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C I N E M A T I Q U E - Page 9

  • PAIEN

     

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    Le dernier voyage de Tanya du cinéaste russe Alexei Fedorchenko retrace de manière bouleversante un rite funéraire venant du fond des âges, celui des Mérias, peuple d’origine finno-ougrienne assimilé par les Slaves depuis plusieurs siècles, et dont les traces s’effacent avec le temps, quelques noms de villages ou de fleuves exceptés. Federchenko dit chercher à « montrer une autre Russie, celle où les traditions païennes et la conception des rapports humains, antérieures à la domination orthodoxe, s'affranchiraient de la trivialité moderne ». A l’opposé du dualisme chrétien, un profond sentiment d’union avec la Nature parcourt en effet la plupart des séquences. Le film relie les corps aux éléments naturels avec évidence, s’attardant longuement sur les rives gris-beige de la Volga de Novembre, la brume des forêts dénudées, les secrets érotiques d’un amour resté brûlant. Rien ici n'est plaqué, rien ne fait slogan. Des ponts longuement traversés et des oiseaux psychopompes, l’inconcevable présence charnelle d’une épouse défunte, les puissances de l’eau et du feu : nous sommes bien au coeur d’un voyage chamanique, lequel fait vibrer l’âme d’un peuple sous le visage immobile de ses derniers représentants.

     

    C’est ainsi par l’attention porté à ses coutumes funéraires, qu’un peuple parvient à ne pas mourir. Et si nous découvrons finalement que le monologue en voix-off revient d’outre tombe, cela n’apparaît plus comme une simple pirouette scénaristique, mais prend une tout autre résonnance. Depuis le début, le narrateur ne cherchait finalement qu’à répondre à la seule question qui vaille, la seule qui puisse courir de génération en génération sans jamais cesser d'être reformulée, celle que l'on se transmet de cérémonies en poèmes, de rêves en souvenirs, malgré les intimidations, l'acculturation, l'oubli : « pourquoi sommes-nous ainsi et pas autrement ? » ; soit les fondements de toute identité.

     

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  • ODESSA

     

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    « La crise ukrainienne, un mauvais coup pour le tourisme. A Odessa, ce port célèbre dans le monde entier grâce au film d'Eisenstein Le Cuirassé Potemkine, "nous avons eu des annulations cet hiver", concède le président de l'association du tourisme » (AFP).

     

    Difficile de savoir si c’est la page d’Histoire ou l’oeuvre même qui attirent à Odessa, quand celles-ci sont réduites à des signaux culturels depuis longtemps désamorcés. Si tout est faux dans Le Cuirassé Potemkine d'Eisenstein, des décors jusqu'à l'Histoire, de la maquette en lieu et place dudit cuirassé jusqu'à la fusillade sur les escaliers d'Odessa, le film n’en est pas moins bouleversant. Son naturalisme magique le rend sinon véridique du moins vraisemblable, proche du document historique par la profusion de ses choses vues - alors même que celles-ci sont inventées de toutes pièces-, balises confortant le mouvement de la révolte décrite.

     

    Nous sommes ici très exactement à l’opposé de ces films qui singent l’Histoire en numérique, rivalisant de prouesses véristes mais gommant le moindre détail qui ralentirait l'action. Des films qui ne rendent plus compte que d’une Histoire ludique, catégorisée par péripéties. Une Histoire dépourvue d’enseignements, simplifiant les forces en présence et diluant les identités, au nom d’un principe de plaisir imposé par le jeu et l’affect.

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  • FOLIES

    Variations autour du beau film de Tommy Lee Jones, The Homesman, par Ellisa, du lumineux blog En paraison.

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    Puisque ce film commence par une longue rêverie incertaine de sens sur le paysage, pur paysage où rien ne fait barrage au regard ni ne le retient, voici la mienne, nourrie de lectures autant que d’images, qui suit les foules de tous les émigrants quittant l’Europe pour l’Amérique avec le rêve et la volonté d’une vie meilleure. Cap plein ouest donc, puis là-bas encore Far-West, toujours.

    À partir de quel moment, le rêve et la volonté étroitement mêlés confinent à la folie ?

    Il me semble que c’est, en filigrane et de manière désordonnée, le propos du film de Tommy Lee Jones, The Homesman. Relire le Far-West sous un angle psychiatrique, envisager la construction de l’Amérique comme bâtie sur une sorte de folie collective.

    On parle plutôt de grille de lecture féministe pour ce film qui débute vraiment lorsqu’on découvre rudement chapeautée, pantalons sous la guimpe et robe des champs, Mary Bee guidant la charrue ; mais qui a oublié et pour quelle imagerie de la femme, qui a oublié que depuis longtemps là-bas comme ici les femmes doivent souvent faire ce genre de travaux ?

    Mary Bee se conduirait-elle comme un homme à l’encontre de son temps ou comme une femme en avance sur les mœurs ? (à ce compte-là, doit-on réinterroger le suicide d’Aurélie Coindet à la lumière du genre ?). Ou bien encore est-elle une de ces personnes singulières à toutes les époques, ces temps humains qui toujours les dissolvent au profit du mythe en construction ? (je pense bien sûr à l’infime souvenir du nom de Mary Bee qui disparaîtra avant même la fin du film). Car qui des hommes ou des femmes rêvent et veulent le plus fort une vie meilleure, sinon les deux également, en qualité d’êtres humains confrontés aux puissants ressorts de la vie : la nécessité et le désir.

    Far-West toujours, jusqu’à la folie.

    Le trajet du film consiste pourtant à revenir sur ses propres pas vers l’est en repassant le fleuve Missouri, frontière visuelle aussi bien que symbolique (même si c’est un peu caricatural dans la progression du film, c’est dans les eaux du Missouri que les femmes retrouvent une forme de cohésion - premier pas vers un apaisement hors de la folie dans laquelle elles se sont réfugiées ?). Frontière entre d’un côté les pionniers lâchés dans les espaces infinis et de l’autre la civilisation apparente d’une ville bien assise à l’arrière, celle où Mary Bee et George Briggs doivent raccompagner ces trois femmes que l’on a extirpées de la ligne de front (j’interprète ?). Le sens commun les tient pour folles, et non seulement elles ne sont plus utiles à rien mais elles sont des freins à la conquête. La petite musique féministe ferait son retour ici, les femmes éternelles victimes ; mais les femmes ne sont pas si fragiles puisqu’elles sont partie prenante de la conquête de l’Ouest, cependant si on les soumet à une odieuse pression et qui n’est pas que masculine, leur entendement bascule ; de la même manière, combien d’hommes furent broyés par les conditions épouvantables de la conquête ?

    Préserver la vie de deux femmes par un geste réel ou symbolique (la petite servante de l’hôtel au milieu de rien, puis celle aux pieds nus) c’est d’une part entériner une imagerie de la femme comme se résigner à la domination masculine par la force, c’est ne changer jamais de regard sur nous-même, espèce humaine, hommes et femmes mus par la même nécessité, foule d’individus où les plus faibles ne sont pas intrinsèquement les femmes. Repenser alors Mary Bee, moins héroïne féministe à rebours qu’individu libre et digne, comme il en existe à chaque époque.

    Car de quelle sorte de folie sont atteints tous les autres, qui pendent leur prochain comme on respire, massacrent, refusent de tendre la main en s’appuyant de l’autre sur la Bible, et tout ça pour quoi ?

    Ce film aurait dû être beaucoup plus long pour exposer sans raccourcis qui blessent et effondrent son propos. Le temps d’une fresque, mais une fresque peut-elle participer à autre chose qu’au mythe ?

    À la réflexion oui, c’est Heimat d’Edgar Reitz.

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  • LEOPARD

     

    l'homme-léopard, jacques Tourneur

    l'homme-léopard, jacques Tourneur

    « Un léopard sème la panique à 60 km de Delhi. Parvenu à entrer dans un hôpital et un cinéma, il blesse sept personnes puis échappe à ses poursuivants » (AFP).

     

    Comparativement aux deux premiers films de sa trilogie fantastique tournée au début des années 40 (La Féline et Vaudou), L'Homme-Léopard de Jacques Tourneur est en général jugé décevant, ses admirables scènes d’horreur nocturne s'intégrant mal dans un récit poussif et convenu. Or c'est justement ce déséquilibre qui alimente l’angoisse du spectateur et cette forme paroxystique qui en accroit l’emprise. A l’instar de ce léopard indien galopant brièvement sur la pelouse d’un jardin public, ou bondissant de la façade en stuc d’un cinéma, une présence s’avère d’autant plus violente qu’elle est incongrue, d’autant plus terrifiante qu’elle s’évanouit déjà.

     

    C’est aussi une morale esthétique : l’apparition d’un style sur le mode de l’exacerbation, vaut toujours mieux que la stylisation permanente des codes, ainsi neutralisés. L'envolée poétique impromptue demeure source d'émerveillement, quand la constance d’un maniérisme entretient l'ironie. N’importe quelle particularité, même inconvenante, est en somme préférable au lissage identitaire.

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  • ENGRENAGES

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    Dans les meilleurs films de Loach (Black Jack, Raining Stones, Sweet sixteen), l'engrenage tragique apparaît très proche de celui des plus beaux Gray (Little Odessa, The Yards). Mais là où le premier cherche à tout prix, et donc au risque de la démagogie, à trouver le grain de sable venant l'enrayer, le second tient à toujours mieux le huiler, à la limite cette fois de la complaisance.

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  • OSBERT, DE CHRISTOPHER GERARD

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    Christopher Gérard n’est certainement pas un thuriféraire de notre temps, un de ces "actionnaires de la firme Nouveau Monde", selon le mot de Muray, qui viennent sans cesse nous vanter, et dans n’importe quel domaine, progrès amnésique et inversions valorisantes. Plutôt que l’opposition frontale toutefois, inutile tant le système est entraîné à encaisser les chocs, ses romans et ses critiques littéraires cherchent toujours à suivre de près ce qui diverge, à célébrer ce qui contredit avec souplesse et s’échappe avec panache. Quand tous approuvent à gros bruit, il faut savoir nier en douceur, et quand la rebellion criarde et vaine s’invite à toute heure, prendre un congé imprévu.

     

    Avec ces huit nouvelles animalières, Osbert et autres historiettes, Christopher Gérard nous convie avec légèreté à le suivre dans son pas de côté, tangente insolente à cet exécrable air du temps réglé comme du papier à musique. Comme chez Marcel Aymé et ses merveilleux Contes du chat perché, les bêtes y parlent. Chacun des récits donne la parole à la première personne aux animaux de compagnie, comme aux usagers familiers des parcs, des étangs et des rues, qui vivent auprès de cette "gent oublieuse et frivole" (p16), à la psychologie "si pleine de mystères et d’aberrations" (p54) : les hommes. Avec leur élégance et leur besoin de passer outre les frontières, ces animaux se révèlent le parfait antidote à notre "monde barbare et balisé" (p99) et dans le soin qu’ils mettent à préserver "la santé de leur âme, de leur corps et de leur esprit" (p51), en totale contradiction avec ce que nous sommes devenus, sous couvert de mots aussi pompeux que mensongers : "de vraies bêtes, avides et dépendantes, au cerveau rongé par les machines" (p44).

     

    A la différence toutefois des contes moraux de Marcel Aymé, nul enfant innocent ici pour savoir pénétrer le monde des bêtes, pour recueillir leur mots, régler leurs dilemmes et s’enrichir de leurs vues. Celles de Christopher Gérard (chats faussement perdus avides de quiétude, ours d’appartement rêvant de neige et de saumons, moineau-observateur n’en perdant pas une miette) soliloquent sans jamais s’illusionner sur les interactions ponctuelles qu’elles peuvent élaborer avec les humains, ces êtres sur lesquels "on peut toujours compter quand il s’agit de céder à l’imposture". Derrière l’humour de certains passages (dont l’irrésistible bouledogue des services secrets anglais, qui réalise que désormais « il plafonne ») ne se cache pas longtemps un désespoir policé : tout s’est déjà tellement effondré…

     

    Le tableau que dressent de nous ces animaux esthètes ou philosophes est alors sans pitié : nos plaisirs sont devenus vils et nos inquiétudes plus infantiles que jamais, à l’image de nos désirs grotesques et de nos paradis puérils, qu’Osbert, dans ce qui constitue sans doute, avec Ursus, la plus belle nouvelle du recueil, balaie d’un revers de patte, considérant la mort comme rien d’autre que "l’accomplissement d’un cycle éternel, impersonnel, dénué de toute morale comme de toute rétribution".

     

    Bienheureux ceux qui sauront retrouver la sagesse d’Osbert, et bienheureux ceux qui une fois encore suivront les escapades littéraires de Christopher Gérard !

     

     

    (Osbert et autres historiettes, Christopher Gérard, L'Age d'Homme, 2014, 105p)

     

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  • VIVRE SA VIE

    vivre sa vie, jean-luc godard, léos carax, mauvais sang, juliette binoche, loulou, G W Pabst, Louise Books, classicisme

    Pour appréhender l'oeuvre de Godard, rien de mieux en somme que d'en suivre la chronologie. Le spectateur d'Eloge de l'amour ou de Notre musique, sans doute les deux plus beaux poèmes godardiens de ces dernières années, risque d'être décontenancé s'il n'a pas en tête l'évolution d'un cinéaste ayant toujours cherché, quasi-désespérément, à rester précis malgré les déconstructions qu'il faisait mine d'encenser (pour mieux les désarmer), à demeurer innocent en dépit des diverses pressions politiques et esthétiques qu'il eut à subir (avec lesquelles il ne cessa de jouer). La force du plan chez Godard, tient avant tout à la manière avec laquelle ceux qui le précèdent et ceux qui le suivent, l'entourent, c'est-à-dire l'exhaussent tout en l'utilisant. Il y a chez lui cette quête de l'harmonie classique, nécessité d'insertion des formes dans une chaîne de succession rigoureuse. Après les déstructurations de la modernité, il s'agit de recommencer à voir sans ludisme manipulateur, à étudier le monde en ses fracas sans jamais renoncer à la rigueur d'un langage. Les héros godardiens bafouillent, marmonnent ou pontifient, sans aucun doute, mais la mise en scène, exprimée sans affèteries inutiles, n'est jamais indistincte : pas un plan qui n'ait sa place ni une séquence sa cohérence formelle.  

    Ce classicisme, autrement dit cette recherche toujours plus poussée d'un rapport de sens entre les formes (plutôt que la jouissance de leurs conflagrations) n'a jamais été aussi évident que dans la période de ses récits linéaires, mais on peut tout aussi bien la mettre à jour dans ses films plus récents, à la diégèse émiettée. Vivre sa vie appartient bien sûr à la première époque, et c'est avec une grande émotion que l'on prend acte aujourd'hui de ce que l'on pourrait appeler sa rigueur lyrique. Ce silencieux commerce des âmes et des corps dans le marasme d'une ville agitée n'est rien d'autre que la chronique d'une mort annoncée, celle de la prostituée Nana (Anna Karina) bien sûr, celle d'une certaine idée des relations humaines également (non pas d'avant le profit, mais d'avant son incessante célébration), celle du couple Godard-Karina enfin, qui se délite davantage encore, nous semble-t-il, que dans Pierrot le fou tourné trois ans plus tard, ne serait-ce qu'en raison de ces regard-caméras d'autant plus cruels qu'ils sont mensongers.

    Vivre sa vie est à la fois un réquisitoire contre l'anomie moderne et une ode à la liberté féminine, liberté tragique comme il se doit. La coupe de cheveux de Nana la métamorphose en héritière de Loulou (Louise Brooks), cette autre victime de l'amour multiple, qui chez Pabst, souriait presque jusqu'au bout, et en grande soeur d'Anna (Juliette Binoche), qui devant Carax vingt-quatre ans plus tard, incarnera aussi cette lueur inespérée dans la pénombre des rixes promues et des règles effacées.

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  • STAY BEHIND, DE FREDERIC SAENEN

     

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    Nous avons déjà dit, ici et ailleurs, tout le bien que nous pensions des nouvelles de Frédéric Saenen, Motus, et de son premier roman, La danse de Pluton. Avec Stay behind, publié comme le précédent chez Weyrich, nous n’avons toujours pas l’intention de changer d’avis.

     

    La littérature contemporaine souffre d’au moins trois défauts structurels : le premier est qu’elle est si pressée de cautionner le réel médiatique (c’est-à-dire la recréation inconséquente et bouffonne du monde), qu’elle ne sait plus transposer ce qui se voit qu’en ce qu’il faut croire. Le deuxième est qu’elle ne parvient ainsi à avaliser sans cesse, qu’en versant tout à tour dans le cynisme goguenard et le désenchantement pop, mêlant son assentiment fondamental à des refus circonstanciels, dans une triste ambiance de suivisme dandy. Le troisième est qu’elle a réduit le style à un rôle de parure puis de simple colifichet, sans jamais plus le faire résulter d’une pensée ou d’un émoi.

     

    Saenen se démarque justement de ce qui se lit partout, par sa volonté de regarder sans signifier, de décrire sans démontrer, de ne jamais réduire le monde à ce qu’il faut en dire. Et de même que ses lieux s’imposent alors sans folklore ni chiqué, ses personnages ne sont les marionnettes d’aucune théorie, délivrant leur vérité sans passer sous les fourches caudines de la métaphore morale ou de l’allégorie citoyenne. Avec une empathie bien inactuelle, Stay behind n’a au fond d’autre ambition que celle de s’arrêter un instant sur « la cohorte de visage sans suite qui peuplent une mémoire », de leur redonner une chance, non de se racheter mais de se révéler plus nettement. De faire en sorte que l’on puisse découvrir « des silhouettes comme des spectres d’abord, et puis vraiment des hommes », à travers le fatras de sensations, d’impressions, de souvenirs enjolivés et de terreurs enfouies, organisé autour des confessions d’un homme en fin de vie. Le style alors découle nécessairement des emballements, des pauses et des redites de celui qui ainsi se confie. Pour un casse haut en couleurs ou un meurtre dans l’ombre, un discours martial ou l’horreur feutrée d’un coït, le style éminemment musical de Saenen entrecoupe soudain sa mélopée de hoquets, et passe de l’aveu déchirant aux déclamations, du fait divers au poème, du souvenir au conte, sans jamais perdre de vue le principal : tenter d’approcher la vérité et les mensonges d’une vie, et à travers celle-ci, d’un pays et d’une époque.

     

    Sans rien cacher des turpitudes ni des actes héroïques, Stay Behind est un roman âpre et inspiré, qui contre toute attente parvient  faire des années 80 et du Brabant, de ces « années de plomb à la belge », un inépuisable réservoir d’émotions, s’aventurant dans un tel « pays de confusion » afin d’en dissiper les brumes, ce qui est sans doute, en ce temps d’atonie ricanante, la plus belle ambition littéraire qui soit.

     

     (Stay Behind, de Frédéric Saenen, Editions Weyrich, collection Plumes de coq, 2014, 174p)

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  • LE MUR INVISIBLE, DE JULIAN ROMAN POLSLER

      

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    Une femme, dans un chalet de montagne, se voit soudain coupée du monde en raison d'un mur invisible, qui l'empêche de rejoindre le village proche ou les autres habitations. Un territoire immense s'offre néanmoins à elle : la forêt, les alpages, son propre esprit. Avec son chien, son chat et sa vache, l'héroïne réfléchit à la condition humaine, aux obligations et aux libertés que celle-ci nous procure, mais également à la notion de "moi", de "soi" et de "nous", à ce qui est contingent comme à ce qui fonde.

    Comment faire du cinéma avec les innombrables questions existentielles que pose ce récit adapté du roman autrichien de Marlen Haushofer ? Comment éviter la simple illustration ? Le cinéaste ne ne nous le dira pas, limitant trop souvent les affres traversées par son personnage à un visage plein cadre, regard caméra qui jamais ne cille tandis que des pans entiers du roman sont récités en voix-off, accumulant minutieusement les images tirées à quatre épingles d'une montagne belle en toute saison, réduisant la solitude à la composition du Scope et le passage du temps à un changement de coupe de cheveux.

    La force du film réside cependant dans son jeu permanent entre le hors-champ menaçant et l'ellipse anxiogène, deux figures de style qui peinent à faire ressentir le travail de survie, psychique comme matérielle, de l'héroïne, mais qui donnent à toutes les séquences ayant trait à la mort, et que nous ne dévoilerons pas, une force peu commune. Reliant avant tout le mal à la violence de son irruption illogique plutôt qu'au spectacle de ses effets, elles le dévoilent et le définissent ainsi comme déséquilibre, asymétrie, incomplétude. C'est alors d'autant plus dommage que la mise en scène n'ait pas trouvé d'autre manière de représenter la maturation, la résignation, l'abandon, tous ces états d'âme et ces passages qui nécessitent à l'inverse l'épiphanie du plan et et la rigueur de l'enchaînement, ici sacrifiées.

    (dvd disponible chez Bodega Films)

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  • SOCIETE ANONYME

     

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    Qu'il s'agisse du routier de Femme fatale (Brian de Palma) ou du conducteur de bus de Crimes à Oxford (Alex de la Iglesia), brefs héros malgré eux des dernières séquences de ces deux films, le plan fixe sur leur visage concentré, plongeant leur regard dans le nôtre à travers le pare-brise, ne nous est octroyé que parce qu'il en dit long. Nous savons en effet, ou du moins croyons-nous le savoir, ce qui revient ici au même, grâce à toute une série de manipulations et de jeux de références préalables, ce qu'il en est. Nous savons ce qu'il y a "derrière" cette image banale, à la limite de l'ennuyeux, qui ose s'appesantir sur un anonyme.

    Il y aurait certainement beaucoup de pensées à ordonner, d'émotions à parcourir, de perceptions à affiner, lors d'une telle rencontre avec un visage immobile sur lequel se reflètent la route et le passage du temps. Il y aurait même un risque à prolonger avec le spectateur cette confrontation, tant une telle neutralité de regard-caméra s'avère source de malaise. Or justement ici, nous n'avons pas le temps. Tout comme ces scènes de sexe qui ne nous sont jamais données que parce qu'elles sont le prélude à des révélations, ces séquences sur des individus annexes, effectuant des tâches anodines, ne peuvent qu'être nettoyées de toute scandale possible, dont le premier d'entre eux serait la prolongation.

    De la même manière qu'une actrice ne se dénude aujourd'hui que si, et seulement si, dans l'instant, la séquence aussi se retourne pour montrer son double-fond, pour que chacun puisse se réjouir de sa fausseté, les gestes et les figures des personnages scénaristiquement, économiquement, politiquement, subalternes, ne sont permis qu'en tant que prémisses au point d'orgue attendu fébrilement, ne sont justifiés que parce qu'elles servent les postures efficaces, aisément reconnaissables, enfin confortables, de ceux qui mènent le jeu.

    La Nouvelle Classe est chez elle partout ; au cinéma autant qu'ailleurs.

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  • LE NOM

    La mémoire est comme une valse qui soudain se désaccorde. Comme cette longue séquence de flash-back d'Il était une fois dans l'Ouest, maintes fois répétée, où une silhouette indistincte s’avance peu à peu vers le spectateur, avant l’effrayante netteté de la révélation, celle d’une identité coupable. Que dit d'autre, avec ses portraits flous, Sombre de Philippe Grandrieux, sinon qu'il n'y a jamais rien d'innocent ? La mémoire, on prend goût à ses ressassements, on s’attache au jeu de ses rimes, et puis d’un coup la précision lugubre d’une vision, d’une odeur, qui coupe le souffle. Le passé, ça repasse et tu sombres. Pour s’en défaire, certains font le beau, d’autres le mort.

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    C'était il n'y a pas si longtemps. De part et d’autre de l’allée couverte, le soleil déclinait lentement, et dans ce mouvement, à l’intérieur même de cette lumière s’amenuisant avec douceur, alors qu’il ne restait plus rien en moi du temps d’avant, du moins voulais-je m’en persuader à bon compte, et que tout en somme était dit, il y eut encore quelqu’un à nommer.

     

    Les ombres des bouleaux rejoignaient celle de la grange, c’était le signe d’une nuit bientôt froide, et pourtant, ce nom revenait en moi comme s’il fallait enfin, pour m’en délivrer, le clamer ; mais à qui ? Les tamaris s’amoncelaient en spirales roses puis pâlissaient sous mes pas : je retournais vers l’étang. A qui dire le nom ? Aux silencieux, qui avaient depuis longtemps cessé de partager leurs souffrances, et ne qui ne savaient plus retenir de moi que des traces jamais fécondes ? Aux inquiets qui se reconnaissaient soudain dans mes travers et mes écueils, mais n’oubliaient jamais de me laisser ensuite en plein désarroi, lorsqu’enfin, provoquant leur dépit et leur fureur, une marche était gravie, une armure délaissée, un sursaut conquis ?

     

    Les derniers étourneaux rejoignaient les catalpas et je savais bien, moi, transi de froid, de peine et d’orgueil, que ce nom ne dirait rien à quiconque, ou plutôt, et c’était bien pareil, qu’il ferait penser à un quelconque drame de famille, une quelconque idylle, un quelconque deuil, ce nom qui n’était bien heureusement rien de tout cela, ce nom qu’il m’avait toujours été difficile de prononcer sans rougir, sans crainte, et dont il me fallait cependant quitter l’emprise.

     

    A quoi peut bien servir de garder un nom que plus personne ne peut porter ? 

     

    Seul devant l’eau morte et poudrée, l’écho m’a violemment renvoyé le hoquet d’une voix déformée, un sanglot qui criait le nom comme on salue une victoire. Le bosquet tout proche a frémi. Une sitelle s’est évanouie dans l’ombre.

     

    Je ne me souviens plus des jours d’avant. 

     

     

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  • FASCINATION

     

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    Cela faisait plusieurs années que cette photo trônait en bannière de mon profil Facebook, mais manifestement des utilisateurs profondément choqués ont fini par me dénoncer. Fascination de Jean Rollin, l'un de ses meilleurs sans doute, avec la Rose de fer, n'est pas le seul film dont les images doivent être raisonnablement, courageusement et respectueusement censurées, car le Dr Orlof vient d'avoir le même souci avec Le Mépris de Godard. Les fesses de Bardot ne passent pas davantage que le sein de Lahaie.

    Venant d'un pays et d'une culture qui permettent à n'importe quel collégien de tomber sur des images détaillées de triple pénétration en tapant "Blanche-Neige" dans un moteur de recherche, qui encouragent la moindre chanteuse à mimer le plus d'orgasmes possibles le temps d'une chanson, cela ne doit pas étonner. Les pornocrates et les puritains marchent main dans la main depuis l'aube des temps, haïssant tellement le sexe qu'ils ne peuvent le concevoir que sur un mode obsessionnel et mécanique. Tout cela est comme d'habitude à la fois ridicule et révélateur.

    Interdit de publication pendant 24h, je remettrai évidemment dès demain cette photo. Je devrais logiquement alors être privé plus durablement de publications ; que ne ferait-on pas pour avoir enfin la possibilité de se détacher du réseau...

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  • CONTRE (TOUT CONTRE) ROBBE-GRILLET

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         A la fin des années 50, le «Nouveau Roman» prétend s'affranchir d'un certain nombre de règles concernant l'intrigue (secondaire voire inutile), les personnages (désincarnés et dispensables), le narrateur même (interchangeable et relatif). Chef de file, selon le mot de Jean-Edern Hallier, de cette «littérature de location de meublé dont il était le vendeur descriptif», Alain Robbe-Grillet en fut sans doute le meilleur élément. S'il y a de très belles pages dans, par exemple, La Jalousie, l'ennui est bien qu'il s'agit d'une beauté fugitive, presque fortuite, noyée dans les manigances. C'est d'ailleurs le même problème que l'on rencontre dans ses films (un coffret presque exhaustif vient de sortir chez Carlotta), tournés pour la plupart entre les années 60 et 80, lesquels appliquent à la lettre sa méthode de déstructuration amusée. Si certains plans muets sont ainsi admirables, mêlant sans aucun pathos le désir et la mort, si certaines séquences oniriques s'avèrent bouleversantes, la poésie du fragment n'allège jamais la lourdeur théorique de l'ensemble. La désintégration par trop artificielle du récit n'aboutit qu'à la sujétion du spectateur, englué dans un fatras de significations que le metteur en scène, en démiurge plaisantin, s'acharne à systématiquement disqualifier.

    Ce cinéma, qui compile tous les motifs du sado-masochisme, semble aussi traduire dans son esthétique même, le processus mental qui conduit à cette paraphilie. Celle-ci suppose en effet une interaction programmée entre meneur et mené, exige par toute une série d'accessoires et de consignes, l'immobilisation des participants, fait de la séparation douloureuse des corps (qui ordinairement se résout dans la communion physique), l'objet même de la relation, qu'elle laisse ainsi sciemment sans résolution. C'est peut-être ainsi que l'on peut comprendre cet enchevêtrement narratif, ces saynètes statuaires, cette désorganisation des durées et ce blocage du temps, ces doubles multipliés sans intégration, cet auto-engendrement d'embryons d'histoires au sein de décors invariablement circulaires.

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    Pourtant, une fois que l'on a compris que le labyrinthe est dépourvu de sortie comme de Minotaure, qu'il n'y aura ni révélation ni identification, à quoi bon espérer ou craindre encore ? Lorsque tout est réversible et aléatoire, le désordre n'est plus salutaire, juste contingent. Nous sommes bien alors dans le piège de cette esthétique de fascination qu'évoquait Abellio, laquelle se veut toujours du côté de l'irrelié et de l'inconstitué, jamais du ressaisissement et de l'affrontement clair. Ainsi la mort y est-elle autant simulée que la jouissance, les femmes aussi soumises qu'inaccessibles (lorsqu'elles ne s'enfuient pas au détour d'une ruelle exotique ou d'un couloir qui bifurque, elles ne s'offrent qu'à des parodies de possession), les images morbides toujours décontextualisées (agonies théâtrales, supplices distanciés, résurrections ludiques).

    Dans un entretien en bonus, Robbe-Grillet, en réponse à une script qui s'inquiétait que telle séquence «ne veuille rien dire», affirme que l'art, ce n'est pas «ce qui signifie», mais «ce qui apparaît» ; comme si l'un devait exclure l'autre. Et c'est bien ce postulat qui nourrit ces films soucieux de disséminer les signes sans jamais les relier. Le paradoxe réside alors dans le fait que ce cinéma célébrant l'incommunicabilité et la divergence, ne cesse pourtant d'achopper sur le mystère de l'évidence des corps, sur la vérité pleine et entière, immédiate et tangible, d'une Présence féminine toujours mieux révélée à elle-même. Résistantes à la confusion des images disparates et aux stratagèmes du scénario, ce sont bien Françoise Brion (L'Immortelle), Marie-France Pisier (Trans-Europ-Express), Catherine Jourdan (L'Eden et après), Anicée Alvina (Glissements progressifs du plaisir) ou Gabrielle Lazure (La Belle captive),qui aujourd'hui encore, continuent de faire lien et de faire sens ...

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  • QUATRE MOUCHES DE VELOURS GRIS

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    Quatre mouches de velours gris (1972) est sans doute l'un des plus beaux films de Dario Argento, ne serait-ce que par sa façon incroyablement souple de mêler burlesque et terreur, douceur érotique et bouffées de sadisme, rationalisme morbide et délire onirique. S'il y paie dûment son tribut à certains maîtres (Mario Bava, Jacques Tourneur), s'il inscrit dans l'imaginaire des cinéastes américains des décennies suivantes, des thèmes récurrents servi par un découpage obsessionnel (De Palma, Lynch), l'intérêt de ce film est surtout de poser, à travers les trois grandes séquences de meurtres qu'il déroule avec maestria (la bonne, la maîtresse, l'enquêteur), les règles intangibles de son cinéma.

    La première a lieu dans un jardin public, après la fermeture. La jeune femme a beau presser le pas puis courir à perdre haleine dans les allées, se glisser entre les failles de plus en plus étroites du mur d'enceinte, essayer même de l'escalader, elle sera rattrapée. Toute fuite est illusoire. La deuxième suit une autre jeune femme, cette fois à l'intérieur d'une maison. Se sachant épiée et menacée, celle-ci finit par se cacher dans une toute petite pièce à l'étage, à l'intérieur d'une armoire, sans pouvoir cependant échapper à son poursuivant. Tout refuge est un piège. La dernière conduit un détective privé à prendre en filature une silhouette qui sans cesse se dérobe (et que nous ne voyons jamais), dans les rues de Turin puis les wagons et les couloirs du métro, jusqu'aux toilettes publiques où il finit assassiné. L'attention visuelle la plus soutenue ne peut empêcher le voyeur de courir à sa perte.

    Ainsi, la filmographie d'Argento décline-t-elle de mille et une manières ces trois préceptes impitoyables, ne cessant de nous montrer des victimes en leur fuite inutile, au creux de leur cachette-tombeau, ou bien en cours d'exploration minutieuse d'un espace où s'inscrit déjà leur chute. Ce pessimisme esthétique, à la charnière des années 60 et 70, paraît alors autant moral que politique : il n'y a pas de libération à attendre des échappées psychédéliques ou des ruptures subversives qui invariablement tournent en impasse ; il n'existe plus de valeurs sûres ou de principe intangibles derrière lesquels se réfugier à bon compte ; il ne reste qu'à saluer le règne délétère et sans partage de la fascination, emprise formelle emprisonnant le regard pour mieux conduire à la mort du sujet.

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