Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • MOCKY

    "Un drôle de paroissien est l'un des films les plus ronds, les plus rythmés, les plus drôles, les plus évidents, les plus intelligents de leur auteur. Dans le paysage assez riche de la comédie française des années 60, Mocky arrive à se placer entre la vivacité et l'élégance des De Broca, Rappeneau, Molinaro voire Lautner, les inventions formelles de la Nouvelle Vague canal historique (voir le tournage dans les rues, le jeu avec le son et les effets de montage, ah ! ce raccord entre la pince et la prothèse), un goût certain pour l'héritage classique des Carné, Prévert, Clair voire Renoir où l'on retrouve ce talent (et l'amour qui va avec) à faire vivre les seconds rôles hauts en couleurs, et un sens du gag que l'on retrouve chez les maîtres du genre, Tati et Etaix."

    Le lien du vendredi, ce sont les chroniques enthousiastes et documentées de Vincent sur quelques Mocky essentiels, à savourer sur le toujours passionant site Kinok !

    Lien permanent 6 commentaires
  • PROFONDEUR

    vertigo32.jpg

    Il y a ce terrifiant "couloir de 15 mètres", dans le Garde à vue de Claude Miller, distance infranchissable entre la chambre du notaire Martineau et celle de son épouse qui se refuse à lui. Le travelling avant se dirige lentement, dans la semi-obscurité, vers la porte du fond, entrouverte puis refermée. Esseulé d'une autre manière, Simonin, chez Pierre Jean Jouve, "se heurtait aux parois noires du petit couloir carrelé, malodorant, chez la cousine. Aucune lumière. Petit tube noir qu'il sentait de chaque côté, au bout duquel une porte sans doute laissait passer par en haut un trait mince de clarté douloureuse."

    Le mystère féminin s'éloigne (ou s'épuise ?) à mesure qu'on le cerne. Tout rapprochement (même le plus intime) en décuple secondairement l'inaccessibilité. Cette distance inspirant la crainte ou l'inquiétude, toujours contemporaine d'une femme qui se dérobe, c'est l'escalier filmé en plongée dans Vertigo d'Hitchcock, le souterrain semblant s'étirer dans Body double de de Palma, cette aristocrate qui le long de la perspective symétrique du jardin anglais, dans le Draughtsman's contract de Greenaway, perd peu à peu ses vêtements à chaque buisson contourné.

    Le plan américain consacre les couples modèles (après ou avant bien des épreuves), les discussions en écho, le champ/contrechamp égalitaire ; le plan-séquence joue sur le flux, le temps qui fuit, l'asymétrie des parcours. Là où les différences s'abolissaient frontalement, dans un simulacre d'union, la distance maintenant se creuse. Dans Le bûcher des vanités, à deux reprises, le malheureux Sherman Mc Coy voit s'échapper une femme de dos, tentant durant un bref plan-séquence en caméra subjective de la rattraper : sa femme vers les monumentales cuisines de son appartement, sa maîtresse dans la cohue d'une réception.

    L'effrayant corridor est bien là : malgré ces quelques mètres, jamais il ne pourra les rattraper, elles lui échapperont toutes deux, dans la profondeur de champ sans pitié qui rend, comme chez Lévinas, l'altérité inatteignable.

    Lien permanent 7 commentaires
  • REBELLES

    Quel peut bien être le lien entre Gabriel Matzneff et Julien Gracq, Riccardo Freda et Johnnie To, Jean-Pierre Martinet et Edgar Poe ?

    Leur présence au sein du nouvel Eléments, bien évidemment, dont le dossier est consacré à la floraison ininterrompue de révoltes, à la multiplication miraculeuse des rebelles, c'est-à-dire à l'absence de contestation réelle du système.

    Lien permanent 10 commentaires
  • VIOLENCE

    c1.jpg
    e2a304f7.gif
    Il n'y a que violence dans l'univers; mais nous sommes gâtés par la philosophie moderne, qui nous dit que tout est bien, tandis que le mal a tout souillé, et que dans un sens très vrai, tout est mal, puisque rien n'est à sa place.
    ( Joseph de Maistre)

    Lien permanent 2 commentaires
  • LE PAYS D'OU L'ON S'EN VA

    capture.jpg
    Et puis...
    Et j'allais dire déjà
    L'enfance se fait lointaine
    Comme un pays d'où l'on s'en va
    Je ne vois plus qu'à peine
    Le rivage

    Lien permanent 3 commentaires
  • LE ROUGE EST MIS

    "J'ai mis le signal rouge" prévient incidemment Mark Lewis dans Peeping Tom, qui ferme alors le plateau d'enregistrement aux importuns par cette lumière indiquant qu'un tournage est en cours. Il y a en effet donné rendez-vous à une jeune danseuse qu'il souhaite filmer, c'est-à-dire tuer, puisque sa caméra est sa seule arme.

    Cette remarque en apparence anodine est en fait un signal pour tout spectateur habitué aux drames de l'oeuvre passé de Michael Powell, où la couleur rouge s'avérait régulièrement annonciatrice de mort. Dans ce même film, la jupe de la prostituée assassinée en plein générique d'ouverture est d'ailleurs rouge, tout comme l'estrade où la danseuse peut maintenant, face au voyeur, débuter son numéro. Cette danseuse jouée par Moira Shearer, la Victoria Page des Chaussons rouges, condamnée comme l'héroïne du conte, par le simple fait de porter ces chaussons-là, à mourir en les gardant aux pieds.
    thumbnail.jpg

    Toutefois, cet insistant symbolisme se déchaîne surtout dans la dernière partie du Narcisse Noir, quand soeur Ruth, peu à peu gagné par la folie, se maquille outrageusement, lentement, lascivement, d'un rouge à lèvre incisif. Sa brève rencontre énamourée avec le colon Dean s'était d'ailleurs déjà terminée par son évanouissement, représenté par un fondu au rouge avant le vacillement. Plus tard ce seront ses yeux comme bordés de sang qui apparaîtront en gros plan, juste avant qu'elle ne quitte son habit de religieuse pour revêtir une robe de la même couleur violente, annonçant l'issue du drame, sa vertigineuse chute dans le vide. A l'instar de la jeune sauvageonne Hazel Woodus de Gone to earth, habillée de manière identique lors de la chasse à courre finale, elle aussi terminée par une chute mortelle.

    NARCISSENOIR08.jpg

    C'est par le rouge que Powell exprime le mieux son érotisme morbide, par ses objets et ses accessoires de séduction utilisés juste avant les derniers instants (le miroir de poche de soeur Ruth est également rouge), lui qui ne propose jamais (sauf in extremis dans A matter of life and death) d'histoires d'amour qui finissent bien, lui qui ne sait jamais séparer la contemplation de sa brutale interruption, et qui fort logiquement finit un jour par conter l'histoire tragique d'un meurtrier utilisant une caméra-épée, dont le miroir retourné permet à la victime de se regarder mourir.

    Lien permanent 10 commentaires
  • IRREVERENCE

    Le lien de ce vendredi, c'est ce court mais sensible texte sur un film majeur de Jacques Tati.

    Lien permanent 0 commentaire
  • MYSTERE ?

    2.jpg
    « La différence des sexes n’est pas non plus la dualité de deux termes complémentaires, car deux termes complémentaires supposent un tout préexistant. Or, dire que la dualité sexuelle suppose un tout, c’est d’avance poser l’amour comme fusion. Le pathétique de l’amour consiste dans une dualité insurmontable des êtres. C’est une relation avec ce qui se dérobe à jamais. La relation ne neutralise pas ipso facto l’altérité, mais la conserve. Le pathétique de la volupté est dans le fait d’être deux. L’autre en tant qu’autre n’est pas ici un objet qui devient nôtre ou qui devient nous; il se retire au contraire dans son mystère."
    (Emmanuel Lévinas, Le Temps et l'autre)

    Lien permanent 8 commentaires
  • FANTASME ?

    Le lien de ce vendredi, c'est cet entretien au propos inattendu, loin de la doxa islamiste comme des dogmes prétendument républicains, que l'on doit à Bruno Deniel-Laurent.

    Le lien conduisant à Facebook et n'étant de ce fait accessible qu'à ses participants, je reproduis ici, avec l'accord de Bruno Deniel-Laurent, ce texte qui ne s'éloigne du cinéma et de la cinéphilie qu'en apparence :

    A_0909NZHABCMUSLIM4.jpg
    En 2008, j'avais posé quelques questions à Agnès De Féo sur la question du voile intégral. Il me semble que sa contribution a au moins le mérite d'apporter un autre éclairage sur ce sujet.

    Agnès De Féo est chercheuse associée à l'Irasec, spécialisée dans l'islam d'Asie du Sud-Est. Elle a réalisé plusieurs documentaires, notamment Un Islam insolite (diffusion Arte) et Le dernier royaume de la déesse. Elle est l'auteur d'un livre sur les musulmans du Cambodge et du Vietnam, à paraître aux Indes savantes en 2009.


    Bruno Deniel-Laurent : Dans le cadre de vos travaux sur l'Islam du Sud-est asiatique, vous avez été amenée à vous intéresser au Tabligh, un mouvement musulman transnational né en Inde dans les années vingt. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette mouvance de l'islam fondamentaliste ?

    Agnès De Féo : La Tablighi Jamaat, plus connue sur le nom de Tabligh, se fonde sur la prédication. Au sein de ce mouvement de réislamisation, chaque membre devient un prédicateur chargé d'inviter ses frères musulmans à réformer leur pratique religieuse mais aussi à calquer leur vie quotidienne sur celle du prophète et de ses compagnons, l'époque de Médine des premiers siècles de l’Hégire servant de référence, y compris pour l'habillement. Les hommes sont reconnaissables à leur long juba ou kamis (chemise) jusqu’au mollet, leur turban réalisé avec un kieffeh et surtout à leur barbe taillée avec soin, tandis que leur moustache est épilée. Les femmes portent le niqab, purdah en Malaisie ou tchadar en Indonésie, costume couvrant intégralement le corps féminin, de la tête aux pieds sauf les yeux. Certaines choisissent d’aller plus loin et font tomber devant leurs yeux un voile fin qui leur permet de voir, sans laisser voir leur regard. Mais ces masses noires que l’on voit dans les banlieues françaises ne sont pas la seule spécificité du Tabligh puisque la mouvance salafiste affectionne aussi la claustration féminine.

    Bruno Deniel-Laurent : Vous avez choisi d'étudier la condition des femmes au sein de ces communautés, et notamment la façon dont elles vivent les règlements vestimentaires. Comment avez-vous pu recueillir leurs témoignages ?

    Agnès De Féo : J’ai choisi de m’intégrer profondément dans les communautés du Tabligh afin de "vivre la vie" de ces femmes, voir avec leurs yeux, ressentir cette soumission apparente. Lors d'un terrain sur le Tabligh en Malaisie en 2004, j'ai choisi le centre du Tabligh du Kelantan. J’ai depuis effectué plusieurs terrains en immersion totale, toujours avec le niqab, auprès des femmes tablighi dans le Sud de la Thaïlande, au Cambodge et à Sumatra. Le cas des femmes du Tabligh est très intéressant car il a été relativement peu étudié. En même temps, ces femmes en niqab incarnent, du point de vue occidental, l'archétype de la musulmane intégralement soumise. Pour la majorité des Français, le niqab est le symbole de l’asservissement total des femmes, pire encore que le voile. Pourtant cette accusation ne supporte pas l’analyse ni même les enquêtes de terrain. Car la plupart de ces femmes le revendiquent dans un discours très clair. Au fil de mes jours passés avec elles, j'ai ainsi compris que ce voile intégral était porteur de nombreuses significations fonctionnant comme des codes prêts à être décryptés. C'est pour cela que j'ai choisi de passer sous le niqab, en faire l'expérience concrète au sein de diverses communautés féminines. Commencer une étude du voilement volontaire, c’est d’abord se livrer à un exercice de relativité.

    Bruno Deniel-Laurent : Quels sont donc ces messages, ces codes ?

    Agnès De Féo : Le niqab c’est d’abord un signe identitaire qui permet à la femme d’être au monde en revendiquant sa religion et plus globalement sa culture. De montrer aussi sa bonne moralité : pieuse et vertueuse dans une surenchère par rapport au simple voile. Le niqab n’est pas tant imposé par un mari ou un père suspicieux que brandi par les femmes comme symbole de leur rectitude morale montée au paroxysme. Il amplifie la respectabilité des femmes qui le portent. Pourtant le niqab n’est pas obligatoire en islam puisqu’il est stipulé que les mains et le visage féminins peuvent être exposés. Ces femmes disent le porter pour imiter les femmes du prophète qui agissaient ainsi. Elles sont dans une logique de mieux-disant islamique, dans une échelle de valeurs qui lie le recouvrement du corps à un idéal féminin qui serait un corps dématérialisé, impalpable en société. Une pure spiritualité. C’est aussi la revendication d’une autre féminité. Être femme autrement, non plus comme objet sexuel qui se soumet au regard masculin, mais comme sujet contrôlant totalement son corps jusqu’au visage, en dehors des catégories de l’apparence.

    Bruno Deniel-Laurent : Porter le niqab, loin d'être le signe d'une sujétion à la volonté masculine, pourrait donc être un acte souverain et assumé de la part des femmes ?

    Agnès De Féo : Ça peut être, paradoxalement, un jeu de séduction. Celle qui m’a donné un niqab pour la première fois m’a glissé à l’oreille : « Maintenant, les hommes vont te regarder et imaginer que tu es magnifique. » Le niqab permet de faire fantasmer les hommes sur un corps qui se dérobe au regard. Si cette valeur n’est pas toujours consciente et ne s’énonce pas réellement, elle est largement inconsciente. C’est aussi un moyen de lutter contre la concurrence féminine. C’est pour cela qu’elles veulent imposer le niqab aux jeunes filles. L’une d’elles me confiait que ses huit enfants l’avaient rendue beaucoup moins attractive et qu’elle préférait que toutes les femmes portent le purdah pour empêcher son mari de succomber aux charmes de la jeunesse et demander le divorce ou pire la polygamie. Pousser les autres femmes à disparaître du champ visuel masculin, c’est aussi conserver son exclusivité auprès de son époux. Le niqab est un procédé de séduction général, qui gomme en même temps la séduction particulière de femmes plus avantagées par la nature. Un vrai pouvoir des femmes mûres sur les jeunes, des laides sur les belles, mais aussi de toutes les femmes sur leur mari dont elles castrent le regard.

    Bruno Deniel-Laurent : L'image largement colportée ici - un homme dominateur forçant sa femme à se recouvrir - vous semble donc beaucoup trop simpliste, pour ne pas dire occidentalo-centrée ?

    Agnès De Féo : Écoutez, faisons une hypothèse : nous sommes dans une société arabe des origines où les hommes ne peuvent pas se tenir, les femmes sont soumises au harcèlement sexuel permanent. Elles décident d'y mettre un terme. Elles se couvrent progressivement le corps. En rompant avec l'extérieur, elles revendiquent la maîtrise de leur corps, de ne plus être chosifiées par le regard de l'autre. Qui est le plus défavorisé dans ce nouveau rapport des sexes? Les femmes qui voient tout et continuent à jouir du monde ou les hommes coupés du monde féminin, complètement frustrés? Car la grande découverte que l’on fait en portant le niqab, tout comme le voile classique d’ailleurs, c’est qu’on ne se voit pas soi-même. On oublie même très vite ce qu’on a sur la tête. Son regard n’est pas altéré. On peut tout voir, y compris le monde intime des hommes. J'ai pu à plusieurs occasions regarder des jeunes étudiants en religion sous leur douche, et cela ne choquait personne. En revanche les garçons n’ont aucune chance de voir un visage, une main, et encore moins un pied féminins, rien. Car les mains sont gantées et les pieds bien couverts par des bas opaques. Dans les centres du Tabligh où les familles vivent ensemble de manière relativement fermée, les hommes voient à longueur de journée des sacs noirs se mouvoir devant eux. Aussi paradoxal que cela puisse paraître je soutiens que les femmes en niqab contrôlent les désirs de leur maris, acculés à la censure de leur propre regard, car leur morale interdit qu’ils « aillent voir ailleurs », aussi parce qu’il n’y a rien à voir.

    Bruno Deniel-Laurent : Une forme d'érotisme peut-elle naître de cette claustration ?

    Agnès De Féo : Je vais vous confier une anecdote : en 2007, dans le grand centre du Tabligh de Nizamuddin, à New Delhi, j’abordai ingénument un groupe de trois hommes porteurs de la panoplie complète du tablighi, la barbe, le kamis, le tasbih (chapelet) et la marque au front symbole des multiples prosternations accomplies lors des prières surérogatoires. Je leur demande coiffée d’un simple voile où se trouve les appartements des femmes. L’un d’eux, la trentaine, saute sur l’occasion de faire une bonne action et m’entraîne avec zèle. Mais avant d’atteindre l’endroit, il profite d’un recoin pour me prendre la main et la baiser frénétiquement avant de s’échapper avec un thank you. Cet acte est révélateur d’une frustration où même la main féminine est taboue et objet de fantasmes dévorants. D'autres formes d'érotisme peuvent apparaître là où on ne s'y attend pas, mais là encore, il faut savoir écouter ces femmes en niqab pour mieux comprendre. Lorsque les couples partent en khourouj (les tournées de prédication), le minibus qui les transporte est divisé en deux, hommes à l’avant, femmes à l’arrière, les deux sexes sont séparés par un rideau. Elles doivent alors porter le niqab total qui couvre aussi les yeux. Mais c’est incroyable de voir à quel point elles jubilent lorsqu’elles racontent ces moments où elles sont complètement sous la dépendance de leur mari qui doit alors les tirer par la main. Elles en parlent comme d'expériences hautement sensuelles. L’excitation de femmes soumises à un homme n’est pas nouvelle et partagée par toutes les cultures. Des livres comme Histoire d’O de Pauline Réage mettent en scène le fonctionnement masochiste de femmes en totale dépendance masculine dans une relation de soumission sublimée. Il m'apparait donc que le niqab peut bien être un facteur d’excitation érotique. J’ai d'ailleurs recueilli des dizaines de témoignages sur l’enfermement volontaire et les plaisirs inhérents à cette claustration. N'oublions pas, d'ailleurs, que le contrôle du corps féminin existe aussi en Occident, notamment avec la dictature de la maigreur qui pousse des jeunes filles à l’anorexie, ou encore dans un passé pas si lointain avec le corset qui a déformé des générations de corps de femmes au nom d'une certaine conception de la beauté.

    Bruno Deniel-Laurent : Porter un niqab, c'est aussi se mettre dans l'impossibilité d'exercer une activité professionnelle. En passant au Cambodge dans les villages fondamentalistes de Kampong Cham, j'ai pu observer qu'il n'y avait aucune femme intégralement voilée dans les champs. On les croise uniquement dans les rues où elles semblent occupées à faire les courses, discuter entre elles...

    Agnès De Féo : Oui, porter un niqab, c'est signifier au monde que l'on est assez riche pour ne pas travailler. Ou que l’on exerce un métier intellectuel, très valorisant, tel médecin ou enseignante, professions qui permettent de s’occuper spécifiquement des femmes. Et surtout pas un métier manuel. C’est un rêve caressé par les paysannes musulmanes du Cambodge s’engageant dans les rangs du Tabligh. Dans ces villages de Kampong Cham, le niqab est, pour les femmes qui s’exténuent à repiquer le riz à la main, un symbole d’ascension : leur peau burinée serait protégée du soleil, les gants noirs seraient des écrins pour des mains qui ne connaîtraient plus les callosités quotidiennes. Elles pourraient montrer au monde qu’elles sont assez riches pour rester oisive et se consacrer aux taalim, ces réunions entre femmes à domicile pour discuter de religion. Une représentation de la haute société. En participant à ces taalim en Malaisie, j’ai souvent eu l’impression d’être dans des réunions Tupperware de bourgeoises ; elles en profitent pour montrer leur intérieur cossu et préparer des plateaux de nourriture qui seront une manière d’afficher leur standing. Il y a beaucoup d’orgueil chez une femme en niqab. Le vêtement noir, ce grand drapé, ressemble à une toge de magistrat. Il n’est pas exempt d’élégance. A Paris, ces femmes se font parfois traiter de Belphégor, significatif du mystère qu’elles suscitent. Je ne dis pas que ces signifiants multiples agissent tous en même temps, mais ils sont autant de facteurs qui permettent de comprendre les motivations féminines, bien sûr inconscientes. Il y a autant de motivation que de femmes.

    Bruno Deniel-Laurent : Vous pensez que les discours sur le voile ne laissent pas suffisamment la parole aux intéressées ?

    Oui. A titre personnel, je n’ai jamais rencontré de femmes voilées ou en niqab qui n’étaient pas consentantes, y compris dans ces communautés très fermées que sont les centres du Tabligh. C’est encore un mythe colporté par la pensée occidentale, un vieux fantasme colonial sur la femme indigène taxée non seulement d’infériorité mentale, mais aussi victime d’une domination masculine, intrinsèque, selon eux, à l’islam. Cette vision occidentalo-centrée est aussi présente dans les débats autour du voile islamique : il suffit pourtant d’interroger n’importe quelle fille voilée en France pour réaliser que ses motivations sont extrêmement élaborées. Dans la majeure partie des cas, elle affronte sa mère qui ne le porte même pas. C’est une démarche individuelle. Il n’est pas rare que dans une famille, certaines sœurs le portent et pas les autres. Les femmes possèdent un libre-arbitre, cessons de les inférioriser. Mes travaux m'ont montré que la plupart des femmes en niqab, ou simplement voilées, le font par choix. Il ne faut pas vider les femmes de leur volonté parce qu’elles proposent cette alternative vestimentaire, conforme à leur conception du monde. Comme s’il existait une manière unique et universelle de s’exposer au monde. Mais le débat sur le voile ou le niqab ne laisse que rarement les filles qui le portent s’exprimer, préférant les réduire à des femmes sans âme ayant intériorisé leur propre soumission.

    Bruno Deniel-Laurent : Fadela Amara, réagissant à une décision du Conseil d'État de refuser la nationalité française à une Marocaine portant la burqa, considère que "la burqa, c'est une prison, une camisole de force..."

    Agnès De Féo : Ce refus n'a rien d'étonnant. Des femmes en niqab à Paris m’ont confié se faire régulièrement insulter. Leur apparence irrite, non pas parce qu’elles semblent inféodées à un ordre patriarcal contraignant : cette pseudo empathie est réservée aux hypocrites. Ce qui irrite chez elles, c’est qu’elles ne jouent pas le jeu social. Elles vous voient sans que vous puissiez les voir. Elles rompent la réciprocité de l’échange. Alors que vous devez obéir à des règles sociales, vous devez par exemple adopter une certaine expression du visage reflétant la politesse, la courtoisie pour maintenir un contact « civilisé » avec le monde extérieur, elles s’en affranchissent complètement. Ce qui irrite chez ces femmes, c’est leur extra-socialité. Mais si on regarde de leur point de vue, c’est autrement plus excitant. Une femme qui est à l’intérieur d'un niqab peut se sentir très puissante. Elle a un énorme pouvoir sur les autres, contraints de baisser le regard devant l’inhumanité qui leur fait face. Comme par hasard ce privilège de se masquer le visage est réservé aux gangsters dans les hold-up, aux terroristes basques, bref aux hors-la-loi, ceux qui se veulent au-dessus des lois, supérieurs aux autres.

    Bruno Deniel-Laurent : Il existe aussi des situations particulières où le voile intégral a été imposé de façon coercitive sur des femmes qui n'en voulaient pas. On pense tout de suite au régime des Talibans en Afghanistan. Les images de femmes en burqa rose ou bleu pastel, avec leur grillage de coton, ont fait le tour de la terre. Avant l'intervention américaine, la cause des "femmes afghanes" était même très en vogue dans les cercles intellectuels parisiens...

    Agnès De Féo : Oui, le problème avec cette question du niqab, c’est que l’image des Talibans et des coercitions qu’ils ont imposées aux femmes vient immédiatement à l’esprit. C’est d'ailleurs au nom de la libération des femmes que les Américains ont justifié leur intervention militaire en Afghanistan. Mais que se passe-t-il aujourd’hui ? les femmes portent toujours la burqa, comme leurs grand-mères l’avaient portée. Je ne parle pas des femmes occidentalisées ou éduqués qui s’en sont débarrassé, je parle des femmes qui forment la masse de la population. La burqa est un vêtement ancien en Afghanistan, instrumentalisé par les talibans qui ont juste voulu le rendre obligatoire. Mais il existait déjà. Peut-on éradiquer un phénomène vestimentaire au seul prétexte qu’il n’appartient pas à nos critères ? Lorsque les observateurs extérieurs décrivent les femmes en niqab comme des fantômes ou des mortes-vivantes, ou lorsque Fadela Amara compare la burqa à une prison, ils jugent avec leur propre vision du monde, en ne comprenant même pas qu’elle n’est que relative. C'est le thème de cette publicité pour HSBC : on y voit un jean usé qui paraîtra vieux pour certains, et neuf pour d'autres. Un même phénomène peut être interprété de manière diamétralement opposé suivant la culture, le vécu et les valeurs d’une personne. On ne peut pas aller contre un phénomène sociologique...

    Bruno Deniel-Laurent : C'est en quelque sorte une déconstruction du discours occidentalo-centré que vous proposez...

    Agnès De Féo : Oui, on ne devrait jamais oublier que les valeurs occidentales ne sont pas universelles. La pudeur déjà est très relative. Qu’est-ce qu’on doit cacher en société ? En France aussi , il y a des lois. Un délit existe, « l’attentat à la pudeur », dans lequel hommes et femmes ne sont pas égaux : les hommes ont le droit de montrer leur buste, les femmes non (sauf sur les plages). Pourtant les seins ne sont pas une zone sexuelle. Les hommes aussi ont des seins – plats je vous l’accorde – mais ils en ont. Au sens premier, c’est de la discrimination sexuelle. Il existe une multitude de peuples où les femmes exhibent leurs seins. Et même des hommes qui vivent nus, comme les Shiva Naga de l’Inde. Du point de vue du droit français, ils tombent tous sous le coup de l’attentat à la pudeur. Chaque culture définit ses propres zones du corps à cacher. Les cheveux sont aussi en Occident une zone érogène. Les femmes les ont longtemps disciplinés, en natte ou en chignon. Avec le voilement intégral, c’est le corps entier qui doit être caché. Et malgré cette disparition du corps, le niqab n’est pas exempt de messages pour le monde extérieur. La majorité voit dans le niqab le symbole des groupes extrémistes. Celles qui le revendiquent passent pour des agents à la solde de l’islamisme. Femmes dénaturées, manipulées par leurs oppresseurs pour devenir les porte-parole d’une idéologie antiféministe. Or pour les femmes qui le portent - je parle ici de toutes ces femmes avec qui j'ai longuement parlé dans les communautés du Tabligh d'Asie du Sud-est -, c’est un choix personnel qui se décide après mûre réflexion. Aan, par exemple, enseigne les sciences politiques à l’université d’Etat de Padang, dans la région de Sumatra Ouest en Indonésie. C’est une femme brillante ayant étudié aux États-unis et titulaire d’un doctorat. Elle a choisi de revêtir le niqab il y a quelques années lorsqu’elle s’est engagée activement dans le Tabligh. Elle continue d’enseigner et affirme que le niqab est une part essentielle d’elle-même qu’elle ne veut jamais retirer, confortée dans sa symbolique de protection. Elle revendique le droit de le porter et de vivre selon son système éthique. Et curieusement, elle se déclare féministe, courant qu’elle a longuement fréquenté durant ses années américaines. Cela nous force à nous interroger sur nos propres stéréotypes, notamment lorsqu'ils concernent l’islam et les femmes.

    Propos recueillis à Bangkok, mars 2008
    nue.jpg
    Lien permanent 15 commentaires