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  • LES FANTOMES DE M.BILL, D'ALEXANDRE MATHIS (3/3)

       La seule issue, semble alors nous dire Alexandre Mathis, réside dans la singularité d’une aventure humaine, point nodal qui peut réconcilier l’évanescence des formes et la multiplicité des discours, ciment apte à maintenir ensemble les briques de Babel, dernier salut d’une quête numérique passant enfin du fragment au témoignage et de l’encyclopédie au vade-mecum. Une incroyable phrase parmi d’autres pour illustrer ce passage essentiel, celui qui va de la description générale, débarrassée de tout psychologisme et de toute émotion, jusqu’à la trivialité de l’acte : « En se dirigeant vers la rue du Bac et le boulevard Raspail à une vingtaine de mètres, Frères Lissac opticien au 20, une agence immobilière, cabinet Marnier, sur le boulevard Raspail au n°2 un Crédit Industriel et Commercial, au 4 le Cayré Hôtel (2 étoiles), et attenante à l’hôtel Cayré le début de l’aventure possible…avec la Station-Service Shell et sa coquille Saint Jacques (6-10, boulevard Raspail), belle longueur de béton, ancrée latéralement dans le bas de trois immeubles, en brique, pierre de Paris, et pierre de taille, où Rapin a arrêté ses voitures. » La carte et soudain l’homme qui l’anime et en fait son territoire, le passage du lieu au nom, de la toponymie à l’histoire.

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        A la jonction entre le rapport de police, la Une de Détective et le générique de film, Monsieur Bill, ultime fantôme, déréalise sans effort l’autofiction dénuée de rêves tout en arrimant l’imaginaire à ce qu’il n’aurait jamais dû renier : l’infinie richesse de l’événement concret. C’est ainsi que le roman d’Alexandre Mathis fait partie de ces grands livres qui ruinent sans effort les petites tentatives novatrices pullulant à chaque rentrée littéraire, les renvoyant à leur chiqué. Du temps où Maurice G. Dantec avait la prétention d’écrire et non la vanité de prêcher, il ya  plus de dix ans de cela, il avait dans son « Journal métaphysique et polémique », dressé le portrait de l’écrivain du XXI è siècle, « archiviste prospectif et trans-fictionnel ». Comment ne pas retrouver très exactement le Mathis de « Monsieur Bill » derrière cette saisissante description : « opérant sur des lignes de césure et de soudure entre les différents cryptages de la réalité , les différentes actualisations du monde humain et naturel, il devra mettre en évidence quelques figures susceptibles d’en produire une généalogie pertinente, sans avoir peur de mêler réalité et fiction, y compris la plus débridée, et de la façon la plus dangereuse qui soit, puisque c’est précisément de cela dont il s’agit : assembler un explosif métaphysique qui prenne corps littéralement dans le matériel humain. »

    Oui, Monsieur Bill est une bombe. Heureux ceux qui se laisseront griser par ses déflagrations.

    Alexandre Mathis. Les fantômes de M.Bill. Le fer et le feu. Editions Léo Scheer. 358 pages. 19 euros.

    Ce texte est paru dans le numéro 142 de la revue Eléments

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  • LES FANTOMES DE M.BILL, D'ALEXANDRE MATHIS (2/3)

       Sortir de Pigalle. Sortir de 1959. Un fantôme à chaque carrefour, à chaque saison. Et puis soudain tout un pan d’architecture qui  bifurque : ce n’est pas seulement le récit qui nous parle d’aujourd’hui, de ce besoin de mentir pour avoir enfin une crédibilité médiatique, de ce désir de crépiter en dépit du bon sens, de ce fantasme de toujours plus se mettre en scène puisque tout est scène, non c’est aussi sa structure. Ses embardées, ses flash-backs inattendus et ses élucubrations incontrôlées, ses listes interminables, comme des gros mots ou des mantras, ces aller-retour entre temples et pissotières, nous font voir alors « Les fantômes de Mr Bill » comme l’un des plus beaux romans de notre âge numérique, où tout mute et pourtant tout se sait, où tout s’interpénètre quand tout se personnalise, où tout se fragmente au moment même où tout se collectionne. Où les savoirs se trouvent à portée de main, patiemment édifiés de cultes en anthologie, tandis que nous en sommes réduits à l’errance fascinée, grappillant dans l’heure, sans hiérarchie ni patience, ce qu’auparavant une vie entière parvenait à peine à rassembler.

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       Oui, tout est faux dans ce roman puisque tout n’y est que scrupuleuse retranscription. La vérité d’aujourd’hui passe par le fluide, le mouvant, l’échange, l’inversion, par l’absence consenti de socle, l’intimité devenue fiction, le fait immédiatement symbolisé, surinterprêté, décontextualisé, longue écharpe molle et douce qui glisse entre les bibliothèques, flux instable et empressé s’échappant d’un empilement infini de connaissances vers un autre. Mathis collecte des faits, rien que des faits, sans reprendre son souffle, sans mégoter, inlassablement, absurdement, désespérément. La liste sur plusieurs pages des 499 titres de la Série Noire de 1945 à 1959, la liste des stations de métros entre Rue du Bac et Pigalle, la liste des jeunes premiers du cinéma de l’époque. Et c’est à travers « Grisbi or not Grisbi », Havre-Caumartin ou Maurice Ronet que nous pouvons soudain accéder à l’autre face de ce méta-roman, celui qui identifie à coups sûr ce monde plus que jamais innommable. Ce monde qui ne cesse de se former au gré des principes bafoués et des règles d’or d’un jour. Ce monde amnésique qui a transformé logiquement la mémoire en morale. Ce monde qui émiette le sens à force d’en compiler les signes.

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  • LES FANTOMES DE M.BILL, D'ALEXANDRE MATHIS (1/3)

     

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       Ils sont nombreux les fantômes de Mr Bill. Ils sont trompeurs, aussi, comme tout fantôme qui se respecte. Ils donnent l’impression d’être bien présents dans un monde qu’ils ne font pourtant que traverser ; ils font mine de parler d’autrefois alors qu’ils gémissent et qu’ils grincent ; leur réalité ne résiste pas à quelques secondes d’attention, mais ces secondes-là justement, ils ne nous les laissent jamais. Non, contrairement à ce qu’annonce candidement la quatrième de couverture de ce phénoménal roman d’Alexandre Mathis, il n’y a pas ici le simple enjeu, le simple leurre, de « ressusciter toute une époque », il y a bien au contraire l’ambition de transposer la nôtre, ce qui est bien moins rassurant. Car un fantôme au final, ça n’a qu’un objectif : mettre au pied du mur, révéler à lui-même, l’individu témoin de son apparition. Mathis place le lecteur dans cette même situation : que fera-t-il, lui le jongleur blasé, le papillonneur désenchanté d’univers, de ce monde de 1959 absolument révolu ? Que fera-t-il de ce fait divers parmi d’autres, de ce jeune truand brûlant une entraîneuse en forêt de Fontainebleau ? A coup sûr, un simple prétexte à mélancolie géographique, un aide-mémoire  de poésie urbaine, une vague rêverie nostalgique de plus, d’un temps béni où « les cinémas se multipliaient comme des pains ». Oui, la tentation est grande de passer à côté de l’invite du fantôme et de se complaire dans le détail de son costume, de son masque, de ses chaînes. Que propose donc l’auteur de Maryan Lamour dans le béton ? Et s’il s’agissait de cerner ce qui s’échappe, les images volatiles comme les sentiments aléatoires, les échos impossibles comme les souvenirs échangistes ? Oui, voilà, couper toutes les issues : un fantôme à chaque sortie…

     

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       Des photographies, des plans, des articles de presse, des extraits de films ou de romans, des façades de restaurants, de cabarets, d’hôtels, des rapports de police, des rues, des angles de rues, des numéros de rues, des néons. Beaucoup de néons. Mathis arpente Pigalle en cet été 1959, mais cela n’est que le premier cercle, celui de la reconnaissance, de l’amertume méticuleuse. Après se dressent les miroirs, ceux qui ne laissent plus passer que les ombres, qui les mettent à niveau : Jean-Luc Godard peut-être inspiré par cette affaire qui défraya la chronique et s’en servant pour A bout de souffle, de l’acte fou de Poiccard à ses doigts nicotinés en gros plan. Et puis en face Monsieur Bill gavé d’images cinématographiques, prenant des airs et des manières, recréant des bouts de situations, des début de séquences, semblables à celles de la salle obscure. Monsieur Bill, flambeur comme Bob ; et qui boit le pastis sec comme Belmondo dans A double tour de Chabrol. Monsieur Bill ? Un jeune homme de vingt deux ans qui « parle beaucoup, se vante, (il) invente certainement, ceux qui l’écoutent souvent ignorent où est la part de vérité et la part de fabulation, il est jeune, surtout pour avoir fait tout ce qu’il prétend avoir fait ». D’ailleurs le décor où évolue Georges Rapin alias Bill, ce sont ces amorces de plan qui cadrent une rue, un carrefour, une façade au petit jour ou à la nuit tombée, ce sont ces plans d’exposition qui montre Paris sans maquillage et Pigalle vue des toits d’immeubles. Un monde recréé. La caméra regarde ces lieux qu’observe Bill, ces restaurants où il s’attable, ces filles qu’il suit ; les mêmes, les mêmes qu’à l’écran. Jusqu’à la fin. C’est-à-dire jusqu’au crime et au spectacle mêlés inextricablement. George Rapin, alias Bill, enfin sous les feux de la rampe, et qui en rajoute dans l’invention de meurtres aussi sordides que gratuits. « La fin pour Bill justifie les moyens. La fin était une image rêvée. Projetée. Image d’un autre, imaginaire ».

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  • SIMULACRE EMOUVANT

      

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       Le chemin bordé d’arbres est un long chemin.

       Que dire du chemin que bornent la maîtrise de l’énergie, l’urbanisation, le traitement de l’information, la capacité à faire la guerre ? Tire-t-il autant en longueur que le raidillon naturel ? Est-il aussi peu évitable que lui, incommode et sans accueil, ne proposant que le chantage d’y souffrir ensemble ou rien ?

       Une manière de syllogisme semble pouvoir répondre par la négative : rien de plus artificiel que les critères de développement d’une société  humaine–  or l’homme est un artefact – donc le mieux placé pour contredire ce régime d’artifice.

       Critique de l’artifice, oui, mais pour un trompe-l’oeil moins vil. Critique du semblant, mais pour un simulacre émouvant.

       A l’exemple cinématographique d’une petite brune italo-tripolitaine qui parle l’Espagnol comme on embrasse au fond d’un corridor, le pli des seins huileux, qui donnent au voyeur l’allure ébrieuse. Les yeux se ferment de vertige, à l’aveugle leurs doigts rétiniens en détaillent la plantureuse anatomie : c’est plat comme une belle peinture, eût dit Degas, c’est Rossana Podesta.

    (Jacques Sicard)

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