Une parade chasse l’autre. Le festival de Cannes est toujours pour bientôt. Je me souviens des trois palmes d’or de Barton Fink, quatrième opus des frères Coen, décernées par Roman Polanski, il y a quinze ans de cela. Avec son hôtel kubrickien, ses silhouettes faulknériennes, ses sous-entendus minelliens, ses plans anodins délivrant soudain leur sens caché, ce film sonnait comme un écho lugubre aux fantaisies pourtant déjà mélancoliques d’un Billy Wilder contemplant Hollywood. Les Coen distribuaient alors avec élégance de copieuses gifles à l’engeance du Show et de ses plus ardents producteurs. Attentifs à suivre littéralement le trajet d’un moustique, brûlant sans hésitation leur décor, additionnant les entorses aux logiques scénaristiques les plus éprouvées, ils osaient mettre en abyme la définitive vacuité de leur incontestable savoir-faire technique.
Le formalisme enfin devenait inquiet. Bien sûr, grâce à Aldrich, Renoir, de Palma ou Greenaway, nous connaissions déjà le poids de l’artifice et les dangers conséquents de la fascination. Se joignant à ces maîtres en désillusion, les frères Coen parlaient à leur tour, sans avoir l’air d’y toucher, de création et de dévastation, de simulacres auto-engendrés et de systèmes viciés, nous présentant un cauchemar en bonne et due forme.
Derrière le papier-peint qui anormalement se décollait par endroits, on pouvait toujours, pour se rassurer, chercher les cafards de la fable politique de Romero (Creepshow) ou les maléfices des Mères d’Argento (l’iris peint sur la cloison de Suspiria, le décorum morbide de la maison d’Inferno), tandis que sous l’apparence maniériste de métaphores tendant vers l’abstraction, n’apparaissait in fine à l’écran que l’univers mental d’un tout petit monsieur, Barton Fink, intermittent piteux d’un Spectacle en pleine démesure, à tout jamais gagnant.
Commentaires
Tout à fait d'accord avec vous, Ludovic : "Barton Fink" est, de loin, le meilleur film des Coen, et vous en parlez très bien.
J'ai des raisons supplémentaires de l'aimer : la fascination des Coen pour la bêtise et la vulgarité ne s'étaient alors pas encore transformée en système. La plupart des leurs personnages ultérieurs ne seront plus que des pantins méprisables (et méprisés par leurs auteurs) : Fink reste touchant, on ressent encore un minimum de sympathie pour lui, malgré son aveuglement et le ridicule de ses prétentions. C'est un bon petit soldat du système, mais sa naïveté le sauve. Ses désillusions sont cruelles, son dépucelage très brutal, mais ils l'élèvent, le font grandir plutôt que de le rabaisser. "Barton Fink" est un récit d'apprentissage, et pas seulement un exercice de style formaliste ou une farce ricanante.
Cette empathie, très rare chez les Coen (on serait bien en peine d'en trouver dans "Fargo" ou les épouvantables "Ladykillers" et "No country for old men") s'explique peut-être par ce qu'eux-mêmes s'y exposent... J'aime en effet à voir dans "Barton Fink" une forme d'autoportrait pervers. La condescendance de Fink envers le peuple (ses monologues devant son voisin, où il glose sur les "vraies gens" sans laisser parler ni écouter celui qu'il a en face de lui), sa phobie de ses semblables et son désir d'être aimé par ceux qu'il craint et méprise, n'est-ce pas ce que l'on retrouve à travers toute l'œuvre de la fratrie ?
C'est très juste, d'ailleurs il y a de l'empathie également pour les personnages, notamment féminins, des films précédents, de Arizona Junior ou de Miller's crossing, après le cynisme prend le dessus...
Oui, ce film est terrible, plus direct qu'un Greenaway et moins séducteur qu'un Lynch pour montrer la laideur fondamentale de l'artifice, hollywoodien ou autre. J'avais pensé en le voyant à Orson Welles en ses miroirs, et à Kafka, au caractère hallucinatoire de La Métamorphose.
Et leurs films empathiques ou compassionnels sont meilleurs, en effet, ce sont même les seuls que j'aime. Parmi ceux-là je compterais O'Brother, et plus encore The Big Lebowski, que je trouve véritablement christique même dans sa parodie. The Big et ses calamiteux apôtres, force de résistance passive, inconsciente, tout juste foutus de faire tomber un paralytique au lieu de le relever, et pourtant malgré tout vainqueurs, si dérisoire puisse être ou paraître la victoire - à l'image de ce monde, sans doute.
Ludovic, je vous l'ai dit l'autre jour chez Transhumain, je connais très mal le cinéma et je suis incapable d'en parler... c'était donc juste en passant, sur la pointe des pieds...
Juste pour corriger le lien sur mon nom... qui avait en mémoire une ancienne note, sans rapport...
Et bien justement, je trouve que vous en parlez bien à propos ! Et je vous suis sur ce que vous dites de "Big Lebowski". Au sujet de personnages plus ou moins explicitement "christiques", j'ai revu il n'y a pas longtemps "Vincent, François, Paul et les autres" de Sautet, que j'ai trouvé d'ailleurs bien inférieur à d'autres films de ce cinéaste, trop "pompidolien" peut-être, et il m'a semblé que le personnage joué par Montand, en tant que pivot du groupe d'amis, sachant rassurer ou sermonner, avait cette facette-là. Cela m'a même semblé évident alors que cela ne m'avait pas effleuré auparavant...
Ah ? Peut-être, mais ça ne m'inciterait pas à revoir ce film. Le "pompidolisme", bien vu ! c'est bien pesant. Dans le registre plongée dans les intérieurs bourgeois, je préfère quelques-uns des meilleurs Chabrol, bien mordants, voire ces tragédies crépusculaires des Maigret interprétés par Bruno Cremer, la seule série télé française qui me semble regardable, peut-être parce qu'elle n'est pas que française, si je me souviens bien.
Qu'avez-vous pensé, Alina, vous qui êtes écrivain, de la peinture de ce milieu dans "La jeune fille coupée en deux", dernier Chabrol en date ?
Je ne l'ai pas vu. Un coup d'oeil sur Allociné me dit : "Une jeune femme qui veut réussir dans la vie et dont le rayonnement séduit ceux qui l'entourent, s'éprend d'un écrivain prestigieux et pervers, et épouse un jeune milliardaire déséquilibré."
Moi qui suis écrivain, comme vous dites, je ne suis ni prestigieuse ni perverse ! Et quand j'étais jeune femme, pas plus qu'aujourd'hui, je n'ai jamais désiré épouser quiconque, et surtout pas un milliardaire... Voilà donc ce que je puis vous dire de personnel sur ce film que je n'ai pas vu. Avec le sourire !
.... Cela dit, je pense que Chabrol sait de quoi il parle. Puisque nous sommes entre nous, je vous le confie, j'ai une amie qui est l'amie d'une "jeune femme" très proche de Chabrol et qui s'est trouvée dans cette situation... J'ai l'impression que les "écrivains prestigieux et pervers" ne manquent pas, et que leurs méthodes sont assez semblables...
En fait, c'est le personnage joué par Berléand qui est écrivain mais la jeune fille du titre s'éprend de lui comme elle s'éprendrait d'un animateur télé ou d'un politicien...C'est davantage sur l'écrivain lui-même que j'aurais aimé votre avis, savoir notamment s'il n'était pas trop caricaturé, car c'est un milieu que je ne connais pratiquement pas. A l'occasion...
Eh bien je pense que dans les mots "écrivain prestigieux", se trouve le mot prestigieux, qui a tendance à dévorer l'écrivain ; car c'est dans le mot "prestigieux" que se trouve le présentateur de télévision et le politicien, l'amour de l'apparence et du pouvoir (auquel cette jeune femme semble succomber d'une manière ou d'une autre, de la vedette au milliardaire).
Et donc, personnellement, j'évite ce milieu que je n'aime pas, et je n'aime pas les hommes prestigieux - ou ce n'est pas le prestigieux que je peux aimer en eux. Je ne peux même que le combattre, étant avant tout, de toute mon âme, libre. J'ai écrit un petit roman qui rejoint cette question, "La Dameuse", bientôt en poche, je me permets de vous le recommander, façon de retourner à l'essentiel, votre "vous qui êtes écrivain" !
Votre avant-derrnier commentaire a croisé le mien et vous y répondiez par avance : c'est donc cela au fond qui est terrible chez Chabrol, ses portraits apparemment outranciers sont finalement fidèles !
("Vous qui êtes écrivain" n'avait rien de péjoratif ou d'ironique ou que sais-je, au contraire...et je vous ai lu, et je continue de le faire, et puisque nous sommes entre nous comme vous dites, je peux vous avouer que je vous ai découverte à l'époque de votre livre avec Zagdanski, attiré d'abord par la couverture, mais que je suis ensuite allé plus loin...)
Pardon de m'être mal fait comprendre, je ne le prenais pas mal, Ludovic, plutôt comme un hommage... Je le répétais parce que j'entendais à mesure que toute cette histoire est autant interne (comme dit Transhumain dans sa dernière note) qu'externe, et que si le "prestigieux" - les apparences, le pouvoir, l'argent -, dévore l'écrivain, il veut donc me dévorer aussi (et là, en interne, c'est un peu ce que je racontais un jour chez Montalte, dans un texte sur la honte). Même sans être un écrivain prestigieux, on est toujours menacé par le prestige, donc par la destruction de soi, de sa liberté, par cet élément qui voudrait s'emparer de vous.
Justement j'y pensais, j'avais beaucoup aimé ce texte chez Pierre Cormary.
Très finement observé, Ludovic. Comme à l'accoutumée.
Quelques remarques cependant : le Festival de Cannes ne décerne qu'UNE Palme d'Or. Les autres prix de notre ami Barton étaient la "Mise en scène" et l'"Interprétation masculine".
Par ailleurs, il se trouve que les Coen, contrairement à ce que vous écrivez, ainsi qu'Alina et Sébastien, n'ont peut-être jamais été autant empathiques et compassionnels qu'avec "No country for old men". Seulement, le film se drape d'un réalisme qui vous fait sans doute trop mal aux yeux.
Quoi qu'il s'y apparente à bien des égards, Chigurh est bien davantage qu'un croquemitaine de la famille de Leatherface. Son énergie à dépenser (rassasiée par le meurtre) n'est pas consécutive à la perte d'un travail éreintant (et donc brûleur de cette énergie). Chigurh n'est d'ailleurs pas homme. Tout dans le jeu impassible de Bardem procède de cette désincarnation. Il n'est rien moins que la métaphore d'un monde-ogre (appelez-le système, libéralisme, consumérisme...) qui mange jusqu'à ses derniers petits. Et ce qui vous gêne sans doute, c'est que ce mal en marche l'emporte sur la raison, le combat même de ceux qui ne peuvent le voir en face sans être révulsés d'horreur. Vous préférez appeler cela "cynisme", sans doute pour mettre "Chigurh" à distance. C'est une position philosophique confortable, comme le rire (que je préfère... ainsi que les Coen visiblement). Mais ainsi va le monde: Chigurh, à la fin du métrage, pourtant blessé, se relève, continue sa route. Et on ne sait pas comment l'arrêter. Parce que, d'une certaine manière, on lui ressemble. Car ce monde qui nous dépasse, c'est nous qui l'avons créé.
Vous qui faites la comparaison avec le religieux, Alina, qu'y a-t-il de plus "christique" que le visage perdu du vieux shérif (splendide Tommy Lee Jones), semblant échapper dans l'épilogue comme un dernier râle, dont la teneur tient évidemment en ceci : "Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné?"
Je ne vais pas au cinéma en ce moment, je n'ai pas vu leur dernier film...
Tout comme Alina, je n'ai pas eu la chance de voir ce dernier Coen dans ma région reculée, Thierry (ainsi que "Redacted" et "There will be blood", qui sont sur ma liste de dvd fraîchement sortis), mais je veux bien croire que ce cynisme est d'un anture différente que dans "the Ladykillers" ou "Intolerable cruelty". Je vous donnerai mon avis quand je l'aurai vu.