Je suis bien volontiers Vincent dans ce blog-a-thon consacré à Luis Bunuel (ne serait-ce que pour me racheter d'avoir manqué celui sur Ford).
J’ai eu la chance de passer mon enfance au Moyen Âge, cette époque “douloureuse et exquise” comme l’écrivit Huysmans. Douloureuse dans sa vie matérielle. Exquise dans sa vie spirituelle. Juste le contraire d’aujourd’hui. (1)
C’est la même époque, inconséquente et lâche, qui fête le moindre particularisme mais ne rêve que de chasser les phobies particulières.
C’est la même époque qui voit des couturiers, des mannequins et des hommes politiques se presser à la première rétrospective Dada venue, absolument enchantés, mais qui n’en finit pas, à l’occasion de dessins plus ou moins injurieux sur l’islam, de prôner sans rire une « liberté d’expression dans le respect de chacun ».
C’est la même époque qui conseille ardemment, en étouffant toutefois un bâillement, Pasolini ou Fassbinder dès le plus jeune âge, mais qui se scandalise ou se pâme devant la médiocre Passion du Christ de Gibson.
Que peut un cinéaste comme Luis Buñuel contre un monde où le tabou que l’on brise en se rengorgeant n’est jamais que celui de l’autre, où l’on s’imagine iconoclaste en barbouillant de blasphèmes des idoles depuis longtemps périmées ? Tout comme La grande bouffe de Ferreri désormais annoblie, les brûlots de Debord admis par Sollers ou les audaces datées d’écrivains maudits à présent oubliés, il fait partie de ces entreprises subversives débarrassées de toute nocivité, avant tout parce que leurs cibles du moment, du moins les plus apparentes, ont disparu corps et biens. À revoir aujourd’hui par exemple Le charme discret de la bourgeoisie (1972) ou Le fantôme de la liberté (1974), précis de décomposition des parades bourgeoises et de leurs tutelles (armée, clergé, ambassadeurs et préfets), on se prend en effet à sourire, certain que Télérama et Libération vont adorer ces attaques en règles contre des postures moribondes. Bien entendu, le cinéaste de l’hérétique et corrosive Voie lactée (1969) s’en prendrait certainement aujourd’hui aux tenants des nouveaux pouvoirs, ceux qui en une trentaine d’années à peine, n'ont eu de cesse de s’époumoner contre l’oppression, celle d’avant bien entendu, pour mieux la mettre en pratique. Sans doute fusillerait-il un quarteron de journalistes au milieu d'une fanfare ou pendrait-il avec entrain, entre deux passages d’émeus interloqués, une brochette d'animateurs.
L’essentiel n’est pas là cependant. D’abord parce que ce n’est pas tant le bourgeois défini socialement que visent, entre autres cibles, les œuvres incandescentes de Buñuel, que la bourgeoisie de l’esprit, celle-là même qui aujourd’hui l’encense, comme toujours vendue au plus offrant, hier le consensus obligatoire, aujourd’hui l’ivresse du blasphème égalitaire et demain le droit au travail et à la consommation réconciliés.
Ensuite, et surtout, parce que ce n’est pas le matérialisme des rationalistes cyniques que l’auteur de La vie criminelle d’Archibald de la Cruz (2) souhaite opposer au prestige fumeux des transcendances de pacotille, bien décidé au contraire à pourfendre tous les schémas vainqueurs, y compris celui des cartésiens de tout poil, en poétisant le refus de cette désacralisation consciencieuse et de ces déritualisations systématiques qui ont si bien su nous mettre en rang. C’est en cela que Buñuel, fier d’être né à Calanda, village du bas-Aragon où « le Moyen Âge s’est prolongé jusqu’à la Première Guerre mondiale »(3), s’écarte rigoureusement des paradoxes de notre modernité exténuée d’oxymores, elle qui réclame le droit d’insulter et regrette de blesser, qui s'emporte avec véhémence avnt d'absoudre dans la Transparence, qui partout évente les secrets mais exalte sans vergogne l’individualisme forcené, car il n’y a sans doute pas plus morbide que cet érotomane, plus assoiffé d’ordre que cet anarchiste, plus religieux que cet athée.
1. Luis Buñuel, Mon dernier soupir, Robert Laffont, Paris 1982.
2. Monstrueux assemblages de scènes primitives, provocant et charmeur, ce film nous paraît, de par sa thématique comme par le choix des motifs de ses épisodes, de l’ascenseur meurtrier à la sauterelle libérée, avoir impressionné durablement un cinéaste aussi important que Dario Argento, qui n’a à notre connaissance jamais mentionné cette influence.
3. Luis Buñuel, op.cit.
(Une première version de ce texte est parue sous le titre “Les voies de la Tradition chez Bunuel” dans le numéro 120 de la revue Eléments au printemps 2006)
Commentaires
Très beau texte sur ce réalisateur si libre. La "bourgeoisie de l'esprit" ayant encore de beaux jours devant elle, la veine subversive de Bunuel peut survivre aux tentatives d'embaumement. Enfin, je l'espère. Et puis il restera toujours sa veine érotique que vous illustrez à merveille avec cette photographie. Je suis aussi un grand admirateur d'Archibald de la Cruz, mais je n'avais pas pensé à ce lien avec Argento.
Je précise que je ne suis pas l'instigateur de cette célébration bunuellienne (j'aurais bien aimé) mais que l'est l'estimable et anglo-saxon Flickhead : http://flickhead.blogspot.com/
Tout simplement superbe! Rien à ajouter tant votre analyse est juste. Je pense qu'effectivement Bunuel visait moins la bourgeoisie que les conventions et rites sociaux attachés à cette classe. Aujourd'hui, nul doute qu'il se rirait légitimement des conventions de cette "bourgeoisie de l'esprit" et saurait en traquer les ridicules.
Clap ! clap ! clap ! clap !
Tout autre mot serait supeflu.
Heureux de vous evoir enfin en verve.
Thierry
Merci, sincèrement.
(oui, Thierry, "enfin" l'envie d'écrire à nouveau, c'est cela)
...c'est d'ailleurs avec beaucoup de curiosité et d'intérêt que j'aimerais à mon tour vous lire tous trois sur ce réalisateur !
Là, je m'efface. C'est que moi non plus je ne suis plus du tout en verve (ça a commencé avec les "r" que j'ai oubliés avec le petit mot que je vous ai laissé (voir plus haut)... Et ça fiche sacrément le bourdon.
Je paresse et me repais de vos (très bons) textes, quasi en les jalousant tellement ils sont beaux.
Continuez !