J’ai reçu hier la visite d’un Institut de sondages sous la forme avenante d’une jeune femme blonde. Elle proposait une sorte de quiz culturo-politique, « rapide et déjanté », pour cerner les grandes tendances de demain. Avant même que j’aie accepté, elle a commencé avec une pointe d’excitation. La première question augurait de la nature des suivantes ; on se serait cru sur un ring ou pire, à la télévision.
- Nabe ou Houellebecq ?
Je lui aurais bien répondu qu’aimer l’un n’excluait pas d’apprécier l’autre, que le second permettait de ne pas trop regretter, au bout du compte, sa place dans le monde, et aidait en tous cas à bien l’identifier, sans se faire la moindre illusion, tandis que le premier se proposait ni plus ni moins que de le remplacer, ce monde, et qu’il fallait bien articuler tout cela pour vivre en paix ; mais je me suis retenu. Je n’avais pas envie de choisir, pas entre ces deux-là, alors j’ai répondu ce qui m’a semblé le plus logique, la logique du tiers inclus bien sûr, et c’est là que tout a dérapé.
- Jean-Pierre Martinet.
- Connais pas ! Il faut choisir dans la liste ! Donc « ne se prononce pas ».
Après la pointe d’excitation, le début de l’exaspération, je n’étais peut-être pas le premier à lui faire ce coup-là. Elle a repris un peu plus vite :
- Guillaume Canet ou Jean-Luc Godard ?
Ah ! Ce besoin d’opposer le peuple à l’élite, de prendre alternativement le parti de l'un puis de l'autre avec la même morgue, de bien compartimenter le tout en se flattant des convergences, cette envie de toujours mieux se dédouaner, ce désir même pas honteux de castrer à jamais le cinéma populaire d’avant, celui de La grande illusion qui faisait salle comble tout en mettant à l’honneur métaphysique et politique.
- Jean Renoir !
- Je coche « Ne se prononce pas » !
Son ton devenait saccadé et son souffle plus court. Elle avait me semblait-il les larmes qui lui montaient aux yeux mais particulièrement bien formée, elle tentait de n’en rien laisser paraître.
- Bienvenue chez les ch’tis ou Potiche ?
Le sourire dégoulinant contre le rictus en cul de poule ? Le littéral contre le second degré, la main pesante sur l’épaule contre le clin d’œil narquois, la destruction méthodique de tout ce qui faisait le sel de la comédie de mœurs ? Toujours la même rengaine : de la fausse empathie et de la fausse ironie, du mépris light, jamais rien de plus :
- Mercredi, folle journée !
- Jamais entendu parler : ce sera NSP ! C’est trop facile de ne jamais choisir ! Ni oui, ni non, toujours l’esquive, vous me faites penser à Monsieur Ouine ! La parodie de nuances pour ne jamais s’engager, la simili-mesure pour toujours mieux abdiquer, vous aspirez tout, fadement, et ne sélectionnez rien, lâchement ! Dieu vomit les tièdes, Monsieur !
Elle avait des lettres, la jolie représentante médiatique, Bernanos, rien que ça…. Je n’avais pas eu l’impression d’être tiède dans mes choix pourtant, mais c’est ainsi, la complémentarité des contraires, la synthèse qui transcende les polarités ou l’ailleurs radical qui en annule la fausse opposition, le Non qui brûle en enfer de Maître Eckart, tout cela, elle n’en voulait pas. J’essayai de faire la paix :
- Vous savez, être héraclitéen, c’est pas si facile…
- Clito, quoi ? répondit-elle hargneuse avant de me lancer une dernière perche, - Bénabar ou Biolay ?
- Jeanne Cherhal !
Alors sans même écouter mes réponses, elle a tout débité d’une traite. Il fallait en finir au plus vite : je la révoltais.
- Sarkozy ou Villepin ?
- De Gaulle !
- Freud ou Nietzsche ?
- Husserl !
- Badiou ou Finkielkraut ?
- Muray !
- Nations ou mondialisation ?
- Empire !
- Individuel ou collectif ?
- Conjugal !
- Clitoridienne ou vaginale ?
- Plexuelle !
- Libéral ou communiste ?
- Localiste !
- Jamais entendu parler ! Tous vos héros sont décédés et vos concepts mort-nés !, hurla-t-elle, décoiffée, rouge de colère, la lèvre inférieure tremblante.
Elle n’avait pas tout à fait tort. Me faisant alors comprendre que le sondage était terminé, elle a ramassé pêle-mêle tous ses papiers, puis est partie furieuse en claquant la porte. Mais elle a laissé son numéro.
Commentaires
Jean-Pierre Martinet... (n'hésitez pas à rappeler cette jeune dame pour lui signaler, et à vot'service)(martient vous exagérez)
héhé pour une fois il y a un titre... quel joli rêve ! à moins que ce ne soit un cauchemar ?
bon bout-de-l'an, et heureuse nouvelle année !
Merci Jack, heureusement que vous êtes là (heureusement que vous êtes là en général, pas seulement quand vous mettez les mains dans le cambouis pour me corriger) : voilà donc pourquoi cette dame ne le connaissait pas... Cela dit, j'ai beau chercher, je ne comprends pas ma bourde et je diagnostiquerais davantage la fatigue qu'un éventuel lapsus : Jean-Claude, vraiment, ça ne m'évoque rien.
Merci pour vos voeux tilly, à mon tour de vous souhaiter une belle année, adaptée à votre insatiable curiosité !
Amusante rétrospective de l'année, de ses faux débats et de son rythme binaire ! Que l'année qui vient ne nous change pas Cinématique !
La réplique-culte : "Vous savez, être héraclitéen c'est pas si facile / Clito, quoi ?"
Voilà qui permet de cerner un peu vos convictions, pour rebondir sur votre réponse à kolibet dans la note d'hier...
Izzo ? Narcy ? Michéa ? Van Damme ? Brialy ? Carrière ?... Brisseau peut-être ?
Il faut que tout change pour que rien ne change, Tantvieux.
Ah, je ne sais plus Drimtim, je ne m'y retrouve pas moi-même.
Mais oui, Brisseau, bien entendu !
Vous n'auriez pas oublié Abellio, dans vos tags ? - A part ça, il faudrait m'expliquer ce qu'est une femme "plexuelle", ça a l'air bien.
Et merci de faire une différence entre Muray et Finkie - même si sa mort assez précoce a peut-être empêché le premier de trop ressembler au second, qui sait.
Meilleurs voeux !
Pas faux, cher Arnaud, mais Abellio est souterrainement présent dès qu'on s'éloigne du binaire. Pour ce qui est de la femme plexuelle, je vous dirai, et là encore Abellio n'est pas loin.
Tous mes voeux pour cette nouvelle année, en particulier celui de continuer votre passionnant travail au Café.
Très belle fable sur cette époque qui ne peut s'empêcher de "catégoriser" et de stigmatiser ceux qui "n'entrent pas dans les cases". Le meilleur exemple récent que nous ayons eu de cette attitude me semble être le consternant article des Inrocks (pourtant champion dans le domaine !) sur Philippe Muray (on peut le lire à l'adresse suivante : http://www.alainzannini.com/index.php?option=com_content&view=article&catid=120%3A2010&id=2269%3Aa-quoi-sert-philippe-muray-les-inrocks-1er-decembre-2010&Itemid=66).
Pour l'auteur, sont de "droite" les "penseurs qui préfèrent les Blancs aux Noirs (Muray a-t-il jamais suggéré une pareille chose d'ailleurs ??), les hétéros aux homos, les riches aux pauvres, les français de souche aux musulmans et les chrétiens aux juifs". La dernière proposition est quand même assez hallucinante, faisant de tous les chrétiens de potentiels électeurs de Sarko tandis que soutenir la politique de Netanyahu ferait de vous un épigone de Che Guevara!
Bref, merci de proposer toujours des chemins de traverse. Continuez longtemps dans cette voie. Je vous souhaite une excellente nouvelle année à vous et à vos proches.
Merci Docteur, oui, cet article est d'une bêtise affolante.
A vous aussi, je souhaite de continuer de célébrer, à côté de l'actualité que vous savez décortiquer avec talent, le cinéma hors-mode et hors-concours dont vous avez le secret.
Les propos de Muray, nous révèlent cet article, "ne relève[nt] que du billet d'humeur, répété par une grande gueule du café du commerce." Quel style... mais merci à cette dame pour le clin d'oeil involontaire !
(Ceci dit, on pourrait épiloguer sur cette mode pro-Muray ; passons.)
Avez-vous lu cette déclaration si noble et courageuse de Michel Houellebecq, Ludovic ?
http://www.mediapart.fr/club/blog/roger-vaillant/201110/houellebecq-l-etranger
Je crains que la mode Pro-Muray ne soit dans l'ordre des choses, justement de la part de ceux qui ne comprennent pas qu'il les fustigeait aussi.
Non, je ne l'avais pas lu, Griffe, et ce qui est curieux c'est que ses meilleurs livres démontrent au contraire qu'il n'y a pas "que des individus". Le désir de provoquer fait dire bien des âneries.