Elizabeth Wiener
(1946 - )
La bouleversante José de La Prisonnière (Henri-Georges Clouzot, 1968)
L'envoûtante Nadie de L'Araignée d'eau (Jean-Daniel Verhaeghe, 1971)
La mystérieuse Elizabeth de Duelle (Jacques Rivette, 1976)
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Elizabeth Wiener
(1946 - )
La bouleversante José de La Prisonnière (Henri-Georges Clouzot, 1968)
L'envoûtante Nadie de L'Araignée d'eau (Jean-Daniel Verhaeghe, 1971)
La mystérieuse Elizabeth de Duelle (Jacques Rivette, 1976)
Avec enthousiasme et érudition, Bertrand Tavernier nous parle des films français qui ont compté pour lui et dont il se sent redevable, des années 30 à la fin des années 70. Plusieurs chefs d’œuvre mais aussi beaucoup de films secondaires sont ainsi passés en revue. Renoir, Becker, Carné et Delannoy arrivent en tête et cet attelage même pose question, puisqu’il associe d’authentiques créateurs à d’honnêtes artisans. En fait, ce documentaire, plutôt que d’élaborer une mise en perspective critique des différentes tendances du cinéma français, témoigne surtout d’une volonté de s’inscrire dans une filiation. C’est d’ailleurs la limite du film, qui ploie sous l’hommage incessant et néglige des artistes aussi essentiels que Gance, Grémillon, Franju, Bresson, Tati, Eustache etc… Les scènes et les séquences choisies brillent certes par leur élégance, parfois leur pouvoir d’évocation, mais aussi par leur académisme, assez vite pesant. Ce voyage s’avère surtout une ode au cinéma de bonne facture, inventif mais pas trop, soucieux d’un juste équilibre entre réalisme et poésie, où l’image assure plus qu’elle n’émeut, entérine plutôt qu’elle ne questionne, du « cinéma filmé » en somme…
Malgré ces réserves, et une propension certaine à la compilation d’anecdotes, il faut cependant convenir que ce pèlerinage sur des terres cinématographiques maintes fois arpentées, ne manque pas d’attraits. Ne serait-ce que parce qu’il donne au spectateur l’envie de découvrir des cinéastes ici simplement survolés (comme Ophuls ou Clouzot), ou l’incite à ne pas se contenter de ces éloquents extraits. L’art fragmenté, et admiré en tant que tel, est bien la marque de l'échevelée Culture post-moderne, jalouse de ses illuminations brèves et le plus souvent parant au plus pressé. Les propos élogieux que tient Tavernier sur Gabin sont toutefois très bien argumentés, de même que l’importance qu’il accorde à Julien Duvivier ou Edmond T. Gréville. Mais on ne peut que regretter la quasi-absence des artistes singuliers cités plus haut, dont ce documentaire de plus de trois heures se désintéresse. Car s’il est toujours utile de revenir sur de nombreux films mémorables, dont on ne peut nier le charme sinon la profondeur, le risque est de se contenter de la mélancolie muséographique, laquelle empêche de comprendre que c’est justement à partir de ce terreau de « qualité française », que d’autres œuvres, bien plus audacieuses et complexes, ont su germer. En terminant son périple, Tavernier aborde d’ailleurs Melville et Sautet, et c’est là qu’on aimerait qu’un autre voyage commence.
Lire d'une traite impossible le dernier livre de Marc-Edouard Nabe, ces 686 pages sans paragraphes ni chapitres, est avant tout une expérience physique. C'est expérimenter tout à la fois le second souffle des coureurs, celui qui vient se substituer au rythme précédent pour garder la cadence, et l'essoufflement des divers bougistes (1) de l'époque. C'est soupirer d'aise malgré l'absence de pause et souffrir de ne jamais savoir où marquer la page. C'est se prendre au jeu de la cavalcade, qui décime les volailles et envoie au ciel des odes émouvantes de matamore inquiet, tout en s'abritant des cabrioles veules, vulgaires, hégémoniques. C'est suivre en clopinant la pensée tout azimut d'un écrivain qui ne cesse de percer l'époque à jour (et s'il troue autant son tissu mou, il ne faut pas lui en vouloir, c'est avant tout pour respirer tant elle lui colle au visage), et subir avec vertige la bradypsychie effrénée des fêtards, qui se hâtent sans joie avant d'oublier sans mesure. Lire ce roman phénoménal, c'est expérimenter la jouissance du disjonctif, qui déclasse et réévalue à toute allure, tout en prenant conscience, une bonne fois pour toutes, de l'horreur moderne qui accumule et superpose.
Précipité d'un lieu à l'autre dans le sillage d'un blogueur et de quelques jolies femmes, le narrateur virevolte en vitesse, une semaine durant, une décennie durant, ne cessant de perdre ses repères devant chaque nouvelle installation post-moderne et de retrouver ses maîtres en littérature dans la moindre ruelle parisienne, créant ainsi une sorte de surplace exténuant et grandiose, sous le joug de ce temps qui change tout, qui n'est plus celui de personne, puisque désormais « ce n'est même pas que rien ne soit comme avant, c'est que rien n'est plus comme tout de suite ». Tout est là devant nos yeux. Toutes les niches et les recoins où le moderne se dissimule pour noyer son chagrin (et son prochain) sont passées en revue. Spectaculaires, absurdes, inouïes, attachantes, odieuses. Tout paraît vrai dans ce voyage d'Alain au pays des Modernes, et pourtant rien ne nous est donné avec la morgue de l'auto-fiction, car ce périple dans de vrais lieux et avec de vrais gens (comme disent tous les faux culs) est d'abord un poème somnambulique, parnassien, métonymique en diable. A partir de situations tout à fait vraisemblables et qui semblent constituer un nouveau tome de son Journal, Nabe bifurque soudain vers le burlesque, prolonge dans l'insolite, dérape sur la digression, enveloppe d'onirisme. Ainsi donne-t-il la preuve qu'un grand roman est oxymorique ou n'est pas : c'est un journal intime qui ne se prend plus au sérieux, une enquête journalistique avec de l'audace et du style (et la première audace est d'avoir du style), une chronique mondaine métaphysique, un portrait de groupe égocentrique. Comme dans les pérégrinations d'Alice, le narrateur désemparé et velléitaire s'empresse puis ralentit, discourt sans pause ou dort profondément, guette et s'affale, éprouve dans sa chair les désastres du monde en même temps qu'il nourrit son esprit de leur beauté. C'est beau un désastre, mais à condition d'avoir assez de cœur pour l'identifier. Par l'entremise de quelques objets transitionnels (sac à main, poussette avec bébé, portable) qu'il s'agit de rendre à leur propriétaire, le principe de découverte s'avère comparable à celui employé par Lewis Carroll, d'une folie logique poussée à son comble, puisque ce qui permet au narrateur de passer le miroir, de se retrouver en plein dans le monde, est le choix d'arrêter d'écrire, ce qui ne sera pas sans conséquence loufoque, car c'est bien toute écriture que le narrateur a souhaité stopper, et pas uniquement celle de l'écrivain.
En quittant la table de travail pour la rue, l'art pour le « réel », autrement dit le passé prestigieux pour sa recréation permanente, le narrateur s'enfonce aux enfers. Il découvre sans échappatoire possible que « l'original est le brouillon » et que c'est ici et maintenant que la valeur se forme. Il prend conscience que la dernière loi en vigueur est de refaire ce qui a déjà eu lieu, en mentant, en trahissant, en détournant, afin d'opérer une véritable « transfusion de sens ». Prenant acte de cette alchimie mortifère, Nabe corrige alors le programme de Je suis mort, qui détaillait à la première personne, avec minutie, de l'intervention des pompiers jusqu'à la mise en terre, tous les dérapages, les équivoques, les humeurs de ceux qui entouraient son cadavre, tandis que les situations pâlissaient sous le fard allusif et les personnages réels (Hallier et Sollers en tête) filaient doux sous la métaphore. A présent la réalité démaquillée reprend ses droits. Tous ses acteurs, à une lettre près, sont au rendez-vous, et pas une fois Nabe ne meurt. Celui-ci a choisi au contraire de ne plus rien cacher des petitesses et des grandeurs de tous les participants, d'explorer de fond en comble les lieux où ils s'ébattent, de décrire d'un bout à l'autre ce Grand Jeu : réunion d'adeptes adultes de jeux vidéos, cercle d'amateurs asexuels de pornographie, défilé décalé de haute-couture, exposition d'art contemporain démodé, ouverture d'hôtels à thèmes et fermeture de cinémathèque, assemblée d'écrivains et cohue de clients, séance de cinéma bollywoodien et représentation théâtrale d'arrière-garde avant-gardiste, conclave de dignitaires médiatiques et manifestations de décroissants, complotistes et échangistes de tout poil, poètes du jour et écrivains d'avant, femmes intouchables et hommes insistants, acteurs célestes, clochards mythiques...
Si l'on ose l'analogie cinématographique, L'homme qui arrêta d'écrire est construit, comme la plupart des films de Fellini depuis 8 et demi, par la juxtaposition de grands blocs narratifs, liés entre eux comme chez Lynch par la grâce d'endormissements subits, de rêves éveillés, de pauses sensorielles. La cerise sur le gâteau étant que ce qui se déroule sous nos yeux garde la cruauté sociétale d'un Clouzot. Et c'est en cela que ce roman se distingue de la remarquable satire de Philippe Muray, On ferme (2), tout aussi échevelée, déstructurée par les sons de l'époque, parasitée par la somme de principes à fausser et de lois à enfreindre : là où Muray jouait l'outrance pour mieux donner à voir le monde moderne, tant celui-ci lui paraissait hyperbolique par essence, et assénait au lecteur 'voici ce que vous pourriez devenir', c'est-à-dire selon la terminologie du roman, des Transformés, Nabe ose la transposition absolue et affirme 'voilà ce que nous avons été'. Voilà le monde où nous avons grandi puis vieilli, voilà le monde sans dieux, sans maîtres ni joie, où le proverbe est subverti, où « c'est ringard la lune, car ce qui est moderne c'est de regarder le doigt. C'est d'exposer le doigt. C'est de faire un doigt d'honneur à la lune. ». Alors ne rien cacher (la transparence obligatoire prônée par les cachottiers du système prise à son propre piège) et ne rien lâcher (ne renier aucun amour passé, aucune violence verbale, aucun mot dépassant la pensée), non pas pour rire de l'époque, ou la pourfendre, mais afin de la sublimer, d'en épouser le rythme pour mieux la circonvenir, de l'embrasser jusqu'à ce qu'elle succombe et qu'enfin alors, elle vaille la peine qu'elle nous fait. Si Nabe construit un récit anti-naturaliste au possible, cela ne l'empêche jamais de dévoiler la vérité de ce temps, bien au contraire, c'est par son lyrisme même, et son décalage, qu'il dit juste, comme à la fin du XIXè siècle, les symbolistes ou les décadents dont il est en quelque sorte l'héritier. Rétrospectivement, ce sont bien les écrits excessifs et flamboyants de Villiers de l'Isle-Adam, de Lautréamont, de Mallarmé, qui ont vu clair dans le jeu de la société, tandis que l'école-Zola se complaisait à en peindre l'eau trouble.
Et c'est ainsi que Nabe, littérairement, poétiquement, politiquement, se veut un idéaliste dessillé face aux naïfs qui raisonnent, un mystique incompréhensible aux positivistes toujours renaissants, un kamikaze narguant les divers agents de sécurité, un poète parmi les p(r)oseurs. C'en est tout à la fois réjouissant et agaçant, car il y a tant de trublions officiels, d'affreux jojos homologués, de chenapans conformes, que tout individu faisant à tue-tête un pas de côté mérite d'abord d'être pris pour un imposteur. Etranger aux délires réglés des complotistes, « qui sont contre la discontinuité de la vie même », comme au désordre terminal des artistes qui la singent, Marc-Edouard Nabe n'est cependant récupérable ni par les soldats de l'Empire (et ça fait vingt-cinq ans que ça dure) ni par les insurgés qui en jouent d'abord le jeu (et qui prennent ses libertés pour des contradictions). Il est bien ce Quichotte inversé qu'un personnage du roman remercie de la sorte : « on te fait croire que tu t'attaques à des moulins à vent, mais tout le monde sait que ce sont vraiment des géants ». Sous les postures, la page. On n'a rien compris à Nabe si on le réduit à son avatar médiatique, contraint de parer toujours au plus pressé, car ce qui fait mouche c'est sa verve écrite et rien d'autre. Lire L'homme qui arrêta d'écrire, c'est enfin accepter de ne plus s'en laisser conter.
Quelle est la place d'un tel livre à un moment de l'histoire de la littérature où de toute évidence, selon les mots mêmes de l'auteur, la seule activité encore honorable est « d'écrire de l'impubliable pur » ? Ce roman est d'abord un viatique, celui grâce auquel un écrivain parvient en toute innocence à traverser l'enfer et prétendre au paradis, avec le lecteur à sa suite. Le lecteur, mais pas n'importe lequel : « j'écris pour le second lecteur, nous dit Nabe, celui qui ne se prend pas pour le lecteur. (...) Il faut que le lecteur s'identifie à moi et pas au lecteur sinon il est foutu ». Il est évident qu'il s'agit là de comprendre le parcours des narrateurs successifs de ses six romans précédents, et de tenter le même saut, ce qui n'a rien à avoir avec plagier ses admirations, singer ses dégoûts, pasticher son écriture, s'en faire une belle armure comme tant d'apprentis depuis le Régal. Cette épopée allégorique, avec ses tourmenteurs, ses traîtres, ses démons, ses spectres et ses bonnes âmes, chacun doit la vivre à son tour. Les allusions sont limpides et ludiques, qui nous montrent le chemin emprunté par Dante : l'Enfer parisien au parcours géographique circulaire, le guide dont le pseudo de blogueur est « Virgile », les différentes rencontres, comme autant de stations, avec les amis d'autrefois, la famille et les célébrités, cette jeune fille qui prend le relais de Virgile après le Purgatoire (la boîte échangiste ?), pour enfin atteindre la bien nommée place de l'Etoile autour de laquelle il s'agit de tourner, et puis cette échappée en banlieue, cette communion ultime avec le ciel, les étoiles, la Vierge et même Saint Bernard de Clairvaux, du moins dans une dernière pirouette puisqu'il s'agit d'un chien avec un tonneau accroché au collier, fin illuminée semblable à celle du Paradis, qui par un hasard merveilleux fait tout juste 686 pages (3) ...
Le parcours est bien fléché, mais ce n'est pas ce qui importe, les farces et attrapes disposés en douce par le narrateur tout au long de son périple nous l'ayant assez explicité. Ces jalons, c'est de la comédie, ce qui compte c'est le terme divin. Comme dans le proverbe, c'est bien la lune qu'il s'agit de regarder, et sans ciller. Un grand roman n'est là au fond que pour entériner de petites choses essentielles, leur donner du corps, éviter qu'elles ne deviennent anodines du fait justement de leur simplicité. Celui-ci ne tient, malgré son envergure, ses références et sa fièvre écrasantes, qu'à rappeler que la joie peut entamer l'aigreur, et que le narcissisme le plus haut en couleurs finit par déboucher sur l'humble quête de l'autre. Nous le savions déjà sans doute, nous en faisions même le vœu, mais encore fallait-il l'écrire ainsi. Les années 2000 ont enfin leur roman puisqu'elles sont finies. Quant à l'avenir, Nabe nous ouvre la marche : il est à la fois la mare accueillante et le pavé frondeur, il s'assomme et du coup nous réveille, éclabousse son caban framboise écrasée de toutes les ordures en activité, pour mieux les sauver, et nous à sa suite. On voit mal comment ne pas le remercier.
(1) Selon la terminologie de P-A Taguieff, in Résister au bougisme. Mille et une nuit, 2001.
(2) Philippe Muray. On ferme. Les Belles Lettres, 1997
(3) Dante Alighieri. La Divine comédie. L'Enfer ; Le Purgatoire ; Le Paradis (trois volumes). Le Club Français du Livre, 1964
En quittant la table de travail pour la rue, l'art pour le « réel », autrement dit le passé prestigieux pour sa recréation permanente, le narrateur s'enfonce aux enfers. Il découvre sans échappatoire possible que « l'original est le brouillon » et que c'est ici et maintenant que la valeur se forme. Il prend conscience que la dernière loi en vigueur est de refaire ce qui a déjà eu lieu, en mentant, en trahissant, en détournant, afin d'opérer une véritable « transfusion de sens ». Prenant acte de cette alchimie mortifère, Nabe corrige alors le programme de Je suis mort (1), qui détaillait à la première personne, avec minutie, de l'intervention des pompiers jusqu'à la mise en terre, tous les dérapages, les équivoques, les humeurs de ceux qui entouraient son cadavre, tandis que les situations pâlissaient sous le fard allusif et les personnages réels (Hallier et Sollers en tête) filaient doux sous la métaphore. A présent la réalité démaquillée reprend ses droits. Tous ses acteurs, à une lettre près, sont au rendez-vous, et pas une fois Nabe ne meurt. Celui-ci a choisi au contraire de ne plus rien cacher des petitesses et des grandeurs de tous les participants, d'explorer de fond en comble les lieux où ils s'ébattent, de décrire d'un bout à l'autre ce Grand Jeu : réunion d'adeptes adultes de jeux vidéos, cercle d'amateurs asexuels de pornographie, défilé décalé de haute-couture, exposition d'art contemporain démodé, ouverture d'hôtels à thèmes et fermeture de cinémathèque, assemblée d'écrivains et cohue de clients, séance de cinéma bollywoodien et représentation théâtrale d'arrière-garde avant-gardiste, conclave de dignitaires médiatiques et manifestations de décroissants, complotistes et échangistes de tout poil, poètes du jour et écrivains d'avant, femmes intouchables et splendides, hommes épais et insistants, acteurs célestes, clochards mythiques...
Si l'on ose l'analogie cinématographique, L'homme qui arrêta d'écrire est construit, comme la plupart des films de Fellini depuis 8 et demi, par la juxtaposition de grands blocs narratifs, liés entre eux comme chez Lynch par la grâce d'endormissements subits, de rêves éveillés, de pauses sensorielles. La cerise sur le gâteau étant que ce qui se déroule sous nos yeux garde la cruauté sociétale d'un Clouzot. Et c'est en cela que ce roman se distingue de la remarquable satire de Philippe Muray, On ferme (2), tout aussi échevelée, déstructurée par les sons de l'époque, parasitée par la somme de principes à fausser et de lois à enfreindre : là où Muray jouait l'outrance pour mieux donner à voir le monde moderne, tant celui-ci lui paraissait hyperbolique par essence, et assénait au lecteur 'voici ce que vous pourriez devenir', c'est-à-dire selon la terminologie du roman, des Transformés, Nabe ose la transposition absolue et affirme 'voilà ce que nous avons été'. Voilà le monde où nous avons grandi puis vieilli, voilà le monde sans dieux, sans maîtres ni joie, où le proverbe est subverti, où « c'est ringard la lune, car ce qui est moderne c'est de regarder le doigt. C'est d'exposer le doigt. C'est de faire un doigt d'honneur à la lune. ». Alors ne rien cacher (la transparence obligatoire prônée par les cachottiers du système prise à son propre piège) et ne rien lâcher (ne renier aucun amour passé, aucune violence verbale, aucun mot dépassant la pensée), non pas pour rire de l'époque, ou la pourfendre, mais afin de la sublimer, d'en épouser le rythme pour mieux la circonvenir, de l'embrasser jusqu'à ce qu'elle succombe et qu'enfin alors, elle vaille la peine qu'elle nous fait. Si Nabe construit un récit anti-naturaliste au possible, cela ne l'empêche jamais de dévoiler la vérité de ce temps, bien au contraire, c'est par son lyrisme même, et son décalage, qu'il dit juste, comme à la fin du XIXè siècle, les symbolistes ou les décadents dont il est l'héritier. Rétrospectivement, ce sont bien les écrits excessifs et flamboyants de Villiers de l'Isle-Adam, de Lautréamont, de Mallarmé, qui ont vu clair dans le jeu de la société, tandis que l'école-Zola se complaisait à en peindre l'eau trouble.
(1) Marc-Edouard Nabe. Je suis mort. Gallimard, 1998
(2) Philippe Muray. On ferme. Les Belles Lettres, 1997
(A suivre)
A la suite du Dr Orlof qui a eu la bonne idée de repêcher ce questionnaire destinée initialement au cinéaste Steven Soderberg, voici mes réponses, en attendant le questionnaire sur l'érotisme au cinéma que je suis en train de finaliser...
Le film que vos parents vous ont empêché de voir ?
Impossible de tous les compter. Certains m'étaient autorisés mais avec une main sur les yeux lors de certains passages. Mes parents étant (paradoxalement ?) de fins connaisseurs, ils savaient ainsi que dans tel ou tel film de présentation anodine, une bouffée violente ou une éruption sensuelle allaient survenir. Je devais donc quitter la pièce quelques instants. Je ne connaissais ainsi de certains films que des lumières intrigantes et des sons étouffés, à travers la porte en verre dépoli.
Une scène fétiche ou qui vous hante ?
La bouche démesurément ouverte de Donald Sutherland à la fin de L'Invasion des profanateurs de sépultures m'a longtemps hanté, si bien que j'ai toujours craint de la revoir. En revanche une scène fétiche que j'aime retrouver de temps à autre est la promenade dans Paris du « Hyde » de Renoir dans le Testament du Docteur Cordelier, avec cette démarche incongrue et de ce fait fascinante.
Vous dirigez un remake : lequel ?
Les monstres de Dino Risi, afin de brocarder ceux d'aujourd'hui.
Le film que vous avez le plus vu ?
Mauvais sang de Léos Carax, à 18 ans, une dizaine de fois dans la même salle, et trois fois depuis. Certains passages tiennent toujours la route, échappant magistralement à leur époque. Pour le reste, j'ai vieilli.
Qui ou qu'est-ce qui vous fait rire ?
La dernière séquence en date est "La scène de l'horloge" dans Le Mystère de la chambre jaune, de Denis Podalydès.
Votre vie devient un biopic...
Le seuil du vide, de Jean-François Davy
Le cinéaste absolu ?
Je vois mal la signification de ce qualificatif pour un art aux prétentions, aux réussites et aux désastres aussi relatifs. Lang, peut-être.
Le film que vous êtes le seul à connaître ?
Il y a quelques années, j'aurais pu dire celui de Mishima, que j'eus la chance de découvrir avant la commercialisation en DVD, mais à présent que tout se sait et se voit, par tous et tout le temps, je dirais plutôt, celui fait d'échantillons de ma vie privée.
Une citation de dialogue que vous connaissez par cœur ?
« Vous êtes formidable, vous croyez que les gens sont tout bon ou tout mauvais, vous croyez que le bien c'est la lumière et que l'ombre c'est le mal. Mais où est l'ombre ? Où est la lumière ? Où est la frontière du mal ? Savez-vous si vous êtes du bon ou du mauvais côté ? » (Le corbeau, de Henri-Georges Clouzot)
L'acteur que vous auriez aimé être ?
Marcello Mastroianni, pour la fragilité et la séduction de ses personnages, la justesse de ses choix artistiques, les rencontres de son existence. Et puis aussi parce que Marcello Rubini, c'est moi.
Le dernier film que vous avez vu ? Avec qui ? C'était comment ?
Fog, de John Carpenter, hier soir, en DVD chez moi, avec une spectatrice effrayée (un film d'une grande clarté)
Un livre que vous adorez, mais impossible à adapter ?
Rien n'est impossible au cinéma, mais je n'aimerais pas qu'un livre essentiel à mes yeux devienne un film (la réciproque est vraie). Sans doute par jalousie absurde.
Quelque chose que vous ne supportez pas dans un film ?
La post-synchronisation. Et les enfants bien souvent.
Le cinéma disparaît. Une épitaphe ?
« Méfiez-vous des contrefaçons. »
"Vous êtes formidable, vous croyez que les gens sont tout bons ou tout mauvais ? Vous croyez que le bien, c’est la lumière et que l’ombre c’est le mal ? Mais où est l’ombre ? Où est la lumière ? Où est la frontière du mal ? Savez-vous si vous êtes du bon ou du mauvais côté ?" (Dialogue entre Pierre Larquey et Pierre Fresnay. Le corbeau, Henri-Georges Clouzot)