 de la revue Eléments)

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  • DEUX FOIS DUMONT

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    1) Hadewijch (2009)

    L'élégante revue Nunc propose, dans son numéro 40 paru ce mois, un abondant dossier sur Hadewijch d'Anvers, poètesse mystique du XIIIè siècle. J'ai eu l'honneur d'y participer, en traitant du film de Bruno Dumont, fable contemporaine qui recèle toutes sortes de liens avec les écrits de celle-ci.

     

    2) Ma Loute (2016)

    Chronique parue dans le magazine Eléments, numéro 161:

     

         Ma Loute est une représentation de la nature humaine à partir du Nord-Pas de Calais qui est ma terre » (1)

     

         En 1910, dans la baie de Wissant, une enquête sur des disparitions inexpliquées s’oriente vers les Van Pethegem, bourgeois consanguins, et les Brufort, pêcheurs cannibales. Présenté à Cannes et reparti sans trophée, Ma Loute de Bruno Dumont est une comédie macabre, une tragédie burlesque, une satire métaphysique, qui ne pouvait décemment plaire à un tel festival normatif.

        Contrairement à ce que clame une critique aussi bêtement lyrique que la diva interprétée par Binoche, le film n’est pas à « hurler de rire » et les réactions offusquées de spectateurs s’accumulent depuis la sortie… Le premier élément qui en effet déconcerte, c’est bien la part dévolue aux acteurs. Luchini est changé en histrion peinant à trouver le mot juste, Bruni Tedeschi en hystérique frigide, Binoche en mystique fantasque. Au force d’outrances, on réalise que ce n’est pas seulement à l’hénaurme caricature de bourgeois de Tourcoing qu’on assiste, mais bien à l’exacerbation de ces acteurs-mêmes, de leurs rôles passés comme de leur personnage public. Le premier scandale est bien là : faire de l’affectation de ces comédiens de renom, ni plus ni moins qu’une pantalonnade. En face, des gens du cru, avec une gueule marquée et des expressions sans apprêt, incarnent le peuple. Et parce que leur vérité éclate au grand jour face aux simagrées des compositions, se répète à nouveau l’offense de 1999, lorsque deux acteurs amateurs de L’humanité avaient reçu un prix d’interprétation, au grand dam des professionnels.

        Ainsi les louanges enflammées de la critique comme la réception outrée d’une partie du public, illustrent-elles surtout l’inhérente contradiction de l’esprit bourgeois, dont ce film est le savoureux révélateur. La bourgeoisie a toujours défendu ce qui est dénué de risque, mais l’évolution des sociétés l’amène aujourd’hui à vouloir se dédouaner de sa perpétuelle quête de confort. « Ceux qu'on appelle à l'occasion les ‘ nouveaux bourgeois’, dit Alain de Benoist, sont seulement ceux qui, dans un monde entièrement modelé par la mentalité bourgeoise, cherchent en caricaturant les anciennes moeurs aristocratiques (…) à marquer leur différence en cultivant une suridentité à part » (2). Ainsi le néo-bourgeois et celui qui n’a pas encore muté, le bourgeois à l’ancienne, s’affrontent-ils sur le dérangeant et le choquant, jubilatoire pour l’un mais toujours inacceptable pour l’autre, du moins jusqu’à ce que ce dernier réalise que ces nouveaux critères sont rentables, tant sur le plan symbolique que financier.

        Autre sujet de discorde en un temps où le nomadisme est une vertu et l’origine un poids, la géopoétique de Ma Loute. Dumont y poursuit en effet son exploration d’un univers géographique précis, des Monts des Flandres aux plages du Boulonnais, de l’embouchure de la Slack aux rues de Bailleul, comptant aussi bien les paysages que l’architecture, les accents que les visages. Il ne s’agit pas là d’une simple exaltation du terroir, mais bien de principes que n’aurait pas reniés Kenneth White, interrogeant le lieu, « nœud dans le flux universel » (3), guettant l’accord esthétique et spirituel entre un homme et une Terre. Comme la phrase cité en exergue le souligne, le souhait du cinéaste est bien d’aborder le territoire en tant qu’il nous fonde : « L’homme est une terminaison du paysage, précise-t-il, nous en sommes les parties mobiles » (4).

        Dernière preuve de non-conformisme : le devenir de Billie Van Pethegem. Cette fille qui se déguise en garçon, ce garçon qui se travestit en fille, vit une idylle avec un pêcheur, du moins tant que celui-ci la croit fille. La postmodernité ne cesse de bâtir des tribus homogènes d’individus identiques, toujours conflictuelles entre elles. Puisque celui qui diffère n’a d’autre choix que d’être assimilé, c’est-à-dire nié, se met peu à peu en place le règne du queer. Simulant le cumul d’identités (alors que c’est n’en avoir aucune qui le caractérise), le queer est jugé seul capable de traverser les groupes et d’ainsi rendre leurs oppositions inoffensives. Or, l’indistinction ne peut en aucun cas abolir les antagonismes qu’au contraire elle fige. Le film le démontre à sa manière, en ne donnant pas à Billie le rôle du sauveur. Alors que doxa oblige, l’histoire d’amour formée entre les deux familles aurait dû briser leur logique endogamique, c’est au contraire la découverte de la nature de Billie qui sépare définitivement les deux camps. Dans Ma Loute, ce ne sont ni les doubles (sosies, jumeaux, couples incestueux), ni le trans, qui l’emportent, mais le duo. Celui des deux policiers dissemblables mais coopérants, dont la complémentarité réside justement dans l’affirmation de chaque identité propre. On ne peut mieux s’opposer à la tyrannie du Même comme à celle de l’indifférencié, conduisant toutes deux à la dissolution de l’altérité.

        On ne peut mieux franchir les digues du cinématographiquement correct, ce que Dumont réussit à merveille, conjuguant la ligne claire d’Hergé aux marines d’Eugène Boudin, les gags du Muet à l’art du bruitage de Tati, et d’absurdes bourgeois bunuéliens aux échanges de regards de Mort à Venise !

     

    1 - Entretien avec Bruno Dumont. www.lavoixdunord.fr, 14 Mai 2016

    2 - Alain de Benoist, Critiques-Théoriques, L’Age d’Homme, 2002

    3 - Kenneth White, Les affinités extrêmes, Albin Michel, 2009

    4 - Entretien avec Bruno Dumont, www.humanite.fr, 13 Mai 2016

     

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  • P'TIT QUINQUIN, DE BRUNO DUMONT

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    Nous irons dans la cour de Jeannette-aux-Vaches
    Voir les marionnettes. Comme tu riras,
    Quand tu entendras dire : "Un sou pour Jacques !"
    Par le polichinelle qui parle mal.
    Tu mettras dans sa menotte,
    Au lieu de sou, un rond de carotte !
    Il te dira merci !...
    Pense comme nous aurons du plaisir !...

     

    (Extrait de Le P’tit Quinquin, berceuse écrite par Alexandre Desrousseaux, poète lillois, en 1850)

     

     

     

    P’tit Quinquin est le nom d’une série réalisée par Buno Dumont et diffusée il y a quelques mois sur Arte. Désormais disponible en dvd, elle apporte la preuve éclatante qu’il existe une alternative aux fictions françaises lisses et vertueuses comme aux productions américaines riches d’énigmes mais dénuées de mystère. Pourquoi faut-il absolument la voir ? Pour au moins les sept raisons suivantes.

     

    Parce que cette série télévisée en quatre épisodes récapitule avec candeur et dérision tout l‘œuvre de Bruno Dumont, depuis La vie de Jésus et L’humanité, jusqu’à Camille Claudel 1915, en passant par Flandres et Hadewijch, mêlant jusqu’au paroxysme amours indélébiles et Mal insaisissable, paysages intérieurs et quête existentielle, étreintes secrètes et regards longuement croisés. La candeur, car Dumont continue de croire à ce cinéma de l’évocation, de l’épiphanie et du filigrane, à ce cinéma bressonnien, à l’époque des simagrées martelées sans recul. La dérision, parce qu’il s’amuse aussi de ces figures et de ces thèmes, leur insufflant de la vie, autrement dit de l’imprévisibilité, avant qu’ils ne se figent, là encore en totale contradiction avec un cinéma moderne qui à défaut de profondeur, surjoue l’esprit de sérieux et plutôt que proposer, entérine.

     

    Parce que c’est une série française qui ne fait pas de la morale-fiction, qui ne se veut pas, comme tant d’autres, une ode poussive à un vivre-ensemble en carton-pâte, énumérant ses idéals-types au lieu d’oser le réel. Ici les accents sont à couper au couteau, les silences profonds et les injures sans retenue ; ici les grandes déclarations et les gros mots se succèdent sans souci de dosage ou d’équilibre, sans l’habituel corollaire de moraline, contrepoint rassérénant venant nous expliquer que tout va pour le mieux. Loin d’un cinéma paroissial qui ne s’efforce plus que de calmer le jeu, P’tit Quinquin n’est pas une série à la gloire des gentils.

     

    Parce que pour la première fois, Dumont mêle la farce au drame, parvenant selon la durée de ses plans ou le montage de ses séquences, à faire naître aussi bien le malaise que le rire. Pour ceux qui ricanent au premier mot de patois et s’esclaffent à la moindre chemise dépareillée, tout cela est la preuve que le cinéaste se moque de ses personnages, alors que l’humour de P’tit Quinquin réside moins dans les trognes et les manières outrées de ses personnages -plus insolites que drôles-, que dans les ratés, les répétitions ou les excès de leurs apparitions-disparitions. C’est ainsi qu’il parvient à donner de l’extravagance aux passages obligés et de la poésie fantasque aux rituels démonétisés. Absence de mépris de classe, hommages à Tati comme à Jean-Daniel Pollet : P’tit Quinquin, c’est l’anti-Deschiens.

     

    Parce que la figure majeure de son cinéma, le champ/contre champ contemplatif, trouve ici sa quintessence, tenant à distance raisonnable aussi bien l’effet de réel qui fascine à bon compte, que le symbolique qui désincarne. On assiste même ici à troublant retournement : ce sont bien ce cadavre, ces vagues, ce cheval ou cette colline qui nous regardent, qui évaluent notre capacité à les lire jusqu’au bout, jusqu’à Rubens et jusqu’à l’enfance. Malgré son format télévisuel, P’tit Quinquin est bien du cinéma, ne serait-ce que parce qu’il a l’audace, en un temps où les techniques de diversion s’affinent toujours davantage, de réclamer du spectateur un regard prolongé.

     

    Parce que l’auteur de Camille Claude 1915 est l’un des rares cinéastes contemporains à oser montrer à l’écran des handicapés mentaux sans rien édulcorer de leur anormalité. Comme lorsqu’il avait tourné avec les patients d’une Maison d’Accueil Spécialisée, Dumont sait les filmer en se tenant à l’écart de la pudibonderie documentaire comme du grand-guignol spectaculaire, simplement en leur laissant le temps d‘être à l’écran. La gageure étant bien de faire passer le spectateur de la gêne à l’acceptation sans perdre en route l’étrangeté d’une présence ou l’anomalie d’une relation. P’tit Quinquin, c’est à deux pas de soi, le vertige de l’altérité.

     

    Parce que le cinéaste y poursuit son exploration amoureuse du Nord de la France, cette fois dans le Boulonnais. De Bailleul à Audresselles en passant par Ambleteuse, forts de leurs paysages hiératiques et de leurs femmes silencieuses, de leur nuancier gris, vert et brume, de leurs majorettes et de leurs fanfares, de leurs fermes et de leurs monastères, ses films ne célèbrent pas une région folklorisée (c’est-à-dire dénaturée), mais en exaltent l’âme, affrontant ses grandeurs et ses ridicules sans jamais s’effaroucher, la dénichant dans le gras de la terre, au détour de chemins creux, dans ces repaires entre buttes et galets qui servent de refuge où s’aimer. Regards qui s’ancrent et trivialité majestueuse de gestes immémoriaux : P’tit Quinquin magnifie le lien charnel qui unit un territoire à ceux qui l’arpentent.

     

    Parce qu’en confrontant la sauvagerie au plaisir, le courroux à la vengeance et l’amour au mal, Dumont continue de sonder la nature humaine sans se rattacher au schématisme chrétien, fidèle en cela à cette déclaration remontant à presque dix ans, où il assurait se sentir « plus proche des archétypes de la mythologie gréco-latine que des Pères de l'Eglise ».  Les tourments et les victoires qui s’y déroulent ne condamnent en effet pas plus à l’affliction complaisante qu’à l’angélisme mièvre : sans sermon ni componction, P’tit Quinquin est un film à la noirceur cathartique et à l’humour dévastateur.

     

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  • L'ALIBYE

    (Même s'il est assez éloigné des thématiques habituelles de ce blog, je ne résiste pas à l'envie de publier le texte suivant sur Cinématique, texte de François Delussis écrit il y a quelques semaines, avec lequel je suis à vrai dire entièrement d'accord)

     

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        Pas facile de faire entendre une voix qui ne donne ni dans  le trémolo martial béhachélien ni dans le chuchotis de couard autarcique, autrement dit une voix qui ose admettre qu’elle ne parle pas au nom de la Raison, de la Morale et du Progrès réunis, mais qui pour autant ne rechigne pas à prendre parti.

        Prendre parti dans un conflit qui n’est pas le nôtre, cela suppose une certaine pudeur et un certain style, cela suppose surtout de savoir qui nous sommes, quelles sont nos valeurs et quelle est notre cohérence, une question d’identité en somme, n’ayons pas peur des gros mots. Kadhafi n’est-il donc un dictateur que depuis le début de ce mois ? N’avait-il participé à aucun attentat ni jamais emprisonné aucun opposant du temps où il était reçu, et avec tous les honneurs, en France ? Il ne s’agit pas ici de protéger des civils affolés et des insurgés désorganisés - mais au sein desquels des hommes remarquables existent puisque BHL les a remarqués -, de les soustraire à la folie meurtrière de fous surarmés soutenant le Fou Suprême, il ne s’agit pas de laisser tout un peuple mourir sous les balles d’un clan mafieux, il s’agit de comprendre qu’il s’agit là d’une guerre civile, que les « milices » qui soutiennent Kadhafi font partie du peuple libyen, qu’on le veuille ou non, et que ceux qui veulent le renverser ne sont pas nécessairement, par ce simple projet, des démocrates modérés propres sur eux. Le principe des frappes aériennes exclusives est donc au mieux un mensonge, au pire une illusion. Une fois de plus cependant, sans pudeur et sans style, l’impérialisme occidental, drapé dans ses principes intangibles mais n’intervenant jamais que là où ses intérêts économiques sont en péril, vient faire la leçon, comme s’il lui revenait de droit de stopper net, en tous lieux, le sang et les larmes.

        Alors aider à renverser Kadhafi, pourquoi pas, mais à la demande de qui et pour instaurer quoi ? L’idée que tout peuple soit épris de liberté est une belle idée, mais le fait qu’il puisse devenir républicain, ou démocrate, parce qu’il s’est libéré de l’oppression, n’est qu’une croyance occidentale, voire un leurre savamment entretenu. Et dans le cas particulier de la Libye, il y a de l’espace entre dictature et démocratie, mais il semble bien que hors de cette alternative indépassable, point de salut : toute troisième voie paraît politiquement inaudible. Il ne suffit pas de renverser les tyrans, il faut encore que le peuple qui y parvient, en fasse une Histoire personnelle, qu’à travers les mythes, les exploits et les faits ordinaires de sa révolte, il conquière son propre destin, et de massacres en réconciliations, s’arme pour la suite. Il y a diverses façons d’aider celui qui est en train d’écrire son propre récit, mais lui tenir la main en jouant les matamores, lui indiquer sans ménagement la voie du Bien, est une lourde responsabilité, qui ne peut conduire ensuite qu’aux troubles identitaires, autrement dit au suivisme comme à la rancœur.

        Il est pas interdit d’entendre ceux qui parmi les révoltés libyens refusent l’aide occidentale, il n’est pas inutile de comprendre le positionnement de la Ligue Arabe, il n’est pas scandaleux d’écouter l’Allemagne dont la logique n’est pas moins économiste que ceux qui aujourd’hui se font les hérauts de ce peuple-là, tout en détournant les yeux d’autres qui, ailleurs, sont tout aussi à feu et à sang. C’est la cohérence qui nous sauvera des pièges conjoints de l’ingérence emphatique et de la faiblesse munichoise. Nous ne sommes pas la source de tous les maux comme tant de professionnels du ressentiment voudraient nous le faire croire, mais nous ne sommes pas davantage la résolution inespérée du moindre conflit. Il nous faut (re)devenir cette voix singulière qui parle au nom de principes moins hypocrites et ambigus que la défense-des-droits-de-l'homme, paravent derrière lequel le système dominant a toujours poursuivi ses exactions ; voici sans doute comment rester sans crainte un recours opportun et savoir sans honte se tenir en retrait.

        La meilleure façon de trouver sa place est encore de n’avoir plus peur de tenir son rang. Embarrassées et irrésolues, la France comme l’Europe ne savent plus qui elles sont, et de ce fait alternent la frilosité et l’emportement, n’hésitant plus qu’entre deux versions falsifiées, deux pôles qui les nient : tantôt conglomérats de communautés irreliées, tantôt championnes de l’universalisme abstrait.

        Quand donc mènerons-nous à bien notre propre révolution ?

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  • 24

    Dans Hadewijch, Dumont tient à montrer, comme Alain Badiou dans son Eloge de l'amour, que l’amour fusionnel joue en quelque sorte contre le monde. «L’amour total» que Céline voue au Christ, cette recherche désespérante d’une unité impossible, la fait passer à côté de Yassine qui pourtant lui tend la main, la force à ne pas se nourrir malgré la faim, ne pas se protéger du froid, ne pas faire attention aux visages des passagers du métro avant son geste insensé. Lorsqu’on est tout entier dans la philosophie de l’Un, tout entier dans la souffrance de l’humiliation ou la volonté de puissance, quand l’on remet son corps entre les mains d’autrui à défaut de savoir l’habiter, le monde autour peut bien s’écrouler.

    Insomnie vers deux heures du matin : il me restait cinq heures pour écrire un roman, l'imprimer et le poster, ce qui était bien suffisant, mais impossible de me souvenir du mot de passe qui déverrouille l'ordinateur. Le cherchant, je me suis rendormi.

    Elle a des jambes étonnantes, une nuque inhabituelle, des seins inattendus et une démarche rare ; pourquoi faut-il qu'elle ait un phrasé si commun ?

     

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  • PAYSAGE (S)

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    Il est des films, des livres, des paysages et des individus, que l’on rencontre sans qu’ils aient sur nous la moindre influence consciente : ils glissent, nous parfument ou nous distraient un instant et puis s’en vont. Peut-être à leur manière nous construisent-ils, mais dans ce cas, sans que nous en ayons la moindre intuition. A l’inverse certaines œuvres, certains êtres et certains lieux nous fondent, en toute connaissance de cause, ils sont pour nous, dans une âme et un corps, ce qui marque et constitue. Durant ces vingt dernières années, les dix films français suivants ont réellement modifié (du moins en suis-je intimement persuadé, ce qui ne prouve rien, tant nous sommes aveugles à nous-mêmes) ma façon de comprendre mon passé, d’aborder l’autre et d’envisager l’après ; accessoirement, ils ont aussi transformé ma vision du cinéma, bousculant certaines hiérarchies et en confortant d’autres, me permettant de découvrir des films négligés ou rejetés, mais également de rendre négligeables des films jusque là respectés.

    Quelques jours avec moi, de Claude Sautet (88)

    Les maris les femmes les amants, de Pascal Thomas (89)

    Les patriotes d’Éric Rochant (94)

    Pola X de Léos Carax (99)

    Ainsi soit-il de Gérard Blain (00)

    L'Anglaise et le Duc d’Eric Rohmer (01)

    Éloge de l'amour de Jean-Luc Godard (01)

    Choses secrètes, de Jean-Claude Brisseau (02)

    Le Fils de Jean-Pierre Dardenne et Luc Dardenne (02)

    Flandres de Bruno Dumont (06)

    Je remercie tous ceux qui se sont pris au jeu et m’ont livré ainsi un pan de leur paysage cinématographique. Les voici, sans ordre particulier, inutile de préciser que cela change des consensus habituels ! (D’ores et déjà, je prie Richard G de me faire à nouveau parvenir sa liste : un souci informatique m’a fait disparaître ces données. Qu’il veuille bien m’excuser).


    Anaximandrake :

    De bruit et de fureur, Jean-Claude Brisseau (1988)
    Van Gogh, Maurice Pialat (1992)
    La Sentinelle, Arnaud Desplechin (1992)
    Les derniers jours d'Emmanuel Kant, Philippe Collin (1994)
    Conte d'été, Eric Rohmer (1996)
    Généalogie d'un crime, Raoul Ruiz (1997)
    Sicilia!, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (1999)
    Les Amants réguliers, Philippe Garrel (2005)
    Cœurs, Alain Resnais (2006)
    Ces rencontres avec eux, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (2006)

    Tlön :

    1) De Bruit et de fureur - Brisseau - 1988
    2) Nouvelle vague - Godard - 1990 (je sais c'est suisse !)
    3) Van Gogh - Pialat - 1991
    4) La Belle Noiseuse - Rivette -1991
    5) La Cérémonie - Chabrol - 1995
    6) La Servante aimante - Douchet - 1997
    7) On connait la chanson - Resnais - 1998
    8) Esther Khan - Desplechin - 2000
    9) La série des contes (hiver, printemps, été, automne) - Rohmer (je sais il y en a 4 !)
    10) De battre mon coeur s'est arrêté - Audiard - 2005

    Les outsiders :

    Les Patriotes - Rochant - 1994
    A ma soeur - Breillat - 1998
    St Cyr - Mazuy - 2000
    Ressources humaines - Cantet - 2000
    L'Anglaise et le Duc - Rohmer - 2001
    10 éme chambre - Depardon - 2004
    OSS 117. Le Caire nid d'espion - Hazanavicius – 2006


    Sébastien Carpentier :

    1 - Claude Sautet - Un cœur en hiver (1991)
    2 - Peter Watkins - La Commune (1999-2007)
    3 - Abdellatif Kechiche - La graine et le mulet (2007)
    4 - Jean-Claude Rappeneau - Cyrano de Bergerac (1990)
    5 - Michael Haneke - Caché (2005)
    6 - Laurent Cantet - Ressources humaines (1999)
    7 - Michel Deville - La maladie de Sachs (1999)
    8 - Krzysztof Kieslowski - La double vie de Véronique (1991)
    9 - Jacques Rivette - Ne touchez pas la hache (2007)
    10 - Jose Luis Guerin - Dans la ville de Sylvia (2008)

    On objectera peut-être que ni Watkins, ni Haneke, ni Kieslowski, ni Guerin ne sont français… Aussi rajoutè-je les films suivants en queue de liste :

    11 - Tony Gatlif - Gadjo dilo (1998)
    12 - André Téchiné - Loin (2001)
    13 - Robert Guédiguian - Le promeneur du Champ-de-Mars (2005)
    14 - Emmanuel Mouret - Un baiser s'il vous plaît (2007)

    Et comme je suis frustré de n'avoir pu faire figurer en bonne place la Promesse des Dardenne du fait de leur belgitude, je me console en rajoutant (hors compétition) un documentaire :

    HC - Raymond Depardon - 10ème Chambre, instants d'audience (2004)


    Damien:

    Histoire(s) du cinéma" (Jean-Luc Godard)
    (chef d'oeuvre incontestable, mais comme JLG est suisse et qu'il ne s'agit pas exactement d'un film, est-ce que c'est valable ?)

    "Y aura-t-il de la neige à noël ?" (Sandrine Veysset)
    (la plus belle réussite, à ma connaissance, d'un cinéma réaliste tout entier dévoué à capter l'humain dans sa vérité)

    "L'anglaise et le duc" (Eric Rohmer)
    (très grand film historique, et jamais les nouvelles techniques de l'image n'ont été aussi bien utilisées pour reconstituer une époque)

    "Esther Kahn" (Arnaud Desplechin)
    (l'un des plus beaux films sur le théâtre et l'art de l'acteur)

    "Van Gogh" (Maurice Pialat)
    (simple et bouleversant, contre tous les clichés attendus et tous les pièges biographiques)

    "Ridicule" (Patrice Leconte)
    (oui oui, les cinéphiles peuvent aboyer, oui Leconte est un tâcheron, mais ce film restera pour la grâce des acteurs et l'excellence des dialogues de Remi Waterhouse, dans la lignée d'un cinéma très verbal : Duvivier, Carné-Prévert, etc.)

    "OSS 117 : Le Caire, nid d'espion "(Michel Hazanavicius)
    (tout simplement la meilleure comédie française de ces 20 dernières années)

    "Urgences" (Raymond Depardon)
    (Il faut au moins un documentaire dans cette liste. C'est celui-ci qui m'a le plus marqué)

    "Huit femmes" (François Ozon)
    (subtil, ironique, décalé, un grand film sur le mirage des apparences et les rapports de pouvoir, entre autres)

    Trouble every day (Claire Denis)
    (un des films les plus flippants que j'aie vus, ce qui est très rare dans le cinéma français)


    Skoteinos :

    Van Gogh, de Maurice Pialat
    Le garçu de Maurice Pialat
    L'Enfer de Claude Chabrol
    La Cérémonie de Claude Chabrol
    Betty de Claude Chabrol

    Dans les commentaires de la note précédente (Paysage), figurent les listes de Préau, d'Arnaud, de Jérôme, du Dr Orlof..
    Dans les commentaires de celle-ci, figure celle d'Isabelle, de Polyphème, d'Hyppogriffe, de Jacques Sicard, et de Montalte.

    Sur leur blog figurent ce matin, celles de Joachim, d'Edisdead, de Talmont et de Vincent.

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    Après avoir longuement parcouru ces divers palmarès, je me garderais bien d'en établir une quelconque synthèse, leur diversité prouvant justement, loin des consensus et des compromis, que l'hétérogénéité du cinéma français en est sa principale force. Je peux sans doute me tromper, mais je persiste à penser qu'une telle liste pour le cinéma américain ou asiatique, comme cela été soulevé dans les commentaires, comporterait beaucoup plus de films communs entre les participants ; tant qu'un tel questionnaire toutefois n'aura pas été soumis, ceci peut ressembler à une assertion gratuite.

    On pourra noter que le cinéaste le plus cité, et pour des films divers selon les intervenants, est Eric Rohmer, mais qu'Arnaud Desplechin n'est pas loin derrière, que Chabrol/Rivette/Resnais demeurent des valeurs sûres. Je suis heureux de voir la fortune de malaimés comme Léos Carax ou Bruno Dumont, plusieurs fois cités, et la très faible représentation de la mouvance tant acclamée, Assayas/Ozon/Honoré/Klapisch, cinéastes que je réunis peut-être arbitrairement ici, mais qui me semblent développer une démarche commune de "vouloir dire " et d'"à la manière de". L'impressionnante cohérence des univers de Brisseau ou de Guédiguian a ses admirateurs, mais il me semble être le seul à citer Gérard Blain et nous ne sommes que deux à penser à Pascal Thomas. Quant à Blier ou Corneau, ils sont aux abonnés absents, de même que la quasi-totalité des cinéastes féminins si l'on excepte Catherine Breillat. Enfin, les documentaires de Depardon sont plusieurs fois mentionnés.

    La richesse d'une telle confrontation de points de vue m'a en revanche rasséréné, ne serait-ce que parce que dans chacune de ces listes, un film m'est à chaque fois inconnu, et qu'il est à présent temps de les voir.

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