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Blog-a-thon

  • BUNUEL EN CET AGE SOMBRE (seconde partie)

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    Ce qui reste aujourd’hui de véritablement irrécupérable dans l'œuvre de Luis Bunuel, ce qui continue de rendre inconfortable certains de ses plans comme la plupart de ses récits, en d’autres termes ce qui peut encore embraser, c’est bien la phénoménale ambiguïté de ses contes amoraux, qui traversant sans gêne aucune les climats historiques et les opinions publiques, nous fait prendre nos pulsions secrètes pour des rêves inquiets et le désir scopique pour une voie d’entrée royale vers un au-delà mystique.
    Loin des provocations pesées et repesées qui nous paraissent aujourd’hui avoir fait long feu, et même préparé le terrain au rebelle mondain, sûr de ses indolores insurrections, qui en tout lieu désormais se pavane, l’extraordinaire Nazarín par exemple, fable au manichéisme retourné comme un gant, permet de réévaluer l’œuvre finalement bien peu amène de l’Aragonais, lorsqu’elle privilégie l’attentat poétique où le spectateur n’est justement sauvé que parce qu’il reste sur sa faim, se sent mal à l’aise et rit jaune, au lieu de confortablement consommer de la sédition.
    Décadré vers la mise à l’honneur des détails les moins obvies, telle cette colombe passée le long d’un dos féminin par le rebouteux aveugle de Los olvidados (1949), l’enregistrement des désordres sociaux dévie de l’incapacitant naturalisme social comme du mièvre réalisme poétique vers une sorte de surréalisme sceptique, riche d’incongrus trésors mal éclairés et de passions délirantes froidement exposées. Au sein d’ahurissants mélodrames, l’auteur de l’autobiographique El (1950) débusque comme des lapsus, associations d’objets, plans articulés avec inconvenance, rimes sans cesse provoquées entre la misère la plus nue (celles du cœur et du sexe comprises) et la fulgurance d’âmes éprises du moindre commencement de sortilège.
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    Ce qui intéresse l’auteur du diptyque le plus violent sur les dégâts de la morale judéo-chrétienne que le cinéma occidental ait jamais osé produire – Nazarín (1958) / Viridiana (1961) –, ce qui subjugue un cinéaste rêvant d’un film « qui montrerait des personnages humains se conduisant comme des insectes, comme une abeille, comme une araignée » (1), ce n’est pas tant l’étrangeté à la fois embellie et limitée des incohérences exotiques que celle qui, pour peu qu’on y prenne garde, nimbe tout ordre méconnu, le dissimule sans au fond le perturber. C’est ainsi que sa faculté d’observation et de synthèse lui permet d’éviter la gratuité d’une partie du courant surréaliste, qui en juxtaposant des images hétéroclites, prétend instruire, alors qu’elle ne fait que servir, même contre son gré, n’importe quel discours ainsi magnifié à peu de frais (la publicité sous toutes ses formes en est d'ailleurs l'héritière directe). Elle l’autorise au contraire à fondre les prestiges hasardeux de l’inconstant et du tapageur dans un autre jeu, de bien plus grande envergure, celui qui consiste à dénicher sous l’apparent mystère des rapports humains, sous leurs convenances les plus risibles comme sous leurs perversions les plus dangereuses, l’insolite rigueur de lignes de force traditionnelles.

    1. Luis Buñuel, Mon dernier soupir, Robert Laffont, Paris 1982.

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  • BUNUEL EN CET AGE SOMBRE (première partie)

    Je suis bien volontiers Vincent dans ce blog-a-thon consacré à Luis Bunuel (ne serait-ce que pour me racheter d'avoir manqué celui sur Ford).

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    J’ai eu la chance de passer mon enfance au Moyen Âge, cette époque “douloureuse et exquise” comme l’écrivit Huysmans. Douloureuse dans sa vie matérielle. Exquise dans sa vie spirituelle. Juste le contraire d’aujourd’hui. (1)

    C’est la même époque, inconséquente et lâche, qui fête le moindre particularisme mais ne rêve que de chasser les phobies particulières.
    C’est la même époque qui voit des couturiers, des mannequins et des hommes politiques se presser à la première rétrospective Dada venue, absolument enchantés, mais qui n’en finit pas, à l’occasion de dessins plus ou moins injurieux sur l’islam, de prôner sans rire une « liberté d’expression dans le respect de chacun ».
    C’est la même époque qui conseille ardemment, en étouffant toutefois un bâillement, Pasolini ou Fassbinder dès le plus jeune âge, mais qui se scandalise ou se pâme devant la médiocre Passion du Christ de Gibson.
    Que peut un cinéaste comme Luis Buñuel contre un monde où le tabou que l’on brise en se rengorgeant n’est jamais que celui de l’autre, où l’on s’imagine iconoclaste en barbouillant de blasphèmes des idoles depuis longtemps périmées ? Tout comme La grande bouffe de Ferreri désormais annoblie, les brûlots de Debord admis par Sollers ou les audaces datées d’écrivains maudits à présent oubliés, il fait partie de ces entreprises subversives débarrassées de toute nocivité, avant tout parce que leurs cibles du moment, du moins les plus apparentes, ont disparu corps et biens. À revoir aujourd’hui par exemple Le charme discret de la bourgeoisie (1972) ou Le fantôme de la liberté (1974), précis de décomposition des parades bourgeoises et de leurs tutelles (armée, clergé, ambassadeurs et préfets), on se prend en effet à sourire, certain que Télérama et Libération vont adorer ces attaques en règles contre des postures moribondes. Bien entendu, le cinéaste de l’hérétique et corrosive Voie lactée (1969) s’en prendrait certainement aujourd’hui aux tenants des nouveaux pouvoirs, ceux qui en une trentaine d’années à peine, n'ont eu de cesse de s’époumoner contre l’oppression, celle d’avant bien entendu, pour mieux la mettre en pratique. Sans doute fusillerait-il un quarteron de journalistes au milieu d'une fanfare ou pendrait-il avec entrain, entre deux passages d’émeus interloqués, une brochette d'animateurs.
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    L’essentiel n’est pas là cependant. D’abord parce que ce n’est pas tant le bourgeois défini socialement que visent, entre autres cibles, les œuvres incandescentes de Buñuel, que la bourgeoisie de l’esprit, celle-là même qui aujourd’hui l’encense, comme toujours vendue au plus offrant, hier le consensus obligatoire, aujourd’hui l’ivresse du blasphème égalitaire et demain le droit au travail et à la consommation réconciliés.
    Ensuite, et surtout, parce que ce n’est pas le matérialisme des rationalistes cyniques que l’auteur de La vie criminelle d’Archibald de la Cruz (2) souhaite opposer au prestige fumeux des transcendances de pacotille, bien décidé au contraire à pourfendre tous les schémas vainqueurs, y compris celui des cartésiens de tout poil, en poétisant le refus de cette désacralisation consciencieuse et de ces déritualisations systématiques qui ont si bien su nous mettre en rang. C’est en cela que Buñuel, fier d’être né à Calanda, village du bas-Aragon où « le Moyen Âge s’est prolongé jusqu’à la Première Guerre mondiale »(3), s’écarte rigoureusement des paradoxes de notre modernité exténuée d’oxymores, elle qui réclame le droit d’insulter et regrette de blesser, qui s'emporte avec véhémence avnt d'absoudre dans la Transparence, qui partout évente les secrets mais exalte sans vergogne l’individualisme forcené, car il n’y a sans doute pas plus morbide que cet érotomane, plus assoiffé d’ordre que cet anarchiste, plus religieux que cet athée.


    1. Luis Buñuel, Mon dernier soupir, Robert Laffont, Paris 1982.
    2. Monstrueux assemblages de scènes primitives, provocant et charmeur, ce film nous paraît, de par sa thématique comme par le choix des motifs de ses épisodes, de l’ascenseur meurtrier à la sauterelle libérée, avoir impressionné durablement un cinéaste aussi important que Dario Argento, qui n’a à notre connaissance jamais mentionné cette influence.
    3. Luis Buñuel, op.cit.

    (Une première version de ce texte est parue sous le titre “Les voies de la Tradition chez Bunuel” dans le numéro 120 de la revue Eléments au printemps 2006)

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