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le narcisse noir

  • UN PLAN DU NARCISSE NOIR

     

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    "Le masochisme est une expérience mystique." (André Pieyre de Mandiargues, Le Troisième Belvédère)

     

    Au troisième plan, la toile peinte somptueuse, paysage idéal, en horizon inatteignable. L'artifice et pourtant l'attirance, la fausseté qui se fait aguicheuse. Dans la profondeur de champ, le regard se perd, l'exploration rime avec consolation. Le troisième plan est toujours utopique. Il y a comme ici des paysages monumentaux, qui vous aident à divaguer, loin du scénario, un monde clos et pourtant sans limites, un rêve d'arpenteur. Mais ce peut être aussi une ville infiniment ramifiée, dont le dédale captive, une foule dont chaque individu serait une fiction à lui seul, une route qui s'enroule, s'élève et emporte, une silhouette qui parce qu'elle s'esquive, laisse pantois dans son sillage.

     

    Au deuxième plan, un homme et une femme. Ils sont côte à côte mais ne se regardent pas. Dans le film, il y a entre eux comme une sorte de lien forcé, du désir sans doute et pas mal de malentendus. Mais ici, écrasés par le paysage, soumis au terrible premier plan, ils ne sont guère qu'un banal couple de cinéma, auquel s'identifier n'est qu'une perte de temps. Hiératiques, allégoriques, les voilà trop signifiants pour être honnêtes. Le deuxième plan est le plus souvent un récit convenu qui pris isolément, ne peut émouvoir tant il est codifié. Une sorte de drame de circonstance, aspiré par l'horizon phénoménal. "La passion sans témoin a courte vie, dit Malcolm de Chazal dans Sens plastique, Roméo et Juliette, dans une île déserte, s'établiraient bien vite en ménage bourgeois".

     

    Le premier plan est justement ce qui vient ici subvertir le confort bourgeois. Aiguiser la fiction, la tordre et l'exhausser. Cette religieuse qui ne perd rien de la scène, les mains crispées sur la rambarde, souffre mille morts de voir celui qu'elle aime ainsi compromis avec une rivale. Le spectateur est cette femme de dos. Comme extérieur à la scène et pourtant tout entier pris dans son vertige. La pulsion de tout voir, et dans l'attente, d'imaginer le pire ; le rôle extravagant de celui qui parce qu'il regarde, veut à toutes forces croire qu'il influe, modifie, crée. Alors que jamais vraiment il ne participe. La souffrance du voyeur devenu témoin, incapable de s'identifier pleinement aux héros qui se succèdent, de suivre les récits qui se diluent, d'habiter enfin le trompe l'œil.

     

    Le masochisme, c'est bien cette illusion : faire de sa mise à l'écart, la garantie d'être enfin démiurge.

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  • UNE FEMME EST PASSEE

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    Il est difficile de savoir ce qui vous attache à une actrice, vous fait la suivre scrupuleusement dans chacun de ses rôles, vous oblige même parfois à supporter sa parole publique ou ses apparitions médiatiques. Parfois seulement, car il s'agit alors de la meilleure façon de briser l'envoûtement, celui qui vous avait fait prendre sa démarche et son regard pour une invitation, celui qui vous avait persuadé qu'elle était, au moins un peu, ce qu'elle jouait.

    Seuls certains rôles en effet comptent, et c'est bien cela qui rapproche cette naïve admiration cinéphile du sentiment amoureux : rien n'efface l'émotion de la première fois où l'on a saisi seul -où l'on a cru saisir seul- l'inquiétude d'un geste ou la volonté d'un pas, la grâce d'une posture ou l'hésitation d'un sourire, quand les autres autour, quand les spectateurs à côté, n'ont rien su voir. Peu importe tout ce qui se dévoile ensuite, tout ce qui se révèle sans surprise ni écart, tous ces parti-pris félicités d'avance et ces attentions désespérément communes, tous ces rôles attendus, ce déplaisant besoin de toujours mieux ressembler, puisqu'il y a eu, un jour, ce jardin découvert seul.

    Avoir été témoin d'une beauté fugitive sous le fard, d'une différence imperceptible sous la banalité du style, d'une bribe d'enfance derrière le sérieux d'une mimique convenue, d'une joie naïve soudain incontrôlée, réduisant à néant les simagrées de la désinvolture, c'est peut-être cela finalement qui lors d'émois amoureux comme à l'écran, m'a toujours rapproché des mêmes femmes, me faisant connaître des Claude Jade, des Juliette Binoche, des Donna Reed, des Mimsy Farmer et des Deborah Kerr, femmes douces à la beauté entêtante, au regard candide soudain noyé d'une peine incommensurable ou brouillé de désir, à la tendresse impérieuse et au silence opportun, femmes-enfants mues soudain par une volonté de fer, autant adolescentes rêveuses qu'amantes rêvées.

    Il y a une différence cependant : malgré le temps qui passe, je peux continuer à tout instant de croiser, sous son front buté, le regard chaviré de Véronique d'Hergemont dans L'Ile aux trente cercueils. Je peux retenir les larmes de l'Anna de Mauvais sang, poursuivre l'escapade d'Allonsanfan avec Francesca, tenter de réveiller le sourire de Soeur Clodagh du Narcisse Noir ou recevoir une fois encore le baiser de Mary Hatch dans La vie est belle. Le temps passé en compagnie de femmes réelles, et non plus de leur égrégore, aussi long et riche qu'ait été ce temps, ne m'appartient en revanche qu'à une seule condition : avoir su à l'époque conquérir l'instant, l'avoir débarassé de toutes ses contingences, même les plus poétiques, même les plus douloureuses, pour qu'il demeure mien à jamais. Et cela, au contraire des épiphanies toujours renaissantes de la machinerie cinéphilique, qui en sont justement les contre-feux, reste aléatoire. L'orgueil et l'impatience, la maladresse comme la dispersion, l'inconséquence en somme, s'emploient en effet à en rendre le succès bien hasardeux.

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    Le temps n’attend pas l’homme, et celui de la fin
    Moins que tout autre encore ; il est pressé, pressé
    D’une hâte surnaturelle et les instants
    Sont précieux, les instants sont des diamants
    Dont il est vain de vouloir faire une ancre aux montres,
    Un pivot pour le balancier du mécanisme
    Qui vous broie et fait un fantôme de vous
    Au lieu de vous laisser de moment en moment
    Les porter en collier ou comme une rivière.
    Votre instant est unique, et il est inusable ;
    Aussi le mien, et c’est pourquoi venez le prendre.

    Armel Guerne, Le rapt, in Rhapsodie des fins dernières.

     

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