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Après le tumulte de la soirée sans intérêt, le boulevard luit faiblement sous l'averse. Elle lui tend la main sans y penser, mais comme il fait sombre, il ne la voit pas. Elle prend cela pour un refus et lui s'inquiète de son silence ; lorsqu'enfin il tend la sienne, elle se raidit sciemment. Regrettant déjà sa réaction, elle va pour l'embrasser, mais il est loin à présent, vers la station de taxis opalescente, persuadé qu'il ne sait plus s'y prendre. Elle comprend à sa fuite que son geste était machinal, alors elle ne se presse surtout pas pour le rattraper, par bravade bifurque même dans la première ruelle venue, où l'attend son meurtrier les yeux mi-clos. Too much thinking, toot much ego.
A la radio ce matin : "au programme de cette demi-heure, insécurité, football et révolution". Comment mieux exprimer le fait que toute révolte est désormais illusoire ?
Concernant le western-spaghetti, Sergio Leone regrettait qu'étant père du genre, il n'ait eu que des enfants tarés. Amer de Hélène Cattet et Bruno Forzani tend à prouver que le giallo, celui de Bava, Argento, Martino, a au contraire engendré une génération de surdoués, cependant tout aussi dévastateurs. Si les premiers se sont contentés d'habiller de quelques motifs référentiels dévoyés des farces sans envergure, les seconds ont gardé religieusement les motifs (et en ce sens l'esthétique d'Amer est superbe) mais en oubliant ce que ceux-ci savaient sertir : une inexorable progression vers une exécution ou une révélation. A l'excès formel orgasmique de leurs maîtres, ces consciencieux cinéastes ont ainsi répondu par une impeccable frigidité. Il ne suffit pas de simuler pour faire jouir, disait en substance Bataille.
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Ce n'est qu'à force de lui crier "je t'aime" en toutes occasions qu'elle avait fini par s'en persuader, mais une seule pensée négative à son encontre a suffi pour qu'elle s'en déprenne.
Parmi les mots d'ordre contradictoires dont les médiatiques font leur miel, il y a tout à la fois la promotion de ceux qui "assurent" et le respect pour ceux qui savent "lâcher prise". Il faudrait être un battant adepte du carpe diem, un nonchalant qui tire son épingle du jeu, un philosophe activiste...ou un nietzschéen de gauche.
La séquence finale du Héros sacrilège de Mizoguchi : "amusez-vous, riches ! Demain nous appartient !"
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Le masque africain assemblé en Chine trône au-dessus du canapé Savane. Affalé sur les coussins ocre, il n'en revient pas d'un printemps si chaud, pinçant en me clignant de l'oeil les cuisses roses et blanches de sa copine à lunettes. Brian, trois ans, ne cesse de réclamer du jus de pomme même lorsqu'il en renverse sur le carrelage. Public est ouvert sur les frasques d'une animatrice croisant haut les jambes : "des conneries, tout ça..." grommelle mon hôte en se resservant du rosé très frais.
Il n'y a rien de pire qu'une certitude, affirment sûrs d'eux les hérauts du doute.
La Menace d'Alain Corneau, non pas quelque part entre Clouzot et Melville, mais bien dans la lignée de Lang, parce que la technique impeccable sait s'y faire oublier, le symbole circulaire s'inscrire dans le décor, les rôles passés de ses acteurs nourrir leur personnage, le découpage et la musique parler pour eux (le film est au moins pour ses deux-tiers sans parole), et surtout la tragédie suivre sa pente de l'éblouissante première séquence au final oppressant.
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Plus on renie et plus on croit : l'abandon est la plus forte des tentations.
Il lit avec profit, s'informe en conscience, se distrait tout en se cultivant. Sa femme a de beaux sourires tristes et leur fille unique connaît déjà, à huit ans passés, le dénouement de Millénium. Près de l'écran plat, une orchidée, et sur la table basse indonésienne un Jalouse entre deux Télérama. Ils votent Europe Ecologie, parce qu'il est temps, et ne voient pas d'un très bon oeil le retour du populisme. La salade d'endives et l"huile de noix, les vacances à Minorque, le Chi Kong, les pneus-neige, enfin le disque de Mélanie Laurent.
Sur un matériau assez proche (les amours contrariées ou fantasques de trentenaires urbains et pensifs), Podalydès et Desplechin développent deux cinémas bien différents : pour lier entre elles les tranches de vie qui font le sel de leurs films, le premier privilégie l'espace et le rythme tandis que le second donne une place importante à la mélodie des dialogues. D'un côté le geste, dans la lignée de Tati (celui qui demeure inespéré comme celui qui est de trop), de l'autre le verbe, à la suite de Rohmer (celui qui dévoile et celui qui trompe), comme ferment entre les personnages. Voir la place des objets culturels dans le pesant Un conte de Noël (la Culture qui pense pour nous) et dans l'inventif Versailles, rive gauche (la Culture, on me pardonnera le jeu de mots, qui ne panse plus).
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Elle substitue sans cesse des questions aux réponses, si bien qu'elle laisse dans l'expectative et transforme les décisions en émois ; c'est encore la meilleure façon de se faire aimer.
S'il suffit d'un grand roman pour mettre à bas les croyances d'une époque, un grand film se définit à l'opposé comme le meilleur moyen de nous réconcilier avec celle-ci : pour le meilleur et pour le pire, le cinéma est un art connivent, qui va ainsi de la propagande à l'anoblissement.
Shutter Island encore : là.
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Elle a de belles dispositions mais ne tient pas ses promesses : ses mensonges ne parviennent jamais à l'embellir durablement.
On ne peut mieux comprendre l'usage proprement diabolique des mots et des concepts aujourd'hui à l'honneur (le sens inverti, le signe glorifié, l'oxymore éducatif et la valeur renversée) qu'en découvrant que l'auto-biographie de Luc Ferry s'intitule L'Anticonformiste.
Dans Shutter Island, il y a cette séquence qui peut tout aussi bien se lire comme un défaut de script, que comme un indice sur la distorsion du réel qu'expérimente le personnage joué par Leonardo di Caprio : il s'agit d'une conversation entre ce dernier et un individu retenu derrière les barreaux d'une cellule. Le champ/contrechamp, plusieurs fois répété, contient une erreur flagrante, puisque le prisonnier se frotte le crâne lorsque le plan est sur lui, tandis qu'il ne le fait pas lorsque Di Caprio est cadré de face. Finalement, ce doute entre une "erreur" de mise en scène et une symbolique ostensible sur la diversité des points de vue, court sur la totalité du film de Scorsese, dont la forme parfois à la limite du kitsch et du bon goût, au découpage incohérent et aux ruptures de rythme, nous fait sans cesse hésiter entre deux explications : la crise esthétique d'un cinéaste et celle existentielle de ses personnages.
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L'ALIBYE
(Même s'il est assez éloigné des thématiques habituelles de ce blog, je ne résiste pas à l'envie de publier le texte suivant sur Cinématique, texte de François Delussis écrit il y a quelques semaines, avec lequel je suis à vrai dire entièrement d'accord)
Pas facile de faire entendre une voix qui ne donne ni dans le trémolo martial béhachélien ni dans le chuchotis de couard autarcique, autrement dit une voix qui ose admettre qu’elle ne parle pas au nom de la Raison, de la Morale et du Progrès réunis, mais qui pour autant ne rechigne pas à prendre parti.
Prendre parti dans un conflit qui n’est pas le nôtre, cela suppose une certaine pudeur et un certain style, cela suppose surtout de savoir qui nous sommes, quelles sont nos valeurs et quelle est notre cohérence, une question d’identité en somme, n’ayons pas peur des gros mots. Kadhafi n’est-il donc un dictateur que depuis le début de ce mois ? N’avait-il participé à aucun attentat ni jamais emprisonné aucun opposant du temps où il était reçu, et avec tous les honneurs, en France ? Il ne s’agit pas ici de protéger des civils affolés et des insurgés désorganisés - mais au sein desquels des hommes remarquables existent puisque BHL les a remarqués -, de les soustraire à la folie meurtrière de fous surarmés soutenant le Fou Suprême, il ne s’agit pas de laisser tout un peuple mourir sous les balles d’un clan mafieux, il s’agit de comprendre qu’il s’agit là d’une guerre civile, que les « milices » qui soutiennent Kadhafi font partie du peuple libyen, qu’on le veuille ou non, et que ceux qui veulent le renverser ne sont pas nécessairement, par ce simple projet, des démocrates modérés propres sur eux. Le principe des frappes aériennes exclusives est donc au mieux un mensonge, au pire une illusion. Une fois de plus cependant, sans pudeur et sans style, l’impérialisme occidental, drapé dans ses principes intangibles mais n’intervenant jamais que là où ses intérêts économiques sont en péril, vient faire la leçon, comme s’il lui revenait de droit de stopper net, en tous lieux, le sang et les larmes.
Alors aider à renverser Kadhafi, pourquoi pas, mais à la demande de qui et pour instaurer quoi ? L’idée que tout peuple soit épris de liberté est une belle idée, mais le fait qu’il puisse devenir républicain, ou démocrate, parce qu’il s’est libéré de l’oppression, n’est qu’une croyance occidentale, voire un leurre savamment entretenu. Et dans le cas particulier de la Libye, il y a de l’espace entre dictature et démocratie, mais il semble bien que hors de cette alternative indépassable, point de salut : toute troisième voie paraît politiquement inaudible. Il ne suffit pas de renverser les tyrans, il faut encore que le peuple qui y parvient, en fasse une Histoire personnelle, qu’à travers les mythes, les exploits et les faits ordinaires de sa révolte, il conquière son propre destin, et de massacres en réconciliations, s’arme pour la suite. Il y a diverses façons d’aider celui qui est en train d’écrire son propre récit, mais lui tenir la main en jouant les matamores, lui indiquer sans ménagement la voie du Bien, est une lourde responsabilité, qui ne peut conduire ensuite qu’aux troubles identitaires, autrement dit au suivisme comme à la rancœur.
Il est pas interdit d’entendre ceux qui parmi les révoltés libyens refusent l’aide occidentale, il n’est pas inutile de comprendre le positionnement de la Ligue Arabe, il n’est pas scandaleux d’écouter l’Allemagne dont la logique n’est pas moins économiste que ceux qui aujourd’hui se font les hérauts de ce peuple-là, tout en détournant les yeux d’autres qui, ailleurs, sont tout aussi à feu et à sang. C’est la cohérence qui nous sauvera des pièges conjoints de l’ingérence emphatique et de la faiblesse munichoise. Nous ne sommes pas la source de tous les maux comme tant de professionnels du ressentiment voudraient nous le faire croire, mais nous ne sommes pas davantage la résolution inespérée du moindre conflit. Il nous faut (re)devenir cette voix singulière qui parle au nom de principes moins hypocrites et ambigus que la défense-des-droits-de-l'homme, paravent derrière lequel le système dominant a toujours poursuivi ses exactions ; voici sans doute comment rester sans crainte un recours opportun et savoir sans honte se tenir en retrait.
La meilleure façon de trouver sa place est encore de n’avoir plus peur de tenir son rang. Embarrassées et irrésolues, la France comme l’Europe ne savent plus qui elles sont, et de ce fait alternent la frilosité et l’emportement, n’hésitant plus qu’entre deux versions falsifiées, deux pôles qui les nient : tantôt conglomérats de communautés irreliées, tantôt championnes de l’universalisme abstrait.
Quand donc mènerons-nous à bien notre propre révolution ?
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103
Il suffit aujourd'hui d'être compromis pour se prétendre résistant et ignoré pour s'imaginer dangereux, ce qui octroie au système de bonnes nuits réparatrices.
Elle se relève, gagne la porte en esquivant le miroir, sourit brièvement. J'entends le glissement des bas et le brossage des cheveux. Son baiser sent la menthe. Dans l'escalier ses Converse ne font pas un bruit. Les textos des premières heures sont conventionnels, ceux du soir adoucis. Elle aimerait que je la crois nonchalante, mais elle est surtout prise de court. Les nuits s'enchaînent.
"L’argent ne m’intéresse pas. Tout ce que je veux, c’est être merveilleuse." (Marilyn Monroe)
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Son style dandy lui fait gagner chaque jour plus d'amis, ses refus lui ouvre les portes et sa morgue rassure chacun sur sa bonne composition. Sur son tee-shirt, le NON en gros caractères est couvert de rouge à lèvres.
Morale de l'époque : à quarante ans, l'insurgé qui n'a pas pignon sur rue a raté sa vie.
On peut rapprocher Benchetrit et son ridicule Chez Gino de Moix et son misérable Cinéman. "Biberonnés" au septième art comme l'assure une critique complaisante, ces deux médiocres écrivains se révèlent également des tâcherons au cinéma, parce qu'ils usent pour leur ersatz de mise en scène des mêmes malices que pour leur semblant d'écriture : incapacité à vertébrer leur fatras de figures de style autrement que par le plagiat débonnaire, le décalage consciencieux et l' auto-dérision ostensible. Le cinéma a lui aussi ses nouveaux riches.
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Il ne cesse de donner son avis sur le Japon, la télé-réalité, la Libye, le réchauffement climatique ou les femmes qui se font refaire le nez. Il refuse de faire des concessions et se fout du qu'en-dira-t-on. Le politiquement correct, ça commence à bien faire. C'est un esprit libre, voilà tout, un refuznik de l'intérieur, un barbare sous les lambris. Et sa victoire est proche : il retrouve déjà dans l'éditorial du matin et chacune des chroniques du soir, des opinions aussi intempestives que les siennes.
L'homme n'a jamais le choix, sauf peut-être en ce qui concerne le jour exact de sa naissance, et encore...
Tout le monde se félicite de l'inculture de Frédéric Lefebvre, qui n'aurait de cesse de parcourir, le soir au coin du feu, son "Zadig et Voltaire", mais qui se souvient de cet éminent homme politique se targuant de revoir régulièrement "Monsieur le Maudit" ?
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Il s'approche de moi et sur le ton de la confidence, me définit d'un mot la jeune femme blonde qui depuis le début de la soirée, regarde obstinément par la fenêtre : insatiable. Et puis il me fait un clin d'oeil et retourne danser. J'apprendrai plus tard qu'il s'agit de sa femme.
Une ballade nostalgique et nous voilà prêts à pardonner, un air martial et il n'en est déjà plus question ; la musique n'adoucit pas les moeurs, elle les formate, comme le temps qu'il fait et la couleur des murs.
S'il y a un élément que l'on peut mettre au crédit de Robert Rodriguez lorsqu'il réalise Planète Terreur, c'est bien de n'avoir pas un seul instant cherché à donner à ses zombies la moindre connotation sociale ; leur violence ne dénonce rien, ne symbolise pas, ne nous fait jamais le coup du sous-entendu politique, comme tant d'autres habitués du carnage métaphorique et du gore qui en dit long. C'est une manière comme une autre d'être subversif aujourd'hui : ne jamais mériter le "dérangeant" des Inrockuptibles ou de Télérama, qui ne prouve jamais que le suivisme de l'artiste ainsi honoré.