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C I N E M A T I Q U E - Page 7

  • SAGA

      

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        Un casque de samouraï et des uniformes soviétiques ; des allusions chrétiennes et quelques contes hindous ; des costumes de Flash Gordon, sérial des années 40 et des machines de Valérian et Laureline, bande dessinée des années 70 ;  la dramaturgie des duels de cape et d’épée, les acrobaties des arts martiaux, la pompe des péplums ; le passage de la République romaine à l’Empire, la Guerre de Sécession, le conflit entre le Tibet et la Chine ; Arthur et Lancelot, Charlemagne et Roland, Méphisto et Faust ; la course de chars de Ben-Hur,  le triangle amoureux d'Autant en emporte le vent, les vues aériennes de Métropolis, les ressorts dramatiques de La Forteresse cachée… Les films de la saga Star Wars ont comme particularité de  mêler les inspirations et de superposer les modèles, puisant à la fois dans les Vedas et la Bible, le cycle arthurien et la mythologie grecque, l’Histoire contemporaine et l’histoire du cinéma.  C’est un festival d’archétypes, une accumulation de standards, une orgie toujours plus allusive. Le septième opus, Le Réveil de la Force, ne faillit pas à la règle, y ajoutant des sentences bouddhiques, les grand-messes du régime nazi, quelques traits d’humour de Wall-E, etc...

    On pourrait n’y voir que de l’opportunisme, mais le créateur de la série, George Lucas, semble également obéir à une autre logique que celle, purement marchande, consistant  à toucher, au travers de ces chassés-croisés culturels, le plus de spectateurs possible. Celui-ci ne fait pas mystère en effet de son adhésion aux travaux de Joseph Campbell exposés dans Le Héros aux Mille et un visages (1949, version française en 2010 chez Oxus Paris), défendant la thèse du « Monomythe », c’est-à-dire d’une structure commune aux différents mythes, relatant tous, peu ou prou, le périple d’un individu en plusieurs étapes obligées. D’Osiris à Jésus, de Prométhée à Bouddha, d'Ulysse à Moïse, Campbell assure qu’un agencement similaire des épreuves et des résolutions est organisé. Lucas développe le même raisonnement, amalgamant de multiples traditions, donnant par exemple à un héros passant par des périls, des tentations et des hésitations puisés chez Chrétien de Troyes, un enseignement issu de la Bhagavad-Gita… Lorsqu’on suppose ainsi que chaque cycle mythologique recèle une même conformation de base, on part sur l’hypothèse de la source unique, que celle-ci soit sacrée ou profane : Tradition Primordiale dont auraient dérivé la plupart des mythes et religions, ou bien psyché humaine fonctionnant en tous temps et en tous lieux à l’identique. Quelle place est alors laissée à la diversité des expressions culturelles ? Ne sont-elles que de simples variations venant colorer, agrémenter, « folkloriser », un principe universel, ou bien doit-on les considérer comme des voies d’accès privilégiées, livrant une clé spécifique, nécessaire à son appréhension ?

    Campbell (et Lucas à sa suite) choisit clairement la première option. Son point de vue est radicalement universaliste, et c’est d’ailleurs l’un des principaux reproches qui peut lui être fait, car en rabattant tel ou tel mythe sur de supposés invariants produits par la psychologie occidentale, en élaguant le contexte ethnoculturel, il prend le risque de faire perdre aux récits mythiques la plurivalence de leurs significations. C’est exactement le problème de la confusion syncrétiste qu’entretient Star Warsneutralisant chacun des mythes qu’il est venu piller, passant par pertes et profits leur précieuse différence. Or, il ne faut pas confondre universalisme et universel, et on peut ici faire un détour par l’opposition entre syncrétisme fusionnel et syncrétisme en mosaïque telle que théorisée par l’anthropologue Roger Bastide (Les Amériques noires, L’Harmattan 1967). Dans le premier, les différentes traditions sont incorporées dans un mélange qui les diluent et les affadit, les rendant ainsi inopérantes, alors que dans le second, cohabitant sans altération, elles continuent d’offrir un mode particulier d’élucidation du monde.

    Cependant, n’ayons pas de honte à le reconnaitre, ce syncrétisme fusionnel, ce mélangisme conceptuel, ce maelstrom multiculti, continue de nous émouvoir. Comme un visage qui malgré le fard et la chirurgie, les retouches et les défigurations successives, garderait un sens pour celui qui le regarde. En dépit du fatras ésotériste qui le recouvre comme une suie, Star Wars continue d’être reconnu. Son charme tenace tient justement à l’intrication de plusieurs degrés de reconnaissance. D’abord, à chaque nouvel opus, l’émotion du souvenir et la nostalgie des images précédentes, puisque le tout premier date de 1977, soit le temps d’une génération. Ensuite, l’identification des références -leur traque érudite comme leur mise en commun-, le ludisme collectif étant bien l’aboutissement de la culture post-moderne. Enfin, troisième niveau de reconnaissance, le constat d’affiliation, quand l’oeuvre et celui qui la reçoit, partagent des valeurs communes. Contre toute attente, sous la surface du brouet universaliste, les fondamentaux de l’identité européenne résistent. Si la quête de Perceval, la mort d’Hector, les velléités de Don Quichotte, continuent aujourd’hui encore de nous bouleverser, en dépit de styles littéraires parfois sibyllins, c’est bien parce qu’elles touchent des points névralgiques de ce qui nous constitue en propre, tout comme l’initiation de Luke Skywalker,  la gémellité d’Anakin et d’Obi-Wan, le dilemme de Dark Vador, la prise de  pouvoir de la jeune Rey. Le troublant paradoxe de Star Wars est alors de propager ce qui menace cette identité, c’est-à-dire à la fois la présomption universaliste et la confusion nihiliste, tout en utilisant dans l’armature même de ses récits, comme rouages essentiels, certaines de ses caractéristiques principales. Citons-en deux, d’autant plus en perdition que règnent aujourd’hui fétichisme des formes et déracinement individualiste : la fidélité au rituel toujours subordonnée au respect de l’idée inspiratrice ; les histoires familiales comme lieu d’opposition dialectique entre pouvoir et connaissance.

    Rien que pour cela, ce ronflant phénomène de société, ce lucratif stratagème commercial, mérite qu’on s’y arrête une fois encore.

     

     (Une version de ce texte est paru dans le numéro 158 de la revue Eléments)

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  • BELLES FAMILLES

     

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         Malgré toute l’estime que l’on garde pour Pierre Salvadori, il suffit de comparer, dans Hors de prix, sa manière de filmer les salons soyeux  et les façades rutilantes, à celle qu’utilise Jean-Paul Rappeneau, dans Belles familles, lorsqu’il s’agit de traverser des intérieurs non moins luxueux, pour bien comprendre la différence qui existe entre la comédie brinquebalante, faite de clichés combinés à l’esbroufe, et celle dont la mise en scène harmonise les parti-pris romanesques aux décors. L’insupportable nullité de la comédie française d’aujourd’hui, ce n’est pas uniquement les scénarios mesquins, les piètres acteurs de télé et les odieux comédiens-chansonniers, le découpage navrant autour de quelques saillies aussi insistantes que vulgaires, agencées sans rythme mais parfaitement calibrées pour un best-of Youtube, c’est surtout l’incapacité à suivre un personnage, au propre comme au figuré, le suivre dans ses mésaventures comme dans son évolution, doser la longueur d’un plan, mesurer l’ampleur d’un mouvement de caméra, avant tout en fonction de ce que celui-ci ressent.

    Chez Rappeneau, on ne filme pas de la même façon un paysage s’il est traversé par un personnage enthousiaste ou rongé d’inquiétude. On ne cadre pas, de manière semblable et systématiquement fascinée, les banquettes moelleuses ou les grands espaces lumineux, si celui ou celle qui s’y attarde, souffre ou goûte enfin la paix. On ne découpe pas les déambulations urbaines avec les mêmes élans et les mêmes arrêts imposés, si celles-ci conduisent à l’errance ou aux retrouvailles. Dans ses films, il ne s’agit pas de considérer une île, une forêt, le dédale d’une ville ou les recoins d’une maison familiale, comme un simple terrain de jeu mais bien comme une carte d’interprétation. Revenir enfin chez soi ou s’échapper une fois encore, faire la peau à ses souvenirs ou bien leur succomber, tout ce qui anime en somme plupart des héros et héroïnes de Rappeneau (et se révèle magnifiquement exhaussé dans Belles familles), ce n’est pas simplement un jeu intellectuel, une alternative commode, une astuce de scénario, c’est surtout une manière de filmer ceux qui s’effondrent d’un coup ou partent en courant, embrassent en dépit du bon sens ou se battent à perdre haleine, en union étroite avec le lieu de leur rencontre, toujours modelé  à vue en fonction de l’émotion qu’il suscite.

    La grande maison abandonnée de Belles familles, c’est aussi bien la France d’avant qu’un type de cinéma oublié, l’enfance enfuie ou tout ce qui en soi demeure irrésolu, c’est surtout le refuge où il est enfin possible d’échapper à la frénésie moderne, laquelle détruit inlassablement, en comblant le moindre silence et en grimant chaque souvenir, toute tentative de se remémorer, et ainsi de se connaitre enfin. Le film n’est ainsi fait que de rendez-vous écourtés en raison d’un  train à prendre, et de fugues insensées qui amènent à le rater, de conversations battues en brèche par la sonnerie des portables, et de dialogues cependant poursuivis par de bouleversants échanges de regards. D’une banale affaire de succession, d’un chassé-croisé amoureux et de quelques conflits familiaux, Rappeneau parvient à faire une fresque élégante sur notre rapport à la modernité. Par ses personnages qui contre toute attente s’immobilisent net ou bien cumulent les irruptions, ses situations qui sans prévenir se renversent ou se dramatisent, il articule la préservation de l’intime à l’élucidation des secrets, le retour sur soi contemplatif à la fébrilité intrusive, la quête des origines aux fuites en avant. Il montre ainsi que tout ce que l’on croyait avoir perdu, palpite encore.

    S’il n’y aura plus jamais de champs là où les néons de la ville nouvelle clignotent, s’il n’est plus permis d’habiter la vaste maison d’autrefois quand le monde autour en condamne l’orgueilleuse solitude, il reste toujours possible de faire la paix avec son passé, c’est-à-dire, après l’avoir renié ou méconnu, d’accepter enfin qu’il nous guide. Si le vieux monde est de retour, c’est tout simplement parce qu’il n’avait pas tout faux.

     

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  • DRIEU FACE A SON OEUVRE

     

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    A l’instar de Céline, Rebatet ou Brasillach, Pierre Drieu La Rochelle fait partie de ces grands écrivains français compromis durant l’Occupation. C’est ainsi qu’il endure une double peine : être défendu par ceux qui approuvant ses activités collaborationnistes, le dissimulent derrière un engouement pour les Lettres dénué du moindre argument, sinon celui d’autorité ; être honni par ceux qui l’ayant classé une fois pour toutes chez les parias, profitent de ses accointances douteuses pour oublier au plus vite la subtilité de ses textes. Comme celle-ci possède encore une vague aura publicitaire, la Littérature peut, à la rigueur, venir enjoliver le jugement moral définitif : il est ainsi recommandé de considérer Drieu comme un auteur majuscule ou un piètre styliste, afin de mieux avaliser ou condamner ses choix politiques ; certainement pas pour d’autres raisons aussi peu avouables que l’étude ou la critique littéraires. .. Plutôt que de se référer aux opinions des uns et aux témoignages des autres, aux anathèmes faciles comme aux louanges suspectes, Frédéric Saenen, dans l’essai qu’il vient de consacrer à Drieu, préfère de manière plutôt audacieuse voire anachronique, en rester à l’œuvre. Et comme l’auteur de Gilles partage certainement avec Hugo la capacité de mêler à ses romans quantité de digressions politiques ou métaphysiques, d’agrémenter volontiers ses textes théoriques d’ajouts romanesques, Saenen a décidé de « ne pas dissocier l’homme de lettres de l’homme d’idées », autrement dit de tout traiter, les textes de fiction comme les essais, considérant fort justement qu’ils relèvent tous de la même oeuvre littéraire.

    Cette  monographie ne s’embarrasse ainsi ni de révérences inopportunes ni d’inutile désobligeance, et  surtout, parvient à ne pas éventer le charme puissant de l’écrivain en le passant ainsi au crible, ce charme sans doute lié à ce que l’auteur nomme « l’indéfinition », de l’œuvre comme de la vie de Drieu. C’est justement tout l’intérêt du livre que d’offrir une relecture passionnante de ses romans et pamphlets, nouvelles et écrits intimes, plutôt que d’en livrer une critique tant de fois rebattue. Exemples, comparaisons et mises en perspective à l’appui, Drieu face à son œuvre offre ainsi une analyse profonde et nuancée de textes trop souvent catalogués à la hâte. Pour goûter pleinement l’œuvre littéraire de Drieu, il ne suffit pas, en effet, de souligner qu’Etat-Civil (1921) est un récit amer sur le déclin français, encore faut-il mettre en évidence, comme s’y emploie Saenen, l’atmosphère lourde et morbide, le parfum funèbre qui s’en exhale. De même, dans Mesure de la France (1922), au-delà de la profonde affliction se dégageant du texte, il importe de relever cet élément crucial : l’hybride de fascination et de soupçon qui en parcourt tous les questionnements. Dans le même esprit, dans L’Homme couvert de femmes (1925), outre le « dénudement total » qu’y pratique Drieu, et qui en effet est une donnée capitale de son œuvre (que l’on retrouve tout autant dans Socialisme fasciste (1934), cet « exercice de sincérité intégrale »), Saenen décèle une attirance trouble pour tout ce qui s’altère et se gauchit, caractéristique essentielle sous-tendant des choix décisifs. Dans Blèche (1928) comme dans Mémoires de Dirk Raspe (1944), c’est la finesse d’observation de la psychologie féminine qui est mise en avant, tout particulièrement dans le second, texte magnifique qui court de syndromes de Stendhal en élégies sensuelles. Drieu face à son œuvre  met à jour bien d’autres trésors cachés ou dédaignés : la bouleversante poésie de Beloukia (1936), roman trop facilement dénigré car désuet ; la fabuleuse satire de Gilles (1942), aussi bien sur les artistes d’avant-garde que sur les politiciens de toute obédience, rapprochée sans hésitation de l’art de Daumier ; la force tragique de La Comédie de Charleroi (1934), rejoignant la mélancolie aristocratique des meilleurs pages d’Ernst Jünger, etc…

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    Frédéric Saenen analyse ainsi, avec beaucoup de finesse, « le dialogue entre l’homme Drieu et l’image de lui-même » que tous les textes de l’écrivain délivrent. Il montre combien ces derniers résonnent avec notre temps tout en s’en séparant de manière radicale. A notre époque où la raillerie et le ricanement tiennent lieu de discours, médiocre cache-sexes d’une pensée exténuée, l’auteur du si troublant Feu follet (1931) oppose une dérision d’autant plus redoutable qu’il se l’applique au premier chef. En un temps où le moindre auteur d’autofiction énumère avec gourmandise ses faiblesses et ses manques, pour au bout du compte s’en recouvrir comme d’un manteau de sacre, Drieu, faisant preuve d’une exaspérante honnêteté, les accepte au contraire comme une tunique de Nessus. En étudiant Une femme à sa fenêtre (1929), Saenen aboutit à la conclusion que l’idéologie compte moins pour Drieu que « l’exaltation violente du moi par l’action ». C’est d’ailleurs en cela que cet écrivain aura été intrinsèquement moderne, son errance politique aboutissant dès lors aux impasses mortifères que l’on sait. Mais si l’œuvre drieulienne, cependant, peut protéger le lecteur d’aujourd’hui des sortilèges incapacitants de la modernité, c’est avant tout grâce à l’extrême lucidité qui l’irrigue : celle de l’auteur vis à vis de lui-même, opérant la mise à nu implacable d’un Moi soumis à l’instrumentation sociale et aux soubresauts psychiques, d’un « Moi naïf » comme le nommait Abellio, qui s’avère toujours un obstacle entre le monde et soi.

    Faire tomber les derniers masques au moment où  les exercices de bravade ne parviennent plus qu’à peine à contenir l’effroi, voilà sans doute, en cet âge noir, l’actualité terrible de Pierre Drieu La Rochelle.

     

    Frédéric Saenen, Drieu face à son œuvre, Infolio, 198 p, 2015

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  • ALEX PORKER ET L'HYPERENFANCE (3)

    J'ai découvert Alex Porker il y a quelques années, tout simplement parce qu'il était publié comme moi chez Alexipharmaque et que ses quatrièmes de couverture, inquiétantes à souhait, faisaient plus que m'intriguer. La lecture de ses deux romans, Makeup Artist et Les Demoiselles, grinçants et macabres, confirmait bien vite cette première impression : il s'agissait bien là d'un auteur singulier, dont l'univers fait de cinéphilie déviante, d'inquiétude fascinée et de précision morbide quant au sujet de "l'hyperenfance", avait tout pour me plaire. Je publie ici un entretien de ce romancier avec Terence d'Araucanie, réalisé à l'occasion de la réédition, cinq ans après sa sortie, de Makeup Artist.

     

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    Vous rééditez votre second ouvrage Makeup Artist paru en 2010 aux éditions Alexipharmaque. C’est dans ce livre que l’on découvrira ce que vous appelez l’hyperenfance. Pourriez-vous revenir sur la genèse du livre ? Quelles sont vos influences ? 

     

    Elles sont archi-nombreuses. Une vraie foire à la saucisse à vrai dire. Les citer toutes serait ma foi bien indigeste mais j’avouerai également que je me suis amusé comme un petit fou en écrivant cette histoire. Si Les Demoiselles a été écrit en direct d’une chambre froide, Makeup Artist a quant à lui été rédigé sur les chapeaux de roues et a bénéficié d’un état d’exaltation délicieusement hors-sol. Alors que voilà bien trois ans que je me documente tel un bourricot pour mon prochain livre à venir, en ce qui concerne Makeup, je n’ai quasiment pas ouvert un bouquin durant sa rédaction en 2006-7, et me suis laissé embringuer par la joie pure et simple d’écrire. A l’époque, mes premières nouvelles (Fermons les yeux, faisons un vœu, éditions Hermaphrodite, 2008) n’étaient même pas encore publiées et j’attendais toujours les réponses des éditeurs quant à leur sort. En réalité, tout est parti d’un reportage que j’ai vu à la télé en 2005 sur un enfant atteint d’une très troublante maladie génétique rarissime, la Progéria. Ce fut un choc total. Je n’en croyais littéralement pas mes yeux. J’ai tout de suite pensé que je tenais un truc. Le projet de départ était le suivant : Faire cohabiter l’idée, cette année-là encore embryonnaire, de l’hyperenfance avec cette médusante maladie qui, visiblement, en était sa plus parfaite négation. Il est cependant à noter que si les hyperenfants sont bien omniprésents dans le livre, ils n’en constituent pas pour autant son sujet principal. J’intègre ce phénomène dans le scénario sans expliciter ni argumenter leur présence. Les hyperenfants sont une donnée sociologique qu’il faut accepter. Je ne les positionne donc pas au niveau sociétal comme j’ai pu le faire par la suite avec Les Demoiselles. D’ailleurs, comme je l’avais déjà précisé lors d’un précédent entretien, Makeup Artist n’a pas du tout le même profil que Les Demoiselles. Makeup est avant tout une sorte d’hommage aux films hollywoodiens sur la fabrique industrielle des stars. De plus, la chasse aux nymphettes n’est pas à l’origine quelque chose de fondamentalement nouveau à Hollywoodland, je ne fais pour ma part qu’abaisser sensiblement leur âge. Mais il m’avait tout de même semblé qu’Hollywood, et plus généralement Los Angeles, dont du reste je n’ y ai jamais foutu les pieds, était le lieu adéquat pour faire évoluer les hyperenfants. Pour citer Ludovic Maubreuil au moment de la sortie initiale de mon livre en 2010 : « Marilyn Monroe avait un corps de femme et un sourire d’enfant, mais ce temps est révolu, c’est aujourd’hui très exactement l’inverse qui doit plaire, et la nouvelle Marilyn, la nouvelle Jean Harlow, sera bien cette créature hyperenfantine, hybride et terrifiante ». Beauté donc, superficialité, artifice, décadence, sexe, drogues, ce mélange de glamour et de sordide, d’innocence pervertie, enfin l’image que l’on connaît, tous ces clichés éprouvés, tout cela me paraissait en effet constituer le décor idéal pour leur entrée en scène. Et puis à Hollywood comme dirait l’autre, tout est possible…

     

    Pourriez-vous revenir brièvement sur votre concept d’hyperenfance, et donc d’hyperenfant ?

     

    Bien sûr. Un hyperenfant est un enfant – dont l’âge varie généralement entre 6 et 10 ans – qui se trouve être augmenté de comportements et d’attributs propres aux adolescents actuels de 16 ans et, par conséquent, potentiellement à tout autre jeune adulte. De sa morphologie enfantine, il conserve néanmoins l’apparence générale, la taille, l’absence de pilosité et une relative fraîcheur. Hyperprécoce tant sur le plan mental que physique, sexuellement actif, issu des classes privilégiées et disposant donc d’un pouvoir d’achat considérable, il peut évoluer à son gré dans la société adulte dont il est par ailleurs émancipé de toute autorité et de toute surveillance. Cette créature chimérique oisive a émergé de mon imaginaire par simple observation du champ culturel contemporain, et de sa tendance marketing régressive à surinvestir les qualités idiosyncrasiques de l’enfance et de son univers. Cet être transgénérationnel spéculatif est aussi le pendant mécanique, ou l’image érotique inversée, de l’adulte-enfant immature tel qu’il se présente aujourd’hui dans toute sa splendeur multifacette – atonie, inconsistance, instabilité, influençabilité, insatisfaction, futilité, perversité, narcissisme… – conséquence de la redoutable infantilisation progressive, ce totalitarisme mou, à l’œuvre au sein de la société.

    Donc, en dehors de ça, avant même le visionnage traumatique de ce reportage concernant cette maladie, je dois dire que mon plus grand désir était d’écrire sur le monde du cinéma. Dans ma nouvelle, I love you, Nicole (2005), j’avais déjà tenté d’approcher la chose de manière décalée. I Love you, c’est l’histoire désopilante et tarantinesque de trois médecins légistes qui s’engueulent autour du cadavre de Nicole Kidman. Toute sa filmographie y passe. L’un est un fan transi, l’autre la déteste franchement, et le troisième, neutre au milieu de l’empoignade des deux autres, essaye tant bien que mal de se concentrer sur la cause d’un décès qui restera à la fin irrésolue. Décrire dans ses moindres détails gore une stricte séance d’autopsie sur une actrice belle et célèbre et au corps théoriquement intouchable, tout en pratiquant une sorte de dissection de son œuvre est une chose qui m’a beaucoup fait rire. Là aussi, je tenais un truc, faire cohabiter le glamour et le viscéral. La décomposition. L’aspect morbide et nécrophile de la cinéphilie. J’y reviendrai. D’ailleurs, soit dit en passant, j’aimerai re-travailler I love you pour la scène. Je pense que ce texte serait tout à fait adapté dans le cadre d’un théâtre de style Grand Guignol. Bref. Troisième élément décisif pour la genèse de Makeup, le visionnage du film A Star is born, la version de 1954 de George Cukor, avec Judy Garland et le grand James Mason. Là, j’ai eu le déclic. Les films hollywoodiens sur les coulisses de son usine à rêves étant un genre en soi et une mise en abîme assez efficace, il m’a donc paru évident que c’était le meilleur angle d’attaque du roman. De plus, avec Norman Main, le personnage cynique, désespéré, mais au cœur tendre que joue Mason, je tenais une bonne partie de mon personnage principal…

     

    Pourriez-vous nous parler du héros ? Pourquoi en avoir fait un maquilleur ?

     

    Si j’ai choisi d’en faire un maquilleur, c’est avant tout pour faire converger plusieurs axes de travail qui bourdonnaient depuis longtemps dans ma tête. A savoir l’hyperenfance, la maladie dont ils sont atteints, les coulisses d’Hollywood, la fabrication prosaïque de la star et le concept rebattu de la femme fatale. Il y a donc cette mystérieuse maladie dégénérative – je me suis bien sûr inspiré de la progéria – qui atteint certains d’entre eux, les faisant prématurément vieillir. Cette maladie, c’était comme le shampoing, c’était du trois en un. Primo, c’était le contre-pied exact, et c’est le moins que l’on puisse dire, des canons jeunistes que charrie habituellement la dolce vita los angelaise. Secundo, une sorte de monstrueuse métaphore de l’enfance contemporaine pour ce qui est de son adultification précoce dans nos sociétés occidentales. Et enfin, la justification de la présence de Vincent Bertin, mon personnage. Car à la base, Makeup ne devait raconter que l’histoire d’un maquilleur sur la touche vendant ses dérisoires accessoires de maquillage aux hyperenfants défigurés par la maladie et parqués dans d’immenses malls souterrains désaffectés. Un maquilleur certes doué mais raté, un loser, un marginal un brin escroc comme il en existe beaucoup parmi la faune underground de L.A. Le soir, après sa journée de « travail », il partait rejoindre Vinyl, une petite fille paumée rencontrée au hasard dans la rue et qu’il séquestre depuis chez lui, la forçant à n’être qu’un objet fantasmatique, le grand projet occulte et le chef-d’œuvre de sa pauvre existence, celui de la métamorphoser en une femme fatale miniaturisée. Du reste, dans le roman, le chapitre intitulé Les Souterrains est celui qui a été rédigé en premier. Ce n’est qu’après le visionnage du film de Cukor que mon histoire a pris une nouvelle tournure. J’ai gardé l’idée de départ mais j’ai ensuite intégré mon personnage au biotope des studios hollywoodiens. Ainsi, après avoir tenté sa chance en présentant son « œuvre », l’image parfaite de la femme fatale, à un producteur, il y sera alors embauché en tant que maquilleur, et, Vinyl, sa petite créature, comme vedette principale du studio. Alors oui, pourquoi un maquilleur en somme ? Tout simplement parce que le travestissement, le maquillage, au sens propre et figuré, c’est, je crois, le fondement mythique du cinéma.

     

    Si le thème de l’hyperenfance est donc bien présent dans le livre, beaucoup d’autres sujets et influences y sont alors également traités mais de manière plus clandestine. Accepteriez-vous de décrire Makeup Artist comme un roman à clef ?

     

    Makeup Artist est avant tout une sorte de monstre de foire, une créature à la Frankenstein, un prototype orphelin dans le ciel surchargé de la pop culture, un grand montage de diverses sources, influences et séquences qui n’ont a priori pas grand-chose à voir entre elles, comme pouvaient le faire naguère les productions Corman, la pratique du found footage, ou même Joe Dante avec son Movie Orgy, mais qui, assemblées et lissées de telle sorte, finissent par s’homogénéiser et faire un tout cohérent. Makeup Artist, c’est un roman de gare, un film d’épouvante de drive-in, une série B jubilatoire, un pulp frénétique, un burlesque cocaïné, un film de cul même – les trop explicites scènes de sexe intergénérationnelles ayant été caviardées, elles ne subsistent plus que dans la première édition – C’est aussi et pourtant une histoire d’amour. Histoire d’amour entre un créateur et sa créature, incontournables Pygmalion et Galatée, mais surtout histoire d’amour déviante entre un cinéphile et le cinéma. Si ce livre est un roman à clef, la clef du roman, c’est le pouvoir du regard. Le regard pétrifiant de Méduse. Revenons si vous le permettez deux minutes sur le thème de la femme fatale. Car c’est à partir de cette évidence, le maquillage comme fondement mythique du cinéma, que le thème de la femme fatale, poussé jusqu’à sa source, ses racines monstrueuses, m’est apparu dans toute son ampleur et qu’il devint alors le sujet quasi central de mon roman. Traditionnellement, on compare la femme fatale au vampire. J’ai ainsi respecté et pris cette convention littéraire au pied de la lettre et j’y suis allé gaiement. Vinyl obtient le succès grâce au remake d’un vieux muet de 1915, A fool there was, le film qui propulsa Theda Bara en icône nocturne de la vamp moderne américaine, et de même que Ginny, qui succédera à Vinyl après sa disparition, jouera quant à elle dans le remake du fameux serial de Louis Feuillade, Les Vampires (1915), où l’européenne Musidora, une autre femme fatale séminale, y sévira dans le rôle de la sulfureuse Irma Vep. Et pour moi, c’était très clair, Vincent Bertin est tellement doué dans son art de fabriquer de toute pièce une femme fatale, qu’on peut dire qu’il transforme bel et bien son modèle en véritable vampire, en morte-vivante. Ca, c’est pour l’aspect purement fantastique du texte, le plus convenu si je puis dire. J’ai du reste repensé à des classiques tels que Le Portrait ovale de Poe, ou même le Dorian Gray de Wilde. Ce genre. D’ailleurs, par extension, Hollywood lui-même, le cinéma, a en quelque sorte tendance à produire des vampires, des morts-vivants, des fantômes. Il faut voir pour cela la fin édifiante de Prix de beauté, unique film français de Louise Brooks en 1930. L’héroïne, Lucienne Garnier, interprétée par Brooks, promise à une belle carrière au cinéma, se fait assassiner par son amant jaloux pendant que celle-ci visionne en compagnie d’un producteur les rushs d’essai pour son tout premier film. La dernière scène montre dans le même cadre le corps sans vie de Lucienne tandis qu’à l’écran son image vit et vivra toujours. Et puis c’est bien connu, le vampire, le vampirisme, est une métaphore commode du septième art et de la cinéphilie. Le visionnage excessif de films, c’est comme se faire siphonner tout son temps, vivre sa vie par procuration et par le biais d’images interposées. Je me souviens également de ce curieux documentaire télé que j’ai vu il y a quelques années où l’on suivait l’existence d’authentiques cinéphiles pathologiques à New York. Ils passaient le plus clair de leur temps enfouis dans l’obscurité des salles de cinémas de Broadway à y voir jours et nuits des vieux films. Ils enchaînaient les séances sans interruption, s’arrêtant à peine pour aller manger ou dormir. De par leur infernal circuit morbide, ces gens qui avaient l’air de se nécroser sur place, n’étaient plus que des morts-vivants, des ombres errant dans les limbes du grand palais des illusions. Au bout du compte, ce n’était plus les cinéphages qui consommaient le cinéma, mais bien le cinéma qui les consommait. Mais j’ai voulu aller plus loin que le thème du vampirisme, et j’ai logiquement trouvé celui de Méduse, métaphore selon moi de l’interdépendance totale de l’image et de son regardeur, de l’œuvre et de son créateur…

     

    Justement, les hyperenfants malades vouent un culte étrange à des masses informes s’échouant sur les plages de Los Angeles. Pourriez-vous nous donner quelques explications sur ce culte ?

     

    Tout d’abord, je dois vous avouer, et même si en apparence l’argument en est fort éloigné, que l’influence de La Dolce Vita de Federico Fellini est majeure pour ce roman. La scène finale de ce film constitue pour moi, bien plus que la fameuse trempette matinale dans la fontaine de Trevi, une image des plus puissantes poétiquement parlant. L’étrange créature marine tirée des flots par les hommes tandis que Mastroianni tourne le dos à l’appel de l’angélique adolescente est une des fins les plus magnifiques qui soient. La déchéance des corps, la corruption des âmes, cette mondaine descente aux enfers parmi les noctambules d’un monde vidé de sens, et surtout l’image de cette énigme monstrueuse qui surgit des mers… J’avais déjà intégré toute cette ligne au moment de la rédaction de Makeup. D’un point de vue plus général, il est vrai que l’imaginaire relatif aux fonds marins m’a toujours fasciné. Il y a longtemps que l’idée d’écrire quelque chose là-dessus me trotte dans la cervelle, et j’ai depuis tenté quelques approches mais je n’en suis pas satisfait. Je m’en occuperai sans doute plus tard, après avoir achevé mon prochain livre. Mais bon, ceci dit, au moment où je rédigeais Makeup, une idée plus aquatique m’est soudain venue. En effet, déjà toute une quincaillerie folklorique était à ma disposition avec la femme fatale et le vampire quand j’ai pensé au motif de la sirène, pendant naturel à celui du vampire. La sirène, comme chacun le sait est cette créature océanique toxique, terrible tentatrice, redoutable monstre vivant dans des gouffres au fond des mers, bref, un motif en or dont la littérature et le cinéma se sont déjà emparés à maintes reprises et qui, en quelque sorte, suivant le processus général de l’échafaudage des idées, m’a fait me diriger, bestiaire intermédiaire, vers celui de la méduse. De là a émergé un argument tout à fait saugrenu je dois le dire, celui du traditionnel thème de l’invasion. Argument saugrenu soit, mais qui entre nous et si on y réfléchit bien, ne jure pas plus que ces antiques vampires cités plus haut. En fait, c’est là où le roman se scinde en deux dans son niveau de lecture. Soit c’est l’invasion extraterrestre de type Invasion of the Body Snatchers, celui de 1978 s’il vous plait, augmenté par de fortes réminiscences des terreurs sous-marines lovecraftiennes, soit c’est la métaphore du cinéma envahisseur, colonisateur, qui contamine le réel, le débauche, le corrompt, et, par conséquent, finit par le dévorer. C’est l’effet Kiss Cool du texte, son aspect multipistes, un peu schizophrène. Il me fallait donc un élément conducteur, qui fasse la jonction entre les deux, et cet élément, c’était la méduse. La méduse en tant qu’animal colonisateur des océans et qui par son venin contamine les jeunes baigneurs avec cette mystérieuse maladie, la méduse en tant qu’image archaïque et matricielle du cinéma lui-même, la méduse enfin, en tant que masque terminal, celui que créé sans le savoir Vincent Bertin, le maquilleur, croyant ajouter des couches sur les visages de ses modèles alors qu’il ne fait qu’en retirer, pour finalement se diriger droit vers cette image impossible, sans fard et fatale, qui est celle d’un cadavre en train de nous regarder droit dans les yeux. En dernier lieu, il ne me manquait alors plus qu’un seul tour de vis afin de réaliser et d’achever rondement ce récit : la pétrification. Donc, la nostalgie.

     

    En effet, l’autre grand sujet du livre pourrait aussi être la nostalgie. Peut-on considérer l’Hollywood que vous décrivez comme un Hollywood qui regretterait son enfance ?

     

    Bingo. Et l’enfance est la clef qui ouvre la dernière porte sur la dernière image. Commençons tout d’abord par la situation économique de la production cinématographique mise en place dans mon récit. Le septième art est un cadavre. Il n’agonise plus, non, il est tout à fait mort. Mort et enterré. En état de putréfaction avancée. De quel cinéma s’agit-il ? C’est un cinéma qui a perdu sa faculté de faire rêver. C’est un art dont l’avenir ne réside plus que dans son passé, un art qui n’a plus ce charisme hypnotique, cette emprise magnétique qu’il avait jadis sur les foules. Quels seront donc en premier lieu les moyens mis en œuvre pour recréer et faire renaître cette magie enfantine ? Il y a deux solutions. Deux solutions qui, comme l’avers et le revers d’une même médaille, n’en font en réalité qu’une et conduisent toutes deux vers la même impasse et le même échec. La première solution consiste à refaire ce qui a déjà été refait. C’est la politique Rank Xerox des studios à l’intérieur de mon roman. Les studios se bornent à élaborer de brillantes répliques, des sosies dénués d’âme, à usiner des clones. Remakes industriels d’anciens films, copies conformes d’anciennes actrices technologiquement augmentées. Le projet fait long feu. Ca ne suffit pas. Ce sont des coquilles vides et derrière leurs masques, il n’y a absolument rien. Que dalle. On photocopie tellement qu’à la fin, il n’y a plus d’encre dans la machine. La seconde solution consiste à travestir puis conserver, et c’est ce qu’en définitive fait Vincent Bertin avec Vinyl – puis ensuite avec Ginny, son double hitchcockien – une simulation totale d’un parfait original. Et comment s’y prend-il ? Mais tout simplement en profanant la sépulture du cinéma, autrement dit en déterrant son cadavre et en le maquillant de telle manière qu’il lui donne une apparence de vie, de renaissance, et un semblant d’âme. Malheureusement, les cosmétiques ne tiendront pas. Inéluctablement, la terrible figure paralysante de la mort réapparaîtra. Et Vincent Bertin la regardera en face, se regardera dans son propre miroir. Pourquoi ? Parce qu’en définitive, Méduse n’est pas tout à fait celle que l’on croit. Méduse, c’est Bertin, c’est lui, le narcissique, le vampire dont il est lui-même la proie la plus facile, c’est lui l’adulte perdu, le grand nostalgique de l’enfance d’un art qui n’est plus que sénescence, c’est lui qui veut pétrifier le temps, vider la vie de son sang, transformer les gens et l’existence en image. Et lorsqu’à la fin il voit la véritable effigie de son œuvre, c’est son propre visage d’enfant défunt qu’il voit. C’est la tombe de son enfance qu’il a profanée, et c’est son cadavre qu’il maquille. Comme je l’ai dit plus haut, Méduse se trouve être la métaphore de l’interdépendance totale de l’image et de son regardeur, de l’œuvre et de son créateur. En réalité, créateur et créature ne font qu’un. Car quel est le sentiment que porte Vincent Bertin en son sein depuis le début ? La nostalgie. La nostalgie d’un cinéma englouti, d’un monde passé qui ne peut et ne doit plus revenir. Un monde qu’il sera pourtant bien le seul à être en mesure de ressusciter dans un acte tabou de pétrification intégrale. Le regard de Bertin, c’est le regard prestidigitateur qui fige le temps de l’enfance et le conserve dans des produits de thanatopracteur, c’est aussi le regard qui fige les spectateurs. Les spectateurs restent donc des enfants, des enfants comme nous le sommes parfois tous à aimer et revenir de façon incessante sur ce que nous avons aimé et qui a depuis disparu dans le cercueil en verre de nos souvenirs. En somme, Bertin est ce personnage mélancolique à la Poe. Un obsédé, un maniaque, un nécrophile. Et Makeup Artist, un remake forain, gothique hollywoodien de carton-pâte, de sa sublime nouvelle, j’ai nommé Ligeia.

     

    Prévoyez-vous un nouveau livre sur le sujet de l’hyperenfance ? Si oui, pourriez-vous nous en parler ?

     

    Oui, et ce sera le dernier de mon « cycle » sur le sujet. L’écriture est en cours et le titre, « Je suis la Porte et la Clé », encore provisoire. Le roman sera composé d’environ sept histoires. Il s’agira ici d’explorer ce que je pense être le stade terminal de l’hyperenfance : la mélancolie. Ce livre déclinera sept possibilités quant aux effets délétères du ressentiment qu’éprouvent certains hyperenfants se sentant marginalisés vis-à-vis de leurs pairs. Intégrés pour la plupart, mais lucides en ce qui concerne la vacuité de leurs conditions, ils ne peuvent pourtant pas résister à cet appel mystérieux, au plus grand mythe de leur « préhistoire », ce qu’il n’ont pas connu et ne connaîtront jamais : l’enfance. Certains des personnages partiront en quête de cet état originel perdu, d’autres se réuniront dans des cercles, ordres mystiques, sociétés secrètes, ou se rassembleront en d’étranges communautés solaires. D’autres encore basculeront dans la folie, le crime, le terrorisme ou même le racisme. Ces sept récits seront tous introduits par le narrateur de la première histoire. Narrateur qui du reste est un défunt. Pour ce procédé, sorte de prosopopée ou de voix-off, je me suis inspiré du film Sunset Boulevard. Voici, si vous le voulez bien, un extrait du préambule de « Je Suis la Porte et la Clé » :

     

    « Je m’appelle Roderick Dulac. Et bien que je sois mort depuis déjà de nombreuses années, je tenais à vous raconter mon histoire, ou, plus précisément, la dernière année de mon existence d’enfant en ce bas monde. Mais ce témoignage d’outre-tombe, cette malheureuse histoire de la courte vie que fût la mienne n’est que le prélude d’un bien plus vaste et étonnant voyage.

    Ce voyage nous mènera par la suite à travers tout un arrière-monde occulte, en quête de curieux phénomènes de pensées souterraines que les autorités et l’opinion publique d’alors eurent trop tendance à passer sous silence, et qui, par conséquent, prospérèrent sans véritables adversaires dans les caves glacées de notre civilisation avant d’y surgir d’un coup avec la violence que l’on sait. Car c’est bien de ces sous-sols que se déchaîna l’enfer. Et cette exploration des marécages de l’intelligence qui va suivre permettra, je l’espère, aux générations futures qui seront aptes à les discuter et qui auront tout intérêt à les résoudre, d’éviter les écueils idéologiques qui ont fait basculer l’étrange destinée de certains enfants dans la folle impasse du plus noir des extrémismes.

    Voici donc cette histoire des marges, de ces idées impossibles, de ces ordres cachés et ces sectes secrètes, de ces conspirations maléfiques. L’histoire du temps où nous étions encore peu connus et dispersés, nous les inconsolables, les oubliés, les outsiders, nous les derniers enfants de ce siècle, oui, voici l’histoire de ces forces enfantines amères, ultraréactionnaires envers l’évolution d’une société qu’elles refusaient en bloc et dont je fus, moi et quelques autres je crois, l’un des tristes précurseurs. »

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  • ABIME

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    Le Bal des actrices est insupportable de bout en bout. Sous prétexte d'une mise en abyme décalée sur des actrices jouant leur propre personnage, on assiste à des saynètes remplies à ras-bord de clichés, de pleurnicheries, d'auto-apitoiement sentimental. Pas une fois, le film n'effleure la subtilité des Acteurs de Blier, pas une fois en effet on n'entrevoit la vérité d'une actrice au travers de ses péripéties drolatiques.

    Les séquences prises sur le vif sont indigestes, non seulement parce qu' elles ne jouent que sur deux notes toujours plus martelées (l'ironie facile et le mélo vulgaire), mais surtout parce que le point de vue est sans cesse remanié, non pas, comme en son temps Robbe-Grillet, pour ses vertus de déconstruction ludique, mais au contraire afin de ne jamais manquer le gros clin d'œil complice ou la petite larme, et ce au mépris du découpage le plus élémentaire.

    Cela se veut gentiment provocateur et ingénument narcissique, alors que chaque scène est salement simulée, alternant le plan à l'arrache tout en chiqué et la chorégraphie sursignifiante fière de sa balourdise.

    Le Bal des actrices, comme plus tard Polisse, adoré par une critique atone, ne relève que du cinéma frelaté de l'entre-soi.

     

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  • L'EGREGORE RETINIEN

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    Au milieu des décombres, il n’y a finalement pas tellement d’attitudes possibles. Se lamenter, au risque de la complaisance, ou bien faire comme si de rien n’était, jusqu’à l’hébétude. Écrire aujourd’hui, c’est tenter d’abord de s’extraire de cette dualité infernale, c’est refuser le confort du déclinisme, sans pour autant emboîter le pas aux promoteurs de la modernité. Le système accepte tout à fait qu’on le critique, et même qu’on l’explique, mais sûrement pas qu’on le décrive avec ce qu’il détruit et enterre : la littérature. Celle-ci fait partie de ses crimes et son fantôme, pour un temps encore, a le pouvoir de le troubler. Écrire aujourd’hui, c’est tenter de mettre des mots sur la sidération qui se programme chaque jour davantage.

    L'Egrégore rétinien est un recueil de douze nouvelles, lesquelles traitent du vertige cinéphilique et de la fascination des formes, autrement dit du cinéma en tant qu'emprise mortifère.

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  • DIX ANS PLUS TÔT

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    Il a déjà beaucoup été dit sur la célèbre séquence de la tronçonneuse, dans Scarface de Brian de Palma. Particulièrement éprouvante, celle-ci montre un truand en tuer un autre dans une salle de bains, à l'aide dudit objet, en forçant Tony Montana à regarder jusqu'au bout. Celui-ci, le visage éclaboussé de sang, s'efforce de ne pas détourner le regard.

    Magnanime, le cinéaste permet un instant au spectateur de quitter les lieux du crime : un mouvement de caméra s'éloigne de l'appartement vers la rue, s'attarde autour d'autres protagonistes, d'une femme en bikini, de voitures rutilantes, puis remonte vers l'immeuble, où les cris, le bruit du moteur et ceux de la télévision reviennent en force.

    Si ce panoramique imprévu, loin d'être une faveur, s'avère surtout une manière de dilater encore plus le temps de ce supplice, un autre élément, cette fois pour happy few, vient s'y ajouter : l'écran de télévision, resté allumé dans la pièce qui jouxte la salle de bains, montre un instant les images d'un film, avant et après ce détour par la rue. D'abord un homme au téléphone, puis deux maisons en train de s'effondrer. Les deux plans sont très brefs, mais on peut reconnaître Tremblement de terre, de Mark Robson, sorti dix ans plus tôt.

    Connaissant le goût de de Palma pour les mises en abymes et les allusions cinéphiliques de toutes sortes, on peut voir à cette citation plusieurs raisons : la première est de distordre le temps encore davantage, de signifier que le massacre en cours est bien plus long que ce qui nous en est montré : en effet si le mouvement de caméra ne dure que quelques dizaines de secondes, l'écart entre les deux scènes vues à la télévision dépasse les vingt minutes dans le film-catastrophe ! 

    Le film de Robson par ailleurs, a plusieurs points communs avec le film de de Palma : lui aussi abuse des plans sanglants, jusqu'à en colorier l'écran : lui aussi joue avec Hollywood, notamment avec ses personnages dont le style ou les penchants sont des décalques transparents de ceux des acteurs qui les incarnent ; lui aussi recèle d'autres films : L'Homme des hautes plaines lors d'une brève scène de panique dans un cinéma (Clint Eastwood, sur la pellicule, meurt brûlé); quelques plans du Rideau déchiré d'Hitchcock lors d'une séquence de foule. Et puis surtout, les deux films nous content un carnage d'aggravation progressive, dont au bout du compte aucun protagoniste ne réchappe, sinon une femme marquée à vie...

    C'est peut-être aussi cela l'impureté du cinéma : constater que des films se répondent en douce, par-delà les années, même s'ils n'ont pas grand-chose à se dire, et malgré la vanité de cet écho, s'en découvrir troublé .

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  • UN PLAN DU NARCISSE NOIR

     

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    "Le masochisme est une expérience mystique." (André Pieyre de Mandiargues, Le Troisième Belvédère)

     

    Au troisième plan, la toile peinte somptueuse, paysage idéal, en horizon inatteignable. L'artifice et pourtant l'attirance, la fausseté qui se fait aguicheuse. Dans la profondeur de champ, le regard se perd, l'exploration rime avec consolation. Le troisième plan est toujours utopique. Il y a comme ici des paysages monumentaux, qui vous aident à divaguer, loin du scénario, un monde clos et pourtant sans limites, un rêve d'arpenteur. Mais ce peut être aussi une ville infiniment ramifiée, dont le dédale captive, une foule dont chaque individu serait une fiction à lui seul, une route qui s'enroule, s'élève et emporte, une silhouette qui parce qu'elle s'esquive, laisse pantois dans son sillage.

     

    Au deuxième plan, un homme et une femme. Ils sont côte à côte mais ne se regardent pas. Dans le film, il y a entre eux comme une sorte de lien forcé, du désir sans doute et pas mal de malentendus. Mais ici, écrasés par le paysage, soumis au terrible premier plan, ils ne sont guère qu'un banal couple de cinéma, auquel s'identifier n'est qu'une perte de temps. Hiératiques, allégoriques, les voilà trop signifiants pour être honnêtes. Le deuxième plan est le plus souvent un récit convenu qui pris isolément, ne peut émouvoir tant il est codifié. Une sorte de drame de circonstance, aspiré par l'horizon phénoménal. "La passion sans témoin a courte vie, dit Malcolm de Chazal dans Sens plastique, Roméo et Juliette, dans une île déserte, s'établiraient bien vite en ménage bourgeois".

     

    Le premier plan est justement ce qui vient ici subvertir le confort bourgeois. Aiguiser la fiction, la tordre et l'exhausser. Cette religieuse qui ne perd rien de la scène, les mains crispées sur la rambarde, souffre mille morts de voir celui qu'elle aime ainsi compromis avec une rivale. Le spectateur est cette femme de dos. Comme extérieur à la scène et pourtant tout entier pris dans son vertige. La pulsion de tout voir, et dans l'attente, d'imaginer le pire ; le rôle extravagant de celui qui parce qu'il regarde, veut à toutes forces croire qu'il influe, modifie, crée. Alors que jamais vraiment il ne participe. La souffrance du voyeur devenu témoin, incapable de s'identifier pleinement aux héros qui se succèdent, de suivre les récits qui se diluent, d'habiter enfin le trompe l'œil.

     

    Le masochisme, c'est bien cette illusion : faire de sa mise à l'écart, la garantie d'être enfin démiurge.

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  • DÉGRINGOLADE

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    On reprend les mêmes accords mais un ton trop haut,

    les mêmes rimes, mais en les surlignant.

    Copies, collages, décalques, recyclages : tout vient nourrir le revival.

    Plus on reconnait, plus on se félicite.

    On relance les mêmes idées qu'à force de psalmodier, on gauchit,

    qu'à force d'asséner on altère.

    Imitateurs et marionnettes dans le même esquif, vaguement saouls.

    Le paysage n'a pas changé mais il n'émeut plus puisqu'il se vante.

    L'appariement subtil annoncé à cent lieues, la relation secrète claironnée sous projecteurs.

    Il y a toujours des livres mais les mots sont tordus. Et chaque scène rejoue plus vilement le texte d'hier.

     Quant au cinéma, il se fait fort de répondre à tout ce qui s'est tu, de faire de l'érudition comme d'autres de la prose, et ainsi se condamne à l'oubli.

     

     

     

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  • AMIE

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    La mort est belle, elle est notre amie : néanmoins, nous ne la reconnaissons pas, parce qu'elle se présente à nous masquée et que son masque nous épouvante.
     
    (Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe)
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  • CRUAUTÉ DISCOUNT

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    Vu par mégarde le médiocre Prix à payer, tragédie conjugale, dont le plus savoureux est sans doute la candide remarque de Pierre Vavasseur dans le Parisien (« Au final, Alexandra Leclère, qui voulait sans doute, quelque part, parler d'amour, ne parle que d'argent. Que Nathalie Baye et Géraldine Pailhas aient cotisé à cette affaire laisse pantois. Et qu'une femme en soit à l'origine encore plus. »). Outrance des situations, vulgarité des dialogues, composition hystérique de comédiens célèbres et banalité forcenée de la mise en scène : toutes les cases sont remplies, le film n’a dû avoir aucune difficulté à se faire produire et distribuer.

    Même s’il est plus subtil, et dans son propos et dans sa réalisation, le récent Floride de Philippe Le Guay a un point commun avec le Prix à payer, l’incapacité à donner vie aux altercations. Les scènes de dispute, même violentes, les scènes où une tension est censée s’installer entre deux personnages, laissent systématiquement de marbre, n’ayant jamais que leur fausseté à revendiquer.

    Malgré les cris des comédiens, la verdeur voire la férocité du texte, on ne croit pas un instant à cette colère, on ne frémit pas à une seconde devant ces règlements de compte. Peut-être que l’une des raisons tient à la façon dont sont filmés ces duels : toujours en champ/contrechamp. Insulte de l’un/regard courroucé de l’autre/réplique injurieuse de ce dernier/sourire contrit du premier… Le découpage favorise ainsi le numéro d’acteur au détriment du moment de vérité. Il répartit les rôles avec minutie, passant par pertes et profits le caractère organique d’une querelle, la tension qui s’y organise, l’éventail de sentiments qui s’y mêlent.

    Parvenir à filmer en même temps, comme chez Pialat ou Garrel, plus rarement Doillon, le bourreau et la victime, le coup et sa réception, l’acte et sa conséquence, tous les renversements qu’une telle confrontation induit, suppose de laisser la séquence devenir inconfortable ; ce qu’il ne s’agit surtout pas d'envisager dans ces films à la véhémence encadrée et à la cruauté discount. Au risque de faire exploser le conformisme publicitaire de l’ensemble.

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  • CHIQUÉ

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    Revu tout récemment deux films français d'il y a une vingtaine d'années, effrayants de chiqué.

    L'Ours de Jean-Jacques Annaud, avec ses rajouts grotesques de couinements semblables à des gémissements d'enfant lorsque l'ourson perd sa mère, et ses soupirs tout aussi humanisés lorsque celui-ci assiste à un coït entre deux de ses congénères. Le problème n'est pas tant de filmer la vie sauvage comme une sitcom et les bêtes comme des ados à problèmes, tel le premier Walt Disney venu, mais d'oser prétendre saisir ainsi le monde animal dans sa vérité.

    Elisa de Jean Becker, qui fonctionne finalement à l'identique, affublant ses personnages vides et connivents, de tics langagiers, de costumes estampillés d'époque, de larmes obscènes et de grands sourires indulgents, comme si cela pouvait donner l'illusion de tranches de vie prises sur le vif.

    Au cinéma, l'anthropomorphisme ne concerne pas uniquement les films animaliers.

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  • LE TEMPS, CELUI QU'ON VEUT NOTRE

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    Un critique du Monde a reproché à Ant-man de ne proposer que "des plans de moins de 3 secondes". Précisions d'emblée que cela n'est pas tout à fait exact, car lorsque le méchant explicite son trauma (il n'y a rien de plus confortable que l'explication par le trauma), c’est bien long, et lorsque le père coupable (de quel droit un père serait-il innocent ?) justifie ses actes, ça l’est encore plus. S'il n'y a pas de raison d'accorder ainsi au temps d'une séquence une valeur en soi, si le fétichisme de la durée du plan n'a pas grand sens, le montage n'en apparaît pas moins ici problématique : acmé/détente, paroxysme/période réfractaire, les loopings hollywoodiens ne fonctionnent qu’ainsi, de la lenteur jusqu’au grincement de dents et puis soudain la folle descente. Ainsi l’action se change-t-elle en chahut bruillon, jamais en tension organisée. Impossible d’y prendre part autrement qu'en spasmes et sursauts ; aucune incarnation des forces en présences ne s'envisage ; la seule identification qui vaille demeure celle de l’artéfact chassé de flux en flux.

     

    Ayant revu il y a quelques jours Pépé le moko de Duvivier, une autre impression, aussi désagréable, celle de se faire tout autant balader mais cette fois par la lenteur ostensible de certaines scènes : toutes celles qui voient Gabin rencontrer Mireille Balin. L’action s’immobilise, le cadre se rétrécit et le gros plan suréclairé s’expose sans pudeur. Quelques secondes en moins et cela suffirait à signer l’attirance de cet homme pour cette femme (donc déjà la conquête), la curiosité de cette femme pour cet homme (donc déjà le désir), mais en rallongeant le plan, en le détachant d'un récit convenu mais traité de manière plutôt enlevée, tout se brise sur  le chromo kitsch, l’artifice publicitaire, l’iconisation sans réplique.

     

    Dans Les Hommes de Daniel Vigne, revu pour Nicole Calfan (on serait même prêt pour elle à découvrir le seul film réalisé par Bernard Menez, les Ptites têtes…), sans doute l’un des plus rigoureux films de mafia du cinéma français, tous les plans se valent, tant en durée qu’en intensité. Ils sont fonctionnels, nets et précis, cadrant et montant à l'identique, la préparation d‘un casse, des retrouvailles, une filature, un adieu. Une prise d’otage comme la prise d’un verre de pastis. On pose le verre sur la table ; le garçon débouche la bouteille ; gestes de remplissage hors-champs tandis qu’autour du verre les regards se jaugent ; d’un geste assuré, le client le vide d’un trait. Le découpage est sans bavure. On n'y vibre pas à l’exquise odeur de l'anis mais on a le temps de voir s’enchainer les gestes de toujours… Oui mais voilà, si tout se vaut, rien ne s'exacerbe et la tragédie tourne court. Que devient le lyrisme quand aucun geste ne l’emporte ?

     

    Quelle est donc la durée juste d’un plan ? Celle qui laisse du temps au regard, sans forcer pour autant à la contemplation ? Qui donne les clefs d’un secret sans s’appesantir, mais sans pour autant traiter celles-ci de la même manière qu’un geste anodin ou une parole de circonstance ? Il semble plutôt que la durée d'un plan ne signifie rien tant qu'elle n'est pas ressaisie dans un rapport d'images. C’est la relation des durées entre elles qui racontent une histoire. La manière dont les formes se répondent, se complètent et s’opposent. S’il y a déséquilibre sans raison ou roulis sans heurts, rien ne nous est appris que le scénario ne délivre déjà. Ainsi Ant-manà tire d’aile, finira sans le moindre doute à bon port ; Gabin statufié ne s’en se laissera pas moins griser, emporter et donc tuer ; le drame de quelques mafieux s’oubliera aussi vite que le gout du pastis sur la langue. A l’inverse, si l’harmonie finit par naître des durées hétérogènes mais toujours justifiées, articulées entre elles comme les mouvements d'une œuvre musicale, si le montage devient ainsi un langage, comme chez Grémillon (le ramifié Remorques) ou Vecchiali (l'implacable Machine), le second n'étant pas pour rien admirateur du premier, on quitte le vertige inutile des attractions foraines ou des tours de passe-passe (le bavardage mensonger), on quitte tout autant la banalité naturaliste (le sermon), pour commencer à entrer dans le film comme dans une conversation.

     

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  • FATAL

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    Ce plan des Aventuriers (1967), montrant Manu (Alain Delon) se dirigeant vers sa destinée (le Fort Boyard sera son tombeau), est récurrent chez Robert Enrico. Dans plusieurs de ses films en effet, un personnage fait face au spectateur, avec dans un recoin du cadre ou en arrière-plan, un objet, un décor ou un autre personnage qui plus tard signeront sa perte. Ce n'est que rétrospectivement d'ailleurs que ce plan apparaît pour ce qu'il est, à savoir la mise en scène d'une rencontre fatale.

    Mais ce plan est aussi la revanche du personnage sur l'acteur, la prise de possession, et donc le renversement, de l'image médiatique par la fiction cinématographique. A cette époque, Delon est sur toutes les couvertures des magazines, s'affichant sans cesse avec de nouvelles starlettes, se présentant pour le plus grand plaisir des photographes, allongé rêveusement sur un yacht, courant torse nu sur une plage, riant une cigarette aux lèvres avec la mer en toile de fond. Ce photogramme pourrait ainsi n'être qu'une mise en scène de plus de Delon, mais il n'en est rien, et la présence incongrue de ces fortifications monumentales (à l'époque laissées à l'abandon), est plus qu'un mauvais présage : c'est bien la mise à mort de Manu qui est ici annoncée.

    Des décennies plus tard, le Fort est repris à son tour par l'imagerie publicitaire, qui l'a tant édulcoré et banalisé en en faisant le théâtre de jeux grotesques, que ce plan pourrait à nouveau être pris pour ce qu'il n'est pas : une simple vue touristique d'une escapade de Delon en Charente-Maritime. A l'ère du tourisme de masse, un lieu n'a plus aucune chance d'apparaître comme une menace ou une promesse, simplement réduit à un vague signe de reconnaissance.

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