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Ingmar Bergman

  • LSD 67, D'ALEXANDRE MATHIS

     

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    LSD comme « Liliane, Sonny, Dora », sous-titre officiel de LSD 67, le nouveau roman d’Alexandre Mathis, deux ans après le précédent, Les fantômes de Monsieur Bill, dont nous avions ici même vanté la richesse et l’ampleur. Liliane, avec ses grands yeux gris-verts et ses ampoules d’acide lysergique dans le soutien-gorge, Sonny toujours entre fou-rires et hébétude, qui un jour dans un rayon de soleil, vit Dora, cheveux blonds très courts à la Jean Seberg, dépenaillée et néanmoins attirante, fantomatique et maternelle, d’une solitude poignante ne l’empêchant pas de sourire en dormant. Trois personnages parmi une dizaine d’autres tout aussi hauts en couleurs, arpentant Paris en cette année 1967, à la recherche d’émotions pures, de perceptions neuves, d’expérimentations tragiques. Epileptiques ou zombies, poètes ou peintres, drogués de toute obédience, voyeurs en tous genres, souvent terrassés par l’intensité de leurs visions. Des personnages auxquels se mêle un narrateur qui tout en faisant partie de ce monde, le révèle en entomologiste attentif, mémorialiste d’une époque mêlant sans cesse la force de l’élan vital, l’avidité de découvertes, à la mélancolie la plus tenace, entrelaçant dislocation moderne et participations magiques, réalité sordide et rêves éveillés. Un narrateur suivant chacun des protagonistes jusque dans ses émois les plus intimes, ses frasques les plus insensées, ses aventures les plus clandestines, comme si chacun de ces personnages était une partie de lui-même, l’une des ses tentations ou de ses expériences d’alors. Comme si la fiction n’était jamais qu’une manière de soulager la mémoire (« ce soir là, Sonny dormit avec Dora, une nouvelle fois dans un petit hôtel de la rue Xavier-Privas, où j’avais moi même dormi plusieurs nuits avec elle »…)

     

    LSD, comme le diéthylamide de l'acide lysergique. Véritable encyclopédie des substances hallucinogène, LSD 67 passe ainsi en revue, sans fausse pudeur, leçon de morale ou prosélytisme déplacé (il n'y a jamais rien de tel chez Mathis, ce qui définitivement le distingue des auteurs en vogue), tout ce qu’il faut savoir sur le vin rouge, l’éther, le trichloro-éthylène, le haschich, les amphétamines, les barbituriques, la morphine, l’opium, le nubarène ou le toraflon. Leurs propriétés sont dûment répertoriées, en particulier l’ordre dans lequel ces drogues doivent s’administrer pour éviter les mauvaise surprises et renforcer les bonnes, les associations qu’il convient d’éviter et celles au contraire à privilégier, les effets secondaires et les types d’accoutumance, les équivalences de doses, les lieux adéquats pour en profiter (en marchant vite pour ne pas dormir, dans un fauteuil à bascule, couché, au cinéma, etc…). Dans le monde de LSD 67, le petit opuscule de Mao qui commence alors à envahir toutes les librairies, vaut bien moins qu’un autre livre rouge, le Vidal, annuaire de médicaments dont on prend soin de colliger avec gourmandise les effets indésirables…

     

    LSD comme Librairies, Squares, Disquaires. Autant de cavernes d’Ali-Baba tumultueuses, où l’on se frôle, s’échange des regards, des fioles et des cachets, découvre des trésors de musique ou de littérature, ruches qui forment l’indispensable pendant aux salles de cinéma silencieuses, lieux sacrés parce qu’hors du temps. Librairies spécialisées dans le fétichisme, le cinéma, le surréalisme, tapies dans les recoins du quartier, étroites et bondées, où l’on se procure et ou l’on chaparde, pour s’en délecter plus tard, aussi bien du Vailland que du Jünger, du Lord Byron que de l’Edgar Poe. Squares déserts ou secrets, où l’on se pose entre deux longues marches, où l’on peut parfois dormir tranquille une nuit entière, où l’on ose s’aimer ou mieux encore, rêver les yeux grands ouverts.

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    LSD comme Liberté, Suicide, Défonce. Roman du vertige et du ressaisissement, on y contemple la beauté psychédélique des hallucinations, leurs infinies variations mentales, avant d'être le témoin à la faveur d'une remarque glissée sans avoir l'air d'y toucher, d'un trait de plume faussement anodin, d'une lucidité et d'une solitude également noires, celles du spectateur sidéré, du mort en sursis, qui s’y adonne pieds et poings liés. « La défonce, c’est être à l’intérieur, sans la conscience ».  Alignant les expériences chimiques de toutes sortes, nous jetant à la suite de corps meurtris et d’esprits soumis à toutes les distorsions, et ne vivant que pour elles, LSD 67 offre ainsi une longue suite de métamorphoses brutales, d’apparitions illogiques, de lumières suaves et enveloppantes, d’assauts d’araignées et de renversements de perspectives, de couleurs comme de douleurs vives. Ces dérives gothiques ou futuristes, alimentées par l’étrangeté de certaines rencontres bien réelles (sorcière somnambule, marchand de sommeil au physique de vampire), ont comme écrin les mystérieuses incongruités de l’architecture parisienne, ses dédales et ses superpositions historiques. Elles se mêlent aux rêves, aux illusions visuelles du crépuscule, aux souvenirs qui hantent. Elles sont cet alter-monde qui « permet de passer sur la merde quotidienne ; pas de l’oublier », que l’on atteint et qui vous retient, quand on « a des comptes à régler avec tout » et que l’on souhaite « être celui qui est de l’autre côté ». Elles permettent d’accéder, une fois éteintes, à cette transfiguration du réel qui fait tout le prix de ce roman, permettant de voir enfin ce que personne d’autre n’a plus le temps, l’envie ou même le courage de voir, ainsi de l’actrice Pauline Carton que l’auteur identifie au coin d’une rue, anonyme et discrète, comme « ayant l’air d’une apparition dans la réalité ».

     

    LSD comme Le Mazet, Saint-Séverin, Drugstores. Un café, une église, quelques magasins comme lieux de ralliement et de spectacles, où l’on peut parler de cinéma toute la nuit, en intervertissant parfois les titres et les séquences, en mêlant ce qu’on a vu avec ce qu’on a vraiment vécu, soliloques ininterrompus, parfois croisés et soudain relancés, où sans cesse « on se repasse le film, avec les mots». Lieux magiques où l’âme sœur apparaît subitement ou disparaît à jamais, où l’amitié se renforce après une hallucination et se délite soudain sous l’assaut de plusieurs autres, où les paroles des chansons romancent ou radicalisent le moindre échange de regards. Petits endroits secrets, parfois cachés aux regards, comme dans ces hauteurs de l’église Saint-Séverin « où nous fumions sous l’égide des chimères en saillance au-dessus de nous ».

     

    LSD comme « Leurs Secrets Désirs », titre français oublié de The trip, le film de Corman avec Peter Fonda. Le cinéma, « associé, la moitié du temps, à l’interdit », omniprésent dans chaque description, à la source de toute attirance ou dégoût physiques, justifiant toutes les passions, toutes les exagérations, et en engendrant sans cesse de nouvelles. Pas une page, ou presque, sans comparaison entre un sourire, une attitude ou un geste, et le film qui les rappelle, les annonce, les magnifie. Pas une ruelle, une façade ou une atmosphère qui n’aient leur écho dans le plan ou la séquence d’un obscur giallo italien ou d’un chef d’œuvre suédois millésimé. Films qu’on va voir pour une affiche énigmatique ou une photo aguicheuse, et dont on se souvient pour toujours, à cause d’une gamme de couleurs identiques à celles aperçue un matin à l’aube, à cause des traits bouleversants d’un visage sous une frange, rappelant si bien une amie chère. Films hypnotiques, à la fascination sans cesse renouvelée, se défiant des panthéons et des critiques officiels, riches de ces éclairs de poésie qui strient enfin la surface grise du réel, films compris selon la distinction opérée par Jean-Louis Bory (dont le texte de l’époque est reproduit), entre l’électrique beauté d’un cinéma « hallucinogène » et la morne anesthésie d’un cinéma « tranquillisant ». A cette époque d'errance perpétuelle, le cinéma comme viatique.

     

    LSD comme Littérature née de Souvenirs et de Documents. Se combinent ici en effet, de manière vertigineuse et jusqu’à l’obsession, l’hypermnésie historique et personnelle (sous la forme d’informations précises et de renseignements détaillés concernant les secrets d’une façade, l’histoire d’un immeuble, les commerces d’un quartier, la programmation d’un cinéma, le parcours d’une actrice, la carte d’un restaurant, la cartographie d’une enfilade de rues), et le présent perpétuel, ainsi exhaussé, de quelques hommes et femmes pris sur le vif, c’est-à-dire d’abord observés, puis détaillés, aimés enfin. Accumulant les saynètes tragi-comiques, les drames minuscules et les peines immenses, le comique de répétition et les apartés érotiques, toute une série de correspondances poétiques ou triviales, ce roman inactuel, sans chiqué ni trucages, à mille lieux des convenances et des habitudes, trouve son équilibre entre l'association libre et la notation aiguë, la précision factuelle et la digression confuso-onirique. Son sens profond finit par naître de sa supposée déconstruction, de son apparente hétérogénéité, à l’image finalement du collage mural de l’un des personnages, JF, dont la « brocante visuelle, le bric-à-brac aux couleurs agressives, où ne figurent que des formes, des visages, des paysages choisis, des répétitions qui peuvent se compléter, suscitent une idée directrice, une impression d’ensemble, où les formes ont aussi leur mot à dire, renouvelant le regard sur les même images d’origine, avec parfois des lettres, voire des mots ou des noms isolés. » Quelle plus juste description de l’art d’écrire et de se souvenir d’Alexandre Mathis pourrions-nous trouver ?

     

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     LSD 67, Alexandre Mathis. Serge Safran Editeur, 505 pages, 23,50 euros

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  • REGARDS

    J'ai publié sur Kinok, il y a quelques temps une critique assez dure de Casanegra, le dernier film de Nourredine Lahkmari : tant de complaisance et de chiqué, de copies et de redites dans cet assemblage tonitruant, réglaient à mon sens le sort de ce cinéaste, d'autant que je n'y retrouvais jamais la finesse inventive d'un certain cinéma marocain, évoquée ici. Une lectrice manifestement attentive à l'œuvre de ce réalisateur, choquée du ton de ce texte certes peu nuancé (qu'aurait-elle pensé cela dit de celle de Critikat, ou bien de celle-là ?), m'opposa dans un premier temps le succès foudroyant du film, ce qui a vrai dire n'avait aucune chance de me convaincre de quoi que ce soit, tant la sociologie du cinéma est en général une source jamais tarie de dépression saisonnière (nos Taxi sont à cette aune de bien beaux films). Plutôt que m'agonir d'injures, celle-ci me demanda alors ce que je pensais des autres films de ce cinéaste... C'est là que je pris conscience de ma légèreté, car de Lakhmari, je ne connaissais à vrai dire rien ! Rien d'autre que quelques éléments biographiques et quelques déclarations d'intentions. Cette aimable interlocutrice proposa alors de me faire parvenir du Maroc ses courts-métrages et son premier long, Le Regard. Si les blogs et les réseaux sociaux permettent ce genre d'échanges plutôt que l'anathème vaniteux ou la soupe sirupeuse, alors tout n'est pas perdu pour la cinéphilie (c'est d'ailleurs ainsi que j'ai pu visionner, grâce au Docteur Orlof, deux films pour adultes, fort sympathiques et hors-commerce, de Jean-Pierre Bouyxou)...

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    La surprise en tous cas a été de taille, car c'est bien au Bergman des début que l'on pense, en particulier dans Brèves Notes (1995), cette façon de romantiser la solitude, de couper court avant que l'émotion ne s'installe, de brasser les souvenirs dans ce qu'il sont eu apparemment de plus anodin mais en fait de plus signifiant. Il y a là une retenue et une maturité auxquelles je ne m'attendais pas. Le Livreur de journaux (1997) quant à lui, fait surtout preuve d'une belle maestria technique, celle qui fera justement du tort à Casanegra, car cette maîtrise des formes finit par y occulter la satire sociale, devenue caricature. Cette réjouissante veine satirique existe pourtant chez Lakhmari : dans Né sans skis aux pieds (le cinéaste réside depuis de nombreuses années en Norvège), il crée avec une certaine audace un climat proche du rire jaune de la comédie italienne, en particulier celle de Brusati et de son magnifique Pain et Chocolat, sur les déconvenues et les aléas de la diversité culturelle. Le Regard (2005) enfin, premier long-métrage du cinéaste, revient sur certaines exactions des décennies passées sans trop surcharger de ressentiment ou de leçons de morale son témoignage, souvent déchirant, sur la décolonisation. Il le fait passer avec habileté au travers d'une réflexion sur la qualité du regard, de celui qui calcule à celui qui contemple, de celui qui se contente de passer en revue à celui qui enfin sait se poser.

     Finalement, à découvrir le charme et l'intelligence de ces premières oeuvres, on en revient à la désespérante série des Taxi. Gérard Krawczyk, leur réalisateur, fut en effet celui du délicat L'Eté en pente douce et de l'acide Je hais les acteurs, avant de rejoindre les productions Besson, pleines de ce brouhaha sans point de vue ni souffle. Souhaitons que Lakhmari ne suive pas cet exemple et sache redonner au cinéma ce regard alerte et rêveur, qui était le sien il y a à peine quelques années.

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  • LEVIATHAN

    Le cinéma ne se contente pas de flatter en toutes occasions l'hyper-Moi et sa mémoire réticulaire, il assure aussi sa reproduction indéfinie. Pantin tressaillant sous les affects, le spectateur-marionnette va au film comme au lit ou au bureau : dans la pleine démesure de sa singularité dévoyée, c'est son narcissisme même qui lui permet de toujours plus s'enrégimenter, et avec le sourire.

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    "Je vois, continue l'observateur d'un monde en voie de désenchantement, une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril ; mais il ne cherche au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance." (Tocqueville, La démocratie en Amérique)

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  • FAUSSES FENETRES

    Il fut un temps où ce que l'on croyait avoir vu comptait moins que ce que l'on désirait voir, où les faits forcément mensongers avaient moins d'importance que les rêves toujours neufs.
    Et puis, vint le temps des pisteurs, de ceux qui à tout instant élucident. Il fallut à leur suite croire aux nouvelles, faire rendre gorge au moindre plan, pénétrer au fond du champ, là où la trappe enfin coulisse.
    Tout y était sans bavure, et sans plus la moindre échappée.

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    Le silence, d'Ingmar Bergman

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    Première désillusion, de Carol Reed

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  • PIETAS

    Bergman envisage la mort (celle des autres comme celle qui nous attend) comme une empreinte insistante, colorant la vie-même de désirs éteints, d'ambitions inconstantes, de tristes inachèvements, d'actes manqués. Elle est le terme d'où pourtant tout découle. Scorsese la dépeint comme une ombre passagère, une obsession dont il faut parvenir à se défaire, un récit qu'il faudrait savoir taire, une pulsion qu'il convient de contrôler, afin d'être sauvé.
    Les vieux mondes mélancoliques s'éteignent, déposant les armes sans plus rien maudire. Le nouveau monde hygiénique s'étend, allumant partout mais sans y croire, les contrefeux qui demain le ruineront.

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    Cris et chuchotements, d'Ingmar Bergman : imaginer en tout instant notre mort.

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    A tombeau ouvert, de Martin Scorsese : patienter en espérant la petite mort.

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