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C I N E M A T I Q U E - Page 4

  • CINQ ET LA PEAU, DE PIERRE RISSIENT

       

    pierre rissient, cinq et la peau, mac-mahonisme, michel marmin, Ezra Pound

     

        Il faut plus que jamais défendre le cinéma qui expérimente au lieu d’entériner, qui préfère exalter l’âme des lieux et la présence des corps plutôt que s’enticher de vaines figures de style et de scénarios cadenassés. mais il ne s’agit pas pour autant de plaider pour ces films déstructurés cherchant à tout prix la fascination du public, car cette apparente riposte aux mornes programmes du cinéma sans enjeu ni risque, n'est qu’une oppression esthétique de plus. Bien au contraire, il importe de célébrer le cinéma refusant la sujétion du spectateur, cinéma du ressaisissement et de la connaissance de soi, qui se méfie autant du naturalisme que du formalisme, ces puissances du faux empêchant le regard. Cinq et la peau de Pierre Rissient (1982) fait partie de ces films initiatiques qui ne cherchent pas à gouverner, et ainsi déconsidérer, leurs spectateurs, mais qui attendent d’eux, en retour, une attention décuplée, y compris pour accueillir la sensualité, l’inquiétude, la joie, la mélancolie, exhalées de plans agencés avec rigueur. Une aptitude à goûter l’émotion sans demeurer à sa merci, ce qui nécessite précisément de rester de marbre face aux mélopées sirupeuses du sentimentalisme, lesquelles ne cherchent jamais qu’à remplacer le discernement par la confusion.

        Mac-mahonien fervent, Pierre Rissient retrace dans Cinq et la peau, un itinéraire mental. Les pensées, les regrets et les rêves d’Ivan (Féodor Atkine), écrivain français en exil volontaire, créent la ville de Manille à l’intérieur de laquelle il déambule. Ses quartiers et ses femmes, ses couleurs et son architecture, sont autant de souvenirs, d’aspirations, d’instants de grâce. Et cette errance érotique, cette flânerie littéraire, ces découvertes successives aussi impromptues qu’inespérées, s’avèrent tout simplement bouleversantes. Dans La République n’a pas besoin de savants, Michel Marmin vante ce « chef d’œuvre extraordinaire qui unirait les principes du macmahonisme à l’avant-garde poétique héritée d’Ezra Pound et de William Carlos Williams». On ne sera dès lors pas surpris de croiser aussi des fantômes et des réminiscences de Stendhal, Pessoa, Lang ou Walsh…

        Quiconque se fait une haute idée de l’art cinématographique et ne se résigne pas à le voir dégradé en récréation marchande, doit voir cette œuvre de toute beauté, longtemps introuvable et désormais offerte à la contemplation.

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  • CORRESPONDANCES (13)

    On peut considérer l'envol du jeune garçon à bicyclette, dans ces deux contes de pré-adolescence que sont E.T (Steven Spielberg, 1982) et Kiki, la petite sorcière (Hayao Miyazaki, 1989), comme l'apparition incontrôlée, inespérée, d'une érection enfin rendue possible par l'émotion, enfin activée par le psychisme et non plus les simples réflexes physiques.

    Cette montée inattendue répond enfin au mystère de l'alchimie amoureuse (l'intrigante et jolie sorcière), signe l'attrait définitif et fascinant des arrière-mondes, des secrets inavouables, des mystères organiques (l'extra-terrestre). Elle marque surtout la fin de l'enfance, le passage du rêve involontaire aux désirs conscients, des hypothèses mouvantes au fait brut, solide, indiscutable ("une érection ne se discute pas", disait Cocteau). Elle renvoie le réel à son ennui pesant et se permet le fantasme volatile, dessiné avec trois fois rien.

    "La fonction du pied humain, écrivait quant à lui Bataille dans Le gros orteil, consiste à donner une assise ferme à cette érection dont l'homme est si fier. Mais quel que soit le rôle joué dans l'érection par son pied, l'homme, qui a la tête légère, c'est-à-dire élevée vers le ciel et les choses du ciel, le regarde comme un crachat sous prétexte qu'il a ce pied dans la boue."

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  • LE REDOUTABLE, DE MICHEL HAZANAVICIUS

      

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        A l’occasion de la sortie du Redoutable, petit pamphlet poussif de Michel Hazanavicius, la critique s’était enthousiasmée pour ce « regard désopilant porté sur le maître», agrémenté de tout un tas de « trouvailles de mise en scène ». Personne ou presque ne s’était interrogé sur la malhonnêteté foncière du film, qui se sert d’une période éminemment caricaturale (les films collectifs des « années Mao ») pour dénigrer l’ensemble de l’œuvre de Godard. Se gargarisant de désinvolture, se rengorgeant de distance, ce film exclusivement à charge, dissimulant sa hargne derrière l’habituel masque rigolard, en profite aussi pour attaquer l’homme Godard, en adaptant, sans le moindre recul pour le coup, tout ce qu’Anne Wiazemsky, dans Un an après, avait pu raconter sur leurs relations. Tantôt odieux, tantôt grotesque, toujours filmé à ses dépens, ce Godard singé par Louis Garrel n’est finalement qu’un personnage factice, n’ayant aucune chance d’être autre chose qu’un prétexte à moqueries.

        Comme l’avait remarqué Vincent Roussel, dans l’une des rares critiques intelligentes sur le film, Hazanavicius n’est au fond qu’un « roublard qui pense faire du détournement  situationniste alors qu’il ne fait que dévitaliser la force du style de Godard pour le réduire à de simples tics visuels ». Et c’est bien cela la vraie raison du film, sa piteuse ambition, démontrer à travers son florilège de sketches qui ne dépareraient pas dans une Spéciale parodies sur C8, que « filmer à la Godard » est à la portée de n’importe qui. Comme tous ces écrivaillons qui s’imaginent « faire du Céline » à chaque fois qu’ils écrivent sans reprendre leur souffle, ou ces cinéastes qui prétendent retrouver l’esprit de la Nouvelle Vague, dès qu’ils filment, caméra à l’épaule, la terrasse d’un café parisien.

        Cela a manifestement suffi à certains. Valeurs Actuelles (Laurent Dandrieu, 17 septembre 2017) ou Causeur (Anne-Sophie Nogaret, n° 50, octobre 2017), se sont réjouis que la «  secte godardienne», « les gardiens du temple godardien », puissent être scandalisés par un tel blasphème. Or le problème n’est pas du tout que l’on rie de Godard (pourquoi devrait-on s’en priver ?), mais plutôt que l’on prétende l’avoir ainsi entièrement résumé, autant dire liquidé. Le reproche principal a semblé être l’ennui qu’engendreraient ses films. Il est vrai que chaque œuvre du « plus effroyable raseur cinématographique encore en activité » (Laurent Dandrieu) est à l’opposé de ces romans qu’on lit d’une traite, ces films qui tiennent le spectateur par le col sans le lâcher, cet art expéditif sans cesse promu par une société qui n’a plus du temps qu’une notion comptable. Devant un film de Godard, horresco referens, il est possible de revenir vers soi. La richesse des liens tissés entre parole et images y permet de s’interroger, se remémorer, s’étonner, s’émerveiller même. Devant le Redoutable, les choses sont plus simples : on ne peut guère que ricaner. Qu’un film ait d’autres ambitions que le plaisir de la consommation immédiate, voilà qui n’est vraiment pas dans l’esprit du temps. D’ailleurs, comme l'a démontré l’argument-massue d’Anne-Sophie Nogaret, Godard ne vaut aujourd’hui plus rien : ses élèves ne le connaissent pas.  A ce titre, on peut considérer que des écrivains comme Bloy ou des photographes comme Irving Penn, lesquels faisaient dans le même numéro l’objet de beaux exercices d’admiration, sont eux aussi de sacrés perdants de la modernité, de simples faiseurs sans talents puisqu’oubliés. Le syllogisme n’est pas seulement dangereux, il est surtout très bête.

    Juger qu’un film se refusant à la simple illustration de scénario, ne s’adresse qu’aux snobs, affirmer qu’une œuvre inconnue de la jeunesse ne mérite pas qu’on s’y attarde, qu’est-ce d’autre au fond sinon du poujadisme cinématographique ? Ce type de réaction n’est cependant pas nouveau. A l’époque de la violente controverse autour d’Hernani, il y avait déjà des néo-classiques sourcilleux, trépignant contre ceux qui se permettaient de bouleverser les règles de bienséance stylistique. D’ailleurs lorsqu’Anne-Sophie Nogaret jugeait les contradictions de Godard dignes « d’un dingue ou d’un pervers », on était presque au mot près dans le registre du pompier Gérôme, traitant les Impressionnistes de bande de fous. Et lorsqu’on place, comme ces deux articles l'ont répété à l’envi, les films et les admirateurs de Godard dans une sorte de monde à part, aussi incompréhensible qu’odieux, on n’est pas très loin de la rhétorique de Pierre Lalo (Le Temps, 1913), s’escrimant contre Le Sacre du Printemps au nom du choix entre civilisation et barbarie...

    Mais après tout, que de tels bataillons, depuis tant d’années, soient encore aux trousses de l’auteur de chefs d’œuvre comme Vivre sa vie (1962), Sauve qui peut (la vie) (1980), Passion (1982), Hélas pour moi (1993) ou Notre musique (2003), est peut-être la preuve ultime de son irréfragable génie !

     

    (ce texte est paru dans le n°169 de la revue Eléments)

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  • CORRESPONDANCES (12)

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    Une tradition picturale veut qu'un personnage qui se dirige ou se tourne vers la gauche, soit lié à la mort (assassin, futur défunt, figure de la Camarde etc...). Quant aux études sur les câblages psycho-sensoriels, ils semblent indiquer que chez la majorité des spectateurs d'un film, en tous cas chez les droitiers, l'image que l'on trouve la plus frappante, la plus captivante, est bien souvent située dans le tiers gauche de l'écran cinématographique.

    C'est là que le point focal resplendit. Il captive et engloutit, fascinant jusqu'à sa fin le personnage qui le contemple, puis perdant le spectateur dans son orbe sinistre et donnant au hors-champ éblouissant, l'attrait passager du désir. Juste avant que tout s'éteigne dans un chatoyant déséquilibre, puisque le cinéma n'aime rien tant que déjouer l'harmonie, ses fictions asymétriques menant de toutes sortes de manières vers la mort, celle de ses protagonistes comme celle du regard discriminant.

     

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  • FULLER, L'INTEMPESTIF

       

    samuel fuller, dressé pour tuer, un pigeon est mort dans beethoven street, michel marmin

     

       Décédé il y a 20 ans, le réalisateur américain Samuel Fuller a eu droit à une rétrospective à la Cinémathèque française en début d’année, ainsi qu’à la sortie, aux éditions Carlotta, d’un passionnant documentaire, A Fuller Life, retraçant sa vie et son œuvre. Auteur de films aussi violents et controversés que Shock Corridor (1963) ou Dressé pour tuer (1982), Samuel Fuller (1912-1997), ancien reporter de guerre, a connu un parcours de cinéaste chaotique. A l’origine de quelques brûlots anticommunistes - du film de guerre J’ai vécu l’enfer de Corée (1951) au polar Le Port de la drogue (1953)-, il a eu du mal à s’imposer outre-Atlantique, tout particulièrement en France, où le puissant Parti Communiste avait alors suffisamment de relais pour censurer un film. Il s’est lancé ensuite, à partir du milieu des années 60, dans une virulente critique du mode de vie américain, de sa veulerie comme de sa perversion, conduisant à son bannissement d’Hollywood. Il eut alors de grandes difficultés à tourner, et se mit à faire l’acteur chez d’ambitieux cinéastes européens, tels Godard (Pierrot le fou, 1966), Wenders (L’Ami américain, 1977) ou Chabrol (Le Sang des autres, 1984).

        Il est vrai que les personnages de ce cinéaste vénéré par les mac-mahoniens, ne correspondent pas aux standards manichéens ordinaires, leur chemin ne les conduisant pas du renoncement à la victoire, comme dans la quasi-totalité de ces oeuvres qui ne jurent que par la rédemption des péchés. Au contraire, ils se révèlent suffisamment complexes pour désarçonner aussi bien les gardiens de la morale, avides de héros incontestables, que les nihilistes friands de déliquescence. En 1974, à l’occasion de la sortie d’un téléfilm tourné en Allemagne, Un pigeon est mort dans Beethoven Street, Michel Marmin revenait dans Valeurs actuelles sur cette « ambiguïté fondamentale qui accuse le destin tragique de ses personnages ». Ces films ont en effet comme principale caractéristique, quel que soit le genre abordé, d’oser peindre l’âme humaine en énigme tortueuse, s’éloignant ainsi, et de manière radicale, des inoffensifs canevas des prédicateurs, qu’ils soient ou non hollywoodiens. C’est bien en cela qu’il reste aujourd’hui encore, un cinéaste intempestif.

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  • CORRESPONDANCES (11)

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    Citizen Kane d'Orson Welles et Eureka de Nicolas Roeg : l'hypermnésie ne guérit jamais.

    On se souvient de détails infimes, de petites bêtises sans importance, de ratures et de rajouts, et on oublie cependant pourquoi on a tant haï, pourquoi on a tellement aimé, ou à tout le moins, pourquoi on s'en est persuadé.

    Il y a cette luge, ce terrain vague, cet horizon défraîchi que laisse percevoir le vasistas, et puis cet anniversaire, où l'on emprunte seul l'avenue bruyante, avec ensuite la chamade dans l'escalier parce qu'il va falloir, pour la première fois, dire je. Il y a ce piolet, cette roche ruisselante, cette femme qui encadre son visage mouillé entre des mains trop fines pour ne pas trembler. Il y a l'enfance, non pas inconsolable comme le proclament les vaniteux (qui se disent remplis de larmes mais sont avant tout pleins d'eux-mêmes), mais si désespérément facile à oublier, en dehors de quelques jeux et quelques drames, en dehors de la neige, qu'on en reste stupéfait.

    Il y a la solitude, ces années d'avant le tumulte des rencontres, ces moments où seul l'or permet de supporter le monde, et cet or même, une fois le monde conquis, une fois les autres traversés de part en part, n'en continue pas moins de hanter. Par l'absurdité même de son emprise, par l'effarement d'y avoir été soumis.  

    On se souvient des franges de la robe, mais non de ce qui avait conduit à la retirer.

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  • JOHNNY HALLYDAY, ACTEUR

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        S’il y a une constante au cœur des films disparates qu’a tournés Johnny Hallyday de 1962 à 2017, c’est bien celle-ci : des navets musicaux des années 60 aux polars grotesques des années 80 ; des films d’auteurs ratés, accumulant les tics visuels du moment (Robert Hossein ; Laetitia Masson), à ceux qui au contraire, par leur singularité même, ont su passer le cap des années ( Détective de Godard ; L’Homme du train de Leconte) ; des films populaires au chef-d’œuvre énigmatique, c’est bien toujours lui qui est présenté au travers de personnages plus improbables les uns que les autres, toujours sa personnalité qui prime au cœur de récits de bric et de broc, lesquels ne sont autres que des portraits amoureux ou à charge, des biographies déguisées. Hallyday y est à chaque fois, les oripeaux de la fiction retirés, celui qui est.

        Bien plus qu’un comédien, Johnny Hallyday était un acteur, au sens où sa propre vérité, et elle seule, donnait foi au rôle qu’il tenait. Tout ce qu’il pouvait composer tombait à plat, tout ce qu’il jouait sonnait faux, mais ce qu’il montrait de lui sans fard, possédait une telle intensité qu’on pouvait alors considérer ces scènes comme autant d’apparitions. Dans chacun de ses films, à chaque fois, l’épiphanie de Johnny. Une présence singulière excédant les postiches et les habillages de circonstances. L’être-là qui comble tous les déficits d’incarnation. Comme Depardieu qui aura imposé le même corps massif et maladroit, réconfortant et soudain brisé, à la base des innombrables figures de sa filmographie, comme Delon qui de son regard impérieux, aura toujours su dénuder les unes après les autres, les affèteries de ses personnages.

        Chez Johnny Hallyday, c’était le visage. Hésitant entre le gamin espiègle et le sage mutique, le candide et le baroudeur, la banalité anonyme de celui-ci pouvait, d’un mouvement excessif de la bouche ou d’un écarquillement des yeux, soudain basculer dans l’étrangeté. On y trouvait des sourires à contretemps, cette vulnérabilité qui embue pour un rien le regard, un trouble désir de possession, de la colère ravageant les traits jusqu’à l’effarement. Dans Point de chute (Hossein, 1970), il s’effondre après avoir reçu une balle. Celle qui l’aime vole à son secours tandis qu’il agonise. Gros plans sur le visage souffrant du jeune voyou, plans larges sur celle qui traverse la plaine pour le rejoindre. La séquence mélodramatique s’éternise, l’excessif rictus de souffrance de Johnny n’en finit plus de se crisper, gage de comique involontaire. Pourtant au sein de ces plans répétitifs, soudain le visage de l’acteur ne simule plus l’agonie, mais semblant pris d’une lassitude extrême, exprime un désarroi tel qu’il évacue d’un coup le chiqué de la scène. En ce bref instant crucial, se manifeste la force d’une présence déjouant tous les artifices. Dans Salaud on t’aime (Lelouch, 2014), il regarde ce merveilleux passage de Rio Bravo où Dean Martin et Ricky Nelson chantent My rifle, my pony and me. Hallyday fredonne l’air à son tour, ponctuant la rengaine de rires gênés, et c’est tout le conflit entre le chanteur reconnu et l’acteur approximatif qui soudain transparaît, et ainsi se résout par sa sincérité même. Dans le très beau Vengeance (To, 2009), il poursuit les assassins de sa famille, mais la tâche n’est pas aisée car il souffre de troubles mnésiques liés à une balle restée logée dans son cerveau. Attablé avec des enfants devant un bol de riz, le voilà qui s’esclaffe à gorge déployée, sans que l’on ne sache bien s’il s’agit là du ricanement de l’idiot ou du rire souverain de la liberté retrouvée. Le film se clôt à la fois sur cette signification incertaine, mais aussi sur le doute entre le jeu d’acteur et l’authenticité d’un moment.

        Ce visage composite, passant d’un coup de l’animalité à la grâce, de la rage à la béatitude, qui pouvait aussi bien exprimer les convulsions de l’homme blessé que l’impassibilité de l’ange exterminateur, était d’une certaine façon le miroir du désordre moderne des sentiments, de leur exacerbation et parfois même de leur parodie. Le marasme émotionnel qu’Hallyday transmettait dans le vacarme de ses chansons, se tenait aussi dans ce faciès infiniment modelable, changeant selon les époques et les situations, de l’arrogance à la faiblesse, de la complicité à l’absence. Il reflétait ainsi tant de souffrances et de plaisirs mêlés, qu’on pouvait même y voir un condensé de tous les emportements d’une société aussi velléitaire qu’apeurée, celle dont la tragédie court sur ces dernières décennies. Johnny Hallyday, dans ses traits mêmes, résumait ainsi les rêves de grandeur et les espoirs trahis de tout un peuple ; celui-là même qui lui a rendu un hommage bouleversant au lendemain de sa mort. C’était ainsi au sens propre du terme qu’il le représentait. A tous ceux qui ne prenaient même plus la peine de le regarder, c’est-à-dire de le considérer, il en offrait l’image. Au doux minois des chiens de faïence, formatés pour dénicher partout le Même, il opposait tout simplement la gueule de l’autre.

     

    (ce texte est paru dans le n°170 de la revue Eléments)

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  • CORRESPONDANCES (10)

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        S’il y a bien un point commun à l’ensemble des « productions Thomas Langmann », qui dans leur quasi-totalité sont de sombres navets, c’est bien leur souci d’accumulation. Il leur faut à tout prix, et toujours davantage, empiler les séquences, multiplier les comédiens, ajouter des décors et des accessoires, afin d’éviter le risque de non-reconnaissance visuelle. Comme si celle-ci pouvait, en favorisant une dangereuse distanciation, amener le spectateur à émettre ne serait-ce qu'une ébauche de jugement. L’Instinct de mort (Jean-François Richet, 2008) ne déroge pas à cette règle. Ainsi n’y est-il jamais question de s’appesantir sur ce qui gène le pas de charge, sur ce qui entrave le virevoltant : baisers rapides ou coïts urgents, courtes pauses filiales ou bref focus-paysage, il n'y a là que de sommaires ponctuations, elles-mêmes vivement interrompues par le mot d’auteur définitif, la brusque sortie du cadre, le coup de feu inopiné. Les paradoxes d’un individu comme Mesrine ne peuvent alors être abordés autrement que par la juxtaposition de saynètes ostensiblement contradictoires ; pas de complexité interne aux plans ou aux séquences, au découpage ou au montage, ceux-ci se devant de rester le plus basique possible. Comment dès lors, dans cette cavalcade à gros sabots, faire apparaître rapidement le positionnement de chacun des protagonistes ? Les jeux d’acteurs se devant d’être parfaitement reconnaissables, bien acclimatés et sans heurts, la mise en scène étant incapable de faire varier ses focales et ses angles toujours subordonnés à suivre la gestuelle en cours, enregistrant une rixe, un casse, une partie de poker ou un slow avec le même attention illustrative, il ne reste plus qu’à se servir d’astuces pour faire passer le message. L’accessoire vient alors suppléer à la rigidité de la mise-en-scène et au monolithisme de l’interprétation : la paire de lunettes apporte ainsi la touche psychologique indispensable.

        Mesrine possède une personnalité complexe et insaisissable, comme l'opacité de ses lunettes de soleil, cadrées sous tous les angles dès le générique d'ouverture, le signale dûment. Guido, le caïd en chef, est un homme aux intentions troubles comme ses grosses lunettes en verre fumé l’assurent, ternissant l’éclat de son regard et lui mangeant les traits. Le père de Mesrine est un petit-bourgeois introverti comme l’exige son étroite monture plaquée sur des yeux assurément frileux. Jeanne Schneider (Cécile de France) passe par une phase de séduction et de détermination, avec ses impeccables lunettes à rebords élégamment relevés, joliment cadrées de face ; puis par une période où la peur et les renoncements deviennent le lot d'une vie de cavale, avec des lunettes désormais légèrement tordues, toujours montrées en discrète contre-plongée et de trois quart. Le milliardaire qui emploie Mesrine et sa compagne, avant d’un jour brutalement les renvoyer, regarde tantôt à travers tantôt par-dessus ses lunettes, développant ainsi, à n’en pas douter, un double langage etc…

        Dans ce cinéma expéditif, alternant le sous-entendu sociétal et l'éclat de colère citoyenne, il n’est décidément pas bon de perdre son temps aux nuances. Un cinéma qui pourrait avoir cet absurde slogan en accroche : "dis-moi quelles lunettes tu portes, je te dirai dans quel monde on vit."

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  • VOYAGE A TRAVERS LE CINÉMA FRANÇAIS

       

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        Avec enthousiasme et érudition, Bertrand Tavernier nous parle des films français qui ont compté pour lui et dont il se sent redevable, des années 30 à la fin des années 70. Plusieurs chefs d’œuvre mais aussi beaucoup de films secondaires sont ainsi passés en revue. Renoir, Becker, Carné et Delannoy arrivent en tête et cet attelage même pose question, puisqu’il associe d’authentiques créateurs à d’honnêtes artisans. En fait, ce documentaire, plutôt que d’élaborer une mise en perspective critique des différentes tendances du cinéma français, témoigne surtout d’une volonté de s’inscrire dans une filiation. C’est d’ailleurs la limite du film, qui ploie sous l’hommage incessant et néglige des artistes aussi essentiels que Gance, Grémillon, Franju, Bresson, Tati, Eustache etc… Les scènes et les séquences choisies brillent certes par leur élégance, parfois leur pouvoir d’évocation, mais aussi par leur académisme, assez vite pesant. Ce voyage s’avère surtout une ode au cinéma de bonne facture, inventif mais pas trop, soucieux d’un juste équilibre entre réalisme et poésie, où l’image assure plus qu’elle n’émeut, entérine plutôt qu’elle ne questionne, du « cinéma filmé » en somme… 

        Malgré ces réserves, et une propension certaine à la compilation d’anecdotes, il faut cependant convenir que ce pèlerinage sur des terres cinématographiques maintes fois arpentées, ne manque pas d’attraits. Ne serait-ce que parce qu’il donne au spectateur l’envie de découvrir des cinéastes ici simplement survolés (comme Ophuls ou Clouzot), ou l’incite à ne pas se contenter de ces éloquents extraits. L’art fragmenté, et admiré en tant que tel, est bien la marque de l'échevelée Culture post-moderne, jalouse de ses illuminations brèves et le plus souvent parant au plus pressé. Les propos élogieux que tient Tavernier sur Gabin sont toutefois très bien argumentés, de même que l’importance qu’il accorde à Julien Duvivier ou Edmond T. Gréville. Mais on ne peut que regretter la quasi-absence des artistes singuliers cités plus haut, dont ce documentaire de plus de trois heures se désintéresse. Car s’il est toujours utile de revenir sur de nombreux films mémorables, dont on ne peut nier le charme sinon la profondeur, le risque est de se contenter de la mélancolie muséographique, laquelle empêche de comprendre que c’est justement à partir de ce terreau de « qualité française », que d’autres œuvres, bien plus audacieuses et complexes, ont su germer. En terminant son périple, Tavernier aborde d’ailleurs Melville et Sautet, et c’est là qu’on aimerait qu’un autre voyage commence.

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  • CORRESPONDANCES (9)

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        L’un des problèmes avec l'actuelle représentation du sexe à l'écran, c'est la lourdeur symbolique qui l'accompagne presque toujours. Elle permet non seulement de juger les intentions des protagonistes et leur position (si l'on ose dire) dans l'échelle des valeurs du film, mais surtout de les caractériser sans échappatoire possible, autrement dit de les classer. On aura compris qu’on est là bien loin d'une quelconque perspective érotique, en bonne concordance d’ailleurs avec la conception utilitariste du sexe qui aujourd'hui prévaut, et des tentations matriarcales qui en découlent.

         Exemple parmi tant d’autres, dans Les Liens du sang (Jacques Maillot, 2008), honnête film policier qui retrace quelques faits de la vie de deux frères, l'un truand instable, l'autre policier intègre. Les trois scènes de sexe qu’il comporte sont emblématiques :

    On y trouve d’abord la Levrette. Cette position demeure la plus représentée dans le cinéma pornographique, mais elle est également devenue depuis la fin des années 80, un passage obligé des coïts du cinéma traditionnel, notamment lorsqu'il s'agit de dépeindre un homme hâbleur, misogyne ou méprisant (A vendre ; Podium ; Le Bonheur est dans le pré etc…). Très logiquement, elle réunit ici le bandit avec son ex-femme, qu’il a par le passé mise sur le trottoir, et qu’il retrouve lors de la création d’un nouveau réseau de prostituées, dont elle pourrait cette fois devenir l’une des proxénètes. Elle le hait pour tout ce qu’il lui a fait, mais accepte cette nouvelle dépendance. On ne peut mieux suggérer que c'est par la maîtrise des codes et sa suprématie financière que l'homme garde le pouvoir. Leur brève union, forcément animale et humiliante, ne saurait être que celle-ci.

    Ensuite, vient le Missionnaire. Cette position est la plus couramment utilisée dans les scènes naturalistes d’un certain cinéma français (de Bertrand Blier à Bruno Dumont), où il s’agit de montrer le caractère machinal et monotone de la libido masculine, laquelle fait disparaître au sens propre comme au figuré le corps de la femme, sans empêcher toutefois le visage figé de celle-ci, en gros plan durant l’assaut, d’adresser un reproche muet au spectateur. L'homme est là clairement décrit comme n'étant mû que par son désir, désir sans grande complexité à l'inverse de la mystérieuse attente féminine. Elle réunit ici le bandit avec une jeune serveuse qu’il semble aimer sincèrement, puisqu’il ne lui propose jamais de "travailler" pour lui. Il se mariera même avec elle un peu plus tard, mais lui cachera toujours son passé et ses activités illégales. Sa sincérité ne va malheureusement pas jusqu'à la transparence, et c’est bien là le drame : un homme ne se refait pas. Ce n'est donc qu'ainsi qu'il devra aimer sa partenaire.

    Le Lotus, enfin. Cette position a fait les beaux jours des films érotiques des années 70, mais également des couvertures des manuels d'entente amoureuse et autres B.A BA d'harmonie sexuelle. Elle est encore employée aujourd'hui, mais beaucoup plus rarement, car la suprématie féminine en vogue, se voit plus clairement décrite par l'Andromaque, passage obligé de pratiquement tous les films hollywoodiens qui comportent un personnage féminin déterminé. Dans le Lotus en revanche, si la femme garde en principe l'avantage, les deux corps se font face dans une certaine identité physique, dans la symétrie et bientôt l'indifférenciation. Logiquement, elle réunit ici le couple modèle, celui que le film recommande et salue, celui du policier noblement épris, car jamais insistant, et de la femme sage et résolue, qui l'a autorisé à l'aimer.

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  • VOLONTAIRE, D'HELENE FILLIERES

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        Porté aux nues par le Figaro ou L’Incorrect, pour son « renversement des valeurs tout à fait saisissant », mais grondé bien fort par le Nouvel Obs et les Inrocks au motif scandaleux qu’il se permet d’édulcorer la misogynie militaire, Volontaire, d’Hélène Fillières, appartient à ce que l’on pourrait appeler le « cinéma du malentendu ». Ses intentions en effet demeurent lettre morte, tant ses faibles moyens contrecarrent ses prétentions. Suivant le cheminement d’une jeune fille (Diane Rouxel, diaphane et apathique) qui décide de s’engager dans la Marine nationale, le film ambitionne de traiter ensemble le dépassement de soi (obtenir le béret vert des commandos marine) et la confrontation entre règles et désir (une attirance naît entre elle et son supérieur). Hélas, la mise-en-scène court au plus pressé, devance la moindre hypothèse, et dénoue de ce fait chaque ébauche de tension, ne parvenant jamais à montrer un accomplissement qui ne soit pas factice. Dès le départ, les jeux de regards connivents entre quelques témoins cachant mal leur admiration naissante, assurent que le succès de l’héroïne est attendu. Il en est de même pour le gentil jeu de séduction avec le Commandant (Lambert Wilson, sévère mais juste), auquel les gros soupirs de désespoir confèrent, dès les premières entrevues, le statut d’amour tragique. Le trouble naît de l’incertitude et de la faille, ce qui ne peut être réalisé par un cinéma à ce point rempli d’évidences.

        D’ailleurs, si Volontaire s’avère crânement militariste, ce qui est plutôt rare dans un cinéma français contemporain ne résistant jamais à frissonner dans l’insurrectionnel, tenant par exemple à rappeler sans cesse, et toute honte bue, qu’il est la voix des objecteurs de conscience pourchassés, des athées méprisés et des sans-culotte martyrisés, il ne parvient jamais à traduire la noblesse de l’engagement. Du moins autrement que par une profusion de sourcils froncés et quelques contre-plongées sur des drapeaux flottant au ralenti,  plans laidement publicitaires censés pallier le cruel défaut d’incarnation de ses marins de cinéma… Les bons sentiments ne font pas les bons films, dit-on, mais vouloir tailler des croupières à la bien-pensance de son temps, n’y suffit pas davantage.

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  • CORRESPONDANCES (8)

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    Un demi-siècle à peine. Le cinéma comme enchantement, le cinéma comme déroute, nourricier puis mortifère. Le refuge, la conscience de soi délestée en douceur ; la griffe du souvenir, le vacillement de l'esprit dans l'effroi. Le regard interrogateur et confiant ; le regard ravi puisque jamais libéré.

    Cecilia qui dans La Rose pourpre du Caire (Woody Allen, 1985) connaît le bonheur à travers l'écran magique, récompensée de son assiduité. John Dillinger qui dans Public Enemies (Michael Mann, 2009) est assassiné à la sortie de la salle, puni par le choix prévisible de son film. Le film comme vie alternative et la caméra en arme du crime. Le verre de lait et la flaque de sang. Salvatore qui dans Cinema Paradiso (Giuseppe Tornatore, 1988) a tout appris dans une cabine de projection ; Shoshanna qui dans Inglorious Basterds (Quentin Tarantino, 2009) y fomente un carnage. Le cinéma comme paradis perdu puis comme stratagème infernal.

    Après plus d'un demi-siècle, la moderne boîte de Pandore d'En quatrième vitesse (Robert Aldrich, 1955) peut servir une autre métaphore que celle de l'atome. Cette lumière violente, indécente, destructrice, était peut-être celle de la projection cinématographique elle-même, ivre de ses futures emprises, riche de ses victimes prochaines, impatiente d'intimider puis d'organiser dans ses flux plusieurs générations d'automates. Qui imagineraient secouer leur joug alors qu'ils acquiescent.

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  • BOROWCZYK : UN CINEMA SEDITIEUX ET SPLENDIDE

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        Qui est donc Walerian Borowczyk ? Un pornocrate à velléités artistiques ? Un voyeur cachant sa perversion sous une vaine préciosité ? N’est-il pas le réalisateur du laborieux Emmanuelle 5 (1987) ? N’a-t-il pas signé plusieurs épisodes de la Série Rose, suite de téléfilms gentiment érotiques et sans grande envergure, diffusés autrefois sur la troisième chaîne ? Si ce metteur en scène a sans doute eu quelques fulgurances poétiques à ses débuts, n’est-il pas temps d’admettre qu’elles ont été rapidement balayées par la vague pornographique des années 70, le faisant tomber dans la facilité puis la complaisance ?

        Cette lecture parfaitement erronée a longtemps été celle de la critique officielle, qui ne voyait en lui qu’un petit maître érotomane, à la différence de tous ceux qui, se moquant bien de la condescendance de l’Elite du goût, ont toujours accordé la plus grande attention aux travaux de ce cinéaste inclassable. Camouflet aux bonnes mœurs cinématographiques, affront sensuel et rieur aux automatismes des pornographes comme à la pudibonderie des sentencieux, tous liés ensemble dans la même solennité risible, cette œuvre rare est désormais disponible dans sa presque totalité.

        Les films de Walerian Borowczyk, artiste polonais installé en France à la fin des années 50, sont à la fois érotiques et graves, lumineux et terrifiants, grotesques et ambigus, n’ayant jamais qu’un seul sujet : le désir. Dans chacun d’entre eux, les élucubrations, les ramifications, les détours du récit ne font qu’exaspérer davantage celui ou celle qui y succombe. Ce désir qui s’instille dans chaque plan et chaque séquence, contamine également le moindre composant du cadre. Chacun élément possède en effet la même valeur, picturale autant que morale : un objet d’art comme un objet usuel, un animal comme un être humain, un son comme un geste. Loin des faux-semblants du cinéma « humaniste », Borowczyk se méfie des plans d’ensemble qui objectivent et ainsi dénaturent. Il préfère les images successives, non hiérarchisées, cadrant un corps inerte ou parcouru de sensations, la forme d’un objet ou bien son mécanisme. Mais si tout paraît équivalent sous sa caméra, les mouvements d’ailes d’une colombe aussi bien que les reflets d’une écuelle en argent, les engrenages d’une serrure autant que l’accentuation d’un regard, les brisures d’un miroir comme le relief d’un pubis féminin, cela ne signifie pas que tout soit filmé dans une seule logique voyeuriste, qui préférerait l’accumulation des signes à l’irruption du sens. C’est même exactement l’inverse : tout ici s’avère initiatique.

        Nul collectionnisme stérile chez Borowczyk mais au contraire la mise à jour patiente, minutieuse, obsessionnelle, des correspondances qui existent entre toutes les parties d’une image, contemplées avec la même attention et peut-être même, oserait-on dire, dévotion. Ainsi dans « Thérèse philosophe », le deuxième des quatre Contes immoraux (1974), l’héroïne enfermée dans un débarras, s’ingénie-t-elle à le fouiller de fond en comble, à collecter toujours plus d’objets, certains érotiques bien sûr, comme un livre d’images licencieuses, mais beaucoup d’autres, apparemment anodins, qui se révèlent fascinants par leur usage oublié, leur apparence désuète, leurs petits secrets inattendus ou leur bel apparat, tous prétextes à faire vagabonder l’esprit et ainsi stimuler la libido de la jeune captive. Si pour Bergson, le rire provient du « mécanique plaqué sur du vivant », chez Borowczyk, c’est bien grâce à l’imaginaire infusé dans le mécanique, que naît l’émotion.

        Sur ce plan-là, cette œuvre est sans doute l’une des plus inspirantes que l’on connaisse. De films en films, des objets ainsi se répondent, autant par la contemplation de leur plastique que par les métaphores qu’ils déploient. La violence du désir, féminin comme masculin, loin des simplifications patriarcales ou féministes qui ne sont jamais que des projets de domination, c’est un corset jeté avec fougue dans l’eau trouble d’un étang (La Bête, 1975) ou abandonné sciemment sur les montants d’un lit (Histoire d’un péché, 1976) ; l’hypocrisie des religieux, complices de tous les pouvoirs, et qui n’auront jamais cherché à travers leurs dogmes qu’à exercer une contrainte sociale, c’est une Bible truquée renfermant aussi bien des friandises (Contes immoraux) que divers engins meurtriers (Blanche, 1971) ; l’inventivité du plaisir, ce sont les formes suggestives d’une machine à coudre (Dr Jekyll et les femmes, 1981) tandis que le besoin de rituels assassins, l’implacable mécanisme d’un phonographe (Histoire d’un péché) etc…

        On ne peut que souhaiter à tous ceux qui ne le connaîtraient pas encore, de savourer comme il se doit ce cinéma séditieux et splendide, collection particulière d’une grande beauté, cabinet de curiosités qui recèle autant de délices que de tourments.

     

    (Ce texte a été publié dans le n°165 de la revue Eléments)

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  • CORRESPONDANCES (7)

        Nous vivons dans notre société d'écoute et de partage, une sorte de fraternité post ou néo-chrétienne (on ne sait plus très bien), qui fait de chacun un prochain en puissance, fier d'une singularité qui ne remet jamais en cause le fonctionnement tribal, qui ne perturbe jamais en profondeur l'hybridation et le métissage, ces méthodes de choix pour profiter au mieux de tout et de tous.

         Mais alors pourquoi, le cinéma nous montre-t-il avec autant de constance la victoire sans appel (même si elle ne survient qu'après une somme d'écueils et de périls) de toute une série d'individualistes extrêmes, paranoïaques jusqu'au bout des ongles ? Quel est ce paradoxe qui veut qu'une société de transparence et de clonage consenti aboutisse à glorifier, ou du moins à laisser le dernier mot, à ce qui apparemment nie ses principes fondateurs ?

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        C'est tout simplement qu'il n'y a là aucune contradiction, car c'est bien le fait du persécuté que de traquer partout les zones d'ombre qui le menacent, et de rechercher en tous lieux et en toutes occasions, de la part de tous ceux qui le cernent, l'adhésion. Les puissants réseaux du Bien n'aboutissent qu'à la paranoïa instituée, qui sans cesse aux écoutes, évente tout ce qui pourrait s'apparenter à un secret et tue dans l'oeuf tout ce qui pourrait favoriser la négation.
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