« L’Enfance se fait lointaine, comme un pays d’où l’on s’en va », chantait Reggiani dans Et puis, chanson bouleversante écrite par Dabadie. Après quelques années, quelques déboires et quelques drames, nous en sommes tous à peu près là, à nous remémorer le trajet, à passer en revue les stations, à tenter d’identifier le moment où tout a basculé, où l’enfance pour de bon s’en est allée. C’est sans doute parce qu’il ne parvient pas à se défaire de cette lancinante mélancolie, qu’il échoue à transmuter le plomb des souvenirs en récapitulation précieuse -cette seconde mémoire qui sans rien renier se détache enfin des faits – que le monde moderne rêve secrètement d’abolir toute distinction entre les âges et les générations, transformant en permanence l’adulte en gamin jouisseur et l’enfant en citoyen digne de consommer et de régenter.
Alex Porker, avec Les Demoiselles, continue après MakeUp Artist l’exploration littéraire de ce troublant fait de société, ou plutôt de civilisation, en choisissant d’en pousser la logique à son terme, jusqu’à l’horreur et jusqu’à la beauté même de cette horreur, ce qui est à vrai dire l’objectif de tout romancier digne de ce nom : faire de la réalité non pas le prétexte d’un récit idéologique qui la nie, mais la chair d’une fiction qui en détruit les garde-fous rassurants et ainsi l’exhausse. Que deviendra notre monde aux mains de ce qu’il nomme les « Hyper-enfants », sans émotion ni pardon, mais avec du désir et de la violence à revendre ? Les Demoiselles dresse le portrait de ce qu’il pourrait demain rester de l’enfance : une enfance noyée dans un verre d’eau de piscine, une enfance insouciante jusqu’à l’os, belle jusqu’à la nausée, pénible progéniture dissolue et décadente issue d’un monde d’adultes qui ne se souciait désormais plus que d’une seule chose : leur ressembler. Egrénant avec une minutie glaçante les affres de quatre enfants et d’un adulte enfermés dans un appartement, passant sans prévenir du raisonnement logique de l’enquête policière effectuée après coup, aux dérèglements pulsionnels des prisonniers en leur lente agonie, Porker dans son huis-clos d’épouvante, n’omet aucun état d’âme et ne nous épargne aucune dégradation physique, comme pour mieux nous persuader que son Orange mécanique dont presque tous les protagonistes -victimes comme bourreaux-, ont moins de dix ans, aura un jour bien lieu.
« Elle était là pour toujours, le menton haut, saluant fièrement le matin vide. Il y avait quelque chose de grave et de digne en elle (…), quelque chose de secret et d’effrayant. Une peur que les adultes ne saisiront jamais. Peut-être la peur de grandir… ». Avec « sa morphologie filiforme, lisse, angélique, quasi volatile » et les extraits de son journal intime qui émaillent le récit en alternant lyrisme incandescent et ultimatums mégalomaniaques, l’effrayant personnage de Cyl fait alors tout le prix de ce roman. Fillette de cauchemar se voulant la porte-parole de ceux qui « n’ayant pas encore l’âge d’aimer ont décidé maintenant de haïr », elle synthétise parfaitement les inquiétudes de l’auteur sur ce qui se trame aujourd’hui, cette logique mortifère qui détruit toute maturation et toute sédimentation au profit de l’exultation immédiate, cette jouissance consumériste qui ne s’assouvit vraiment que dans les décombres.
Les Demoiselles, Alex Porker, Alexipharmaque, 2012