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C I N E M A T I Q U E - Page 10

  • DARK STAR

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    Quatre personnages, quatre manières d'être un spectateur. Dès son premier film, Dark Star (1974), John Carpenter dévoile ce qu'il ne cessera plus de décliner ensuite : l'identification des désirs et des effrois de ses héros avec ceux d'un public de cinéma. Du moins de de ce qu'est un public de cinéma, au temps du spectacle permanent et des images sans cesse renouvelées. Comme s'il n'était plus possible de se réferer à des valeurs ou des principes, ni même à des lois, mais que seule notre relation aux formes pouvait encore tenir lieu de rapport au monde.

    La virtualisation du monde n'est pas seulement due à son incessante transposition médiatique, laquelle nous le délivre avec cynisme ou dérision, toujours plus simplifié et toujours mieux fardé. Elle tient surtout à ce que, même une fois l'écran traversé, les lieux soient devenus décors et les rencontres programmes. A ce que tout soit violemment pacifié. L'horreur ne manque désormais d'aucun contrechamp. Le crime ne dure pas si longtemps et le bidonville s'estompe déjà. De l'image partout, pour ne plus éprouver nulle part.

    Quatre personnages, quatre manières de regarder. Talby, tout à sa fascination sous le dôme de verre à la surface du vaisseau spatial, ne pensant même plus à descendre manger avec les autres, tant le comblent l'immensité de l'espace, ses lumières et ses couleurs, son infini qui jamais ne l'effraye ; Talby, le regard flou et énamouré, se laissant passionnément transporter. Boiler, aimant détruire les planètes dans un grand feu d'artifice, faire se succéder les éclairs et les déflagrations, rester à tout prix dans la claque et le sursaut. Doolittle, faisant exactement de même mais sans l'assumer, saccageant l'univers qu'il ne voit qu'en succession de cibles, non pas simplement pour jouir du spectacle, quelle idée, mais surtout pour se défaire d'une inconsolable nostalgie (le souvenir de...sa planche de surf). Pinback enfin, désireux de donner un nom aux astres qu'il rencontre, attentif aux détails, allant au péril de sa vie dénicher aux quatre coins du vaisseau, l'alien facétieux (qui n'est littéralement rien d'autre q'un ballon de baudruche).

    Les images à n'importe quel prix, même en toc, surtout en toc, plutôt qu'un lieu à habiter, qu'une rencontre à façonner. Les images, ou comment donner de nouveaux atours à son irrémissible solitude, comment se délester de soi en douceur, par la ravissement du regard et l'érudition névrotique... Si le premier film de John Carpenter a bien une ambition, et l'oeuvre qui va suivre n'en déviera d'ailleurs plus, c'est bien celle-ci : rendre le nihilisme désespérément ludique. 

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  • ELEGANCE ET SEDITION

     

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        Le réalisateur Denys de La Patellière est décédé en Juillet dernier dans une relative indifférence. Ayant fait tourné les plus grands (Darrieux, Morgan, Gabin, Blier, Brasseur, De Funès, Fernandel), avec à son actif quelques films-cultes et même un ou deux chefs d’œuvre, celui-ci vaut bien mieux que l’injuste réputation de faiseur académique dont l’histoire officielle l’a affublé. Voici 10 bonnes raisons de ne pas oublier Denys de La Patellière.

     

    Parce qu’Un taxi pour Tobrouk  (1960) est une leçon de mise en scène. Contrairement à ce qui est répété partout (à la suite des cris d’orfraie de la Nouvelle Vague contre « le cinéma de scénaristes »), ce film n’est pas seulement un mélange de mots d’auteurs et de colères de Lino Ventura. Si la puissance aphoristique des dialogues d’Audiard a souvent tendance à caractériser définitivement celui qui les profère, tout le talent de La Patellière est justement de les mettre en perspective afin d’éviter la caricature, sachant à quel moment passer du contrechamp au panoramique et du plan fixe au zoom pour mieux dessiner la psychologie complexe de ses personnages. Ce n’est pas Audiard qui fait monter la tension durant la séquence des mines, mais bien la précision du découpage ; ce n’est pas Audiard qui éblouit lorsque des silhouettes muettes s’arque-boutent dans la tempête ou s’effondrent sur le sable, mais la subtile composition du plan.

     

    Parce qu’il a offert à Michèle Morgan son plus beau rôle érotique. Dans Retour de manivelle (1957), véritable joyau de film noir entre Clouzot,  Hitchcock période Soupçons et le Facteur sonne toujours deux fois de Tay Garnett, elle est une garce phénoménale incarnant jusqu’au tragique l’insensibilité moderne, laquelle vient supplanter les amourettes touchantes et mièvres d’un certain cinéma d’avant-guerre (ici encore représentée par la jeune bonne éperdument amoureuse). « Salope ! » lui crie Daniel Gélin découvrant ses stratagèmes, « C’est une injure ? » répond-telle glaciale…

     

    Parce qu’il a su instiller de l’ambigüité à l’intérieur d’un produit  aussi formaté que « le polar des années 60-70 avec Jean Gabin ». Derrière l’observation attentive des visages et les gestes, Du rififi à Paname (1965) offre ainsi une belle réflexion sur l’ambivalence des sentiments, faisant se succéder double-jeux et faux-semblants, à l’image du personnage joué par Gabin lui-même, dont le sens de l’honneur s’accommode fort bien de duperie. Ce qui est bien la preuve que le cinéma populaire n’est simpliste et manichéen que pour ceux qui ne le connaissent pas.

     

    Parce que sa version de Caroline chérie (1968) est la meilleure. Celle du début des années 50 ne tenait que par la grâce de Martine Carol, mais dans ce film-là, c’est tout le contraire : la jolie France Anglade est plutôt fade et c’est la mise en scène résolument kitsch qui s’adapte parfaitement aux aventures rocambolesques de la belle aristocrate, laquelle crie toujours non avant de susurrer oui. On est là entre un certain expressionnisme français, celui des ombres théâtrales de la Main du Diable de Maurice Tourneur, et un étonnant parti-pris coloriste, avec des fumées mauves agrémentant les parties de campagne et des carrosses jaune canari emportant les amants rougissants !

     

    Parce que Le Voyage du père (1966) prend avec le temps un caractère absolument tragique. Relatant la cruelle déconvenue d’un paysan du Jura, parti à la grande ville à la recherche de sa fille, le film pointe les ravages de la société de consommation, opposant la communauté villageoise à l’anonyme dédale urbain où les rapports humains se délitent. Mais ce qui est proprement effrayant, c’est de constater à quel point ce qui était dénoncé hier, nous apparaît aujourd’hui encore bien enviable ! Dans le Lyon des années soixante en effet, les rues, les cafés et les immeubles sont encore peuplés de gens qui se connaissent, s’apostrophent et parfois même s’entraident ; les lieux de convivialité n’ont pas encore tous été remplacés par les adresses de prestige ou les zones de non-droit. Le temps en somme n’a fait que confirmer ce qui était en germe à l’époque : l’atomisation d’une société entière.

     

    Parce que son Comte de Monte-Christo est le plus fidèle à l’œuvre de Dumas. Feuilleton télévisé tourné en 1979 avec Jacques Weber dans le rôle-titre, il renvoie avec la superbe version d’Henri Frescourt (1929), toutes les autres adaptations à leur néant de contresens ou de vulgarité.

     

    Parce que ses films contiennent les meilleures tirades de Michel Audiard, Pascal Jardin ou Alphonse Boudard, soit la fine fleur de l’anarchisme de droite au cinéma. Les plus beaux moments d’individualisme désenchanté sont sans doute la tirade d’ouverture du Tonnerre de dieu (1964), par Gabin en vétérinaire misanthrope, le délectable aparté de Noiret en voyageur attendant à la gare de Lyon dans Le Voyage du père, les remarques acerbes de Maurice Biraud tout au long d’Un taxi pour Tobrouk, dont celle-ci, prophétique : « Nous allons vers une époque où la moindre écorchure deviendra monnayable »…

     

    Parce qu’il a réalisé Rue des prairies (1959), chef-d’œuvre méconnu du cinéma populaire français. D’autant plus ignoré d’ailleurs qu’il défend de tout autres valeurs que celles qui se sont imposées depuis lors. Par son attention aux gens de peu, à leurs lieux de labeur et de fête, à leur capacité à ne pas s’en laisser conter et à défendre leur honneur avec panache, ce « cinéma qui fait le trottoir » selon l’injure cocasse de Truffaut (lequel n’avait strictement rien compris à l’intensité de cette lutte des classe maquillée en drame familial), est une ode admirable à la common decency d’Orwell.

     

    Parce qu’il était aussi écrivain. Comme en témoigne, la simplicité souvent bouleversante de son unique roman, en partie autobiographique, L’enfant évanoui (2002, Mercure de France).

     

    Parce qu’il a su mettre en exergue, dans le foisonnant roman de Druon, l’opposition entre libéraux-conservateurs et libéraux-libertaires. Dans Les Grandes familles (1958), il filme cette opposition naissante (qui tient lieu désormais de débat politique) entre un « patron » et un « capitaliste » : le premier prêt à toutes les ruses pour maintenir le spectacle des convenances, le second dépourvu de scrupules et ne cherchant qu’à jouir par tous les moyens ; les deux échoués dans la même impasse mortifère. Ce film-pamphlet est d’ailleurs la plus belle démonstration du style de La Patellière, sachant toujours allier l’élégance à la sédition.

     

     (texte paru dans le n° 149 de la revue Eléments)

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  • A NOUS !

     

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    C'est peu dire que tout s'effondre. Mais comme l'explique Jarry, la meilleure façon de ruiner même les ruines est encore de construire de beaux édifices bien ordonnés. Contre ce monde renversé, dans lequel les oppresseurs pleurnichent et les prisonniers festoient, il faut plus que jamais faire le voeu insensé de l'audace, de la cohérence et de la rigueur. Que soient ici remerciés tous ceux qui cette année, par leurs mots ou leurs actes, m'ont accompagné dans cet espoir.

    Isabelle A, Raymond Abellio, Mehdi Benallal, Arnaud Bordes, Pierre Boyer, Robert Bresson, Buster, Marie-Hélène C, Léos Carax, Pierre Cormary, Luc-Olivier d'Algange, Damien (de sable), Alain de Benoist, Michel Deville, Pierre Driout, Frédéric Dufoing, Gilbert Durand, Pascal Eysseric, Jean Eustache, Catherine F, Léo Ferré, Christophe Fouchet, Georges Franju, Fred, Laurence G, Arnaud M Genevois, Christopher Gérard, Timothée Gérardin, Armel Guerne, Frédérick Houdaer, Pascal Manuel Heu, Victor Hugo, Murielle Joudet, Vincent Jourdan, Isabelle K, Denise L, David L'Epée, Jérôme Leroy, Frédérique M, Patrick Mandon, Thierry Marignac, Michel Marmin, Alexandre Mathis, Jean-Pierre Melville, Sylvain Métafiot, Antoine Mouton, Marc-Edouard Nabe, Tobie Nathan, Préau, Béatrice Pollet, Alex Porker, Patrick Péhèle, Inna R, Vincent Roussel, Frédéric Saenen, Pierre Schoendoerffer, Jacques Sicard, Edouard Sivière, Peter Watkins, Eric Werner, Kenneth White, Pascal Zamor.

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  • CINEMA POLITIQUE

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    Chères lectrices, chers lecteurs,
    Après l'Erotisme, la Mort et le Cinéma lui-même, voici un tout nouveau questionnaire cinéphilique qui, je l'espère, saura remporter tous vos suffrages. 
    Comme à l'accoutumée, je le laisserai quelques jours sans mes propres réponses, pour éviter toute espèce d'influence, avant de publier mes vingt propositions.
    Chacun est appelé à faire entendre sa voix.
    Toutes seront légitimes.
    Je m'engage à ce que chaque participation soit publiée sur Cinématique, et en toute transparence.
    Je fais confiance à la cinéphilie de mon lectorat.
    Même si l'on peut parfois se demander ce qu'il en reste, vive le Cinéma, et vive la France !
     
     
    _____________________________________________________________________________________                                                                       

    Dans les commentaires, successivement, les réponses de :

     
     
     
    Le prophète des huîtres
     
     
     
     
    maryke
     
     
    Ronan Ronin
     
    Nathan
     

    Damien (de sable)
     
     
    Raphaël Nuage
     
     
     
    Sur d'autres blogs :
     
     
    Céline P., sur Le journal cinéma du Dr Orlof, .
     
    Vincent, sur Inisfree, ici et .
     
    Sylvain, sur Ma pause café, ici.
     
    Fred MJG, sur Les nuits du chasseur de films, , là aussi, là encore, là enfin.

    Nolan et Antoine, sur De son coeur le vampire, ici.
     
    Gérard Courant, sur Le journal cinéma du Dr Orlof, .

    Alain Paucard, sur Le Journal du Dr Orlof, ici.

    Jérôme Leroy, sur Feu sur le quartier général, .

    Pascal Manuel Heu, sur Mister Arkadin, ici.

     

    *
     

    1) Quel film représente le mieux à vos yeux l'idéal démocratique ? 

    Tout l'irréalisme de cet idéal me paraît contenu dans Mr Smith au Sénat de Franck Capra, véritable brûlot contre tout ce qui se trame derrière le vocable étymologiquement mensonger de démocratie.

    2) Au cinéma, pour quel Roi avez-vous un faible ? 

    Pour le Roi Arthur d'Excalibur (Nigel Terry), et la façon avec laquelle John Boorman le transfigure au cours du film, le faisant passer successivement par des états d'insouciance, d'effarement, de colère ou d'abandon, avant qu'il n'acquière une pleine conscience de son rôle.

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    3) Quelle est la plus belle émeute, révolte ou révolution jamais filmée ? 

    Celle de la Commune de Peter Watkins.

    4) Si vous étiez ministre de la Culture, à quelle personnalité du cinéma remettriez-vous la Légion d'Honneur ? 
     
    Je commencerais par mettre un terme à cette mascarade.
     
    5) Au cinéma, quel est votre Empereur préféré ? 
     
    Si Abel Gance avait pu tourner la suite de son Napoléon (qui se clôt lors de la campagne d'Italie, en 1797, donc avant le sacre), Albert Dieudonné aurait très certainement été un empereur mémorable, tant il est prodigieux en Général Bonaparte. Mais Gance ne put jamais tourner les six parties qu'il ambitionnait... Les autres Napoléon n'ayant pas une grande envergure, autant se tourner vers les empereurs romains : fourbe et pervers, le Caligula de La Tunique (Joy Robinson) est extraordinaire.

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    6) Si vous étiez Ministre de la Culture, quel serait votre premier mesure, premier acte symbolique ou premiers mots d'un discours, concernant le cinéma ? 
     
    Je reverrais les critères artistiques du CNC afin de comprendre pourquoi tant de films français ineptes sortent chaque semaine, alors même que des cinéastes de la trempe de Jean-Claude Brisseau, Joël Séria, Jean-Pierre Mocky ou Jean Marboeuf ont tant de difficultés à boucler leur budget.
     
    7) Quel film vous semble, même involontairement, sur le fond ou sur la forme, d'inspiration fasciste ? 
     
    En dehors de sa période historique dûment authentifiée, le "fascisme" n'a jamais été autant mis à toutes les sauces qu'aujourd'hui, servant surtout à décridibiliser ceux qui ne jouent pas le jeu (pour mémoire, Starship Troopers de Verhoeven avait été à sa sortie qualifié de "film fasciste" !...). Si l'on se met d'accord sur quelques caractéristiques (la Force faisant loi, le groupe subjugué primant sur l'individu critique), on peut d'ailleurs trouver une coloration fasciste à de très nombreux films hollywoodiens, tous ceux notamment qui utilisent la Monoforme décrite par Peter Watkins, c'est-à-dire usant de diverses techniques de fascination afin de soumettre sans discussion. Autant donc revenir aux fondamentaux : le film le plus fasciste, et dans son propos et dans sa forme, est sans doute La Vieille Garde, d'Alessandro Blasetti (1934), décrivant une petite ville d'Italie juste avant la marche sur Rome.
     
    8) Quel est le meilleur film sur la lutte des classes ? 
     
    Sans doute le chef-d'oeuvre de Denys de la Patellière, Rue des prairies, qui n'est qu'en apparence un mélodrame familial.

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    9) Au cinéma, qui a le mieux incarné la République ?  
     
    Ce n'est pas pour rouvrir les débats entre les partisans de Danton et ceux de Robespierre, mais il me semble bien que le Danton de Robert Enrico (Klaus-Maria Brandauer), dans son film-fleuve mais tenu de bout en bout, La Révolution française, a une incontestable prestance et une belle rigueur républicaine.
     
    10) Quel film vous paraît le plus pertinent sur les coulisses du pouvoir dans le monde d'aujourd'hui? 
     
    La corruption et les compromissions du système politique ne sont plus, je crois, un secret pour personne. Dans sa veine comique (La gueule de l'autre de Pierre Tchernia) ou tragique (Mort d'un pourri de Georges Lautner), le cinéma français a su à une époque le montrer avec brio. Aujourd'hui cependant, le pouvoir semble davantage aux mains des financiers de toute obédience, et sur ce point Margin Call de JC Chandor est plutôt éloquent. Mais en amont de tout cela, ce qui gouverne vraiment les uns et les autres, ce qui fait et défait les empires, ne serait-ce pas plutôt l'immuable guerre des sexes ? Le film politique le plus pertinent de ces dernières années sur les processus de domination me semble alors bel et bien Choses secrètes de Jean-Claude Brisseau !
     
    11) L'anarchisme au cinéma, c'est qui ou quoi ? 
     
    Pascal Thomas, pour la liberté qu'il prend avec ses sujets et son absence de révérence au cinématographiquement correct.
     
    12) Quelle est la meilleure biographie filmée d'une femme ou d'un homme de pouvoir ? 
     
    Déjà cité, mais film (et cinéaste) exceptionnel : Hitler, un film d'Allemagne de Hans-Jürgen Syberberg.

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    13) De quelle femme ou quel homme de pouvoir, aimeriez-vous voir filmer la biographie ?   
     
    Jeanne d'Arc, Louis XI, Napoléon ou Staline attendent toujours un film à leur mesure.
     
    14) Au cinéma, quel personnage de fiction évoque le style des politiciens français suivants : Nicolas Sarkozy, François Hollande, Jean-Luc Mélenchon, Marine Le Pen ? (vous pouvez en choisir d'autres) 
     
    Sarkozy : Rusé, manipulateur et dénué de scrupules, le Nabot dans toutes les séries Il était une fois... d'Alain Barillé
    Hollande : les différents rôles de Frank Morgan dans le Magicien d'Oz, ne pouvant empêcher tout un chacun de regarder derrière le rideau (où tout est faux).
    Mélenchon : roulant des yeux, haussant le ton, prenant des poses, mais aussi inoffensif qu'un Ewok.
    Marine Le Pen : telle la Méduse du Choc des Titans, tous la redoutent et la fuient mais tous finissent par converger vers son antre.

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    15) Quel film de propagande n'en est-il pas moins un grand film  ?
     
    Au début de la seconde Guerre mondiale, Michael Powell a tourné quelques films soutenant l'effort de guerre des Alliés. L'Espion Noir, avec le grand Conrad Veidt, est sans doute le moins manichéen et le plus émouvant d'entre eux.
     
    16) Quel a été pour vous, en France, le meilleur Ministre de la Culture ? Expliquez pourquoi en deux mots.  
     
    Quelle idée !
     
    17) Quel est le meilleur « film de procès » 
     
    Ma préférence va plutôt aux films qui, soudain, contiennent une séquence de procès venant de façon inattendue empiéter sur le récit, nous imposant son rythme et ses codes. Comme dans le très brillant Eureka de Nicolas Roeg.
     
    18) Quel film vous paraît le plus lucide sur le quatrième pouvoir (les medias) ? 
     
    Sur la mesquinerie, la lâcheté et la cupidité des journalistes en général, Le Gouffre aux chimères de Billy Wilder est remarquable. Mais pour ce qui est des collusions de la "démocratie médiatico-parlementaire" (Kacem), je ne vois vraiment pas. Il serait peut-être temps qu'un film de fiction brode sur Les nouveaux chiens de garde d'Halimi. 
     
    19) Citez un film que vous aimez et qui vous semble assurément « de droite ». 
     
    Le problème, bien évidemment, c'est qu'il y a droite et droite. Conservateurs bougons et libéraux échevelés, défenseurs du monde d'avant et capitalistes sans mémoire... (quelques mots à ce propos, ici). Si l'on admet que la droite digne de ce nom est celle qui préfèrera toujours les communautés et leurs cadres traditionnels, aux déstructurations de la modernité et à l'hyperindividualisme qui en découle, alors Les Raisins de la colère de John Ford, implacable charge contre les ravages de l'idéologie de progrès, est sans doute l'un des plus beaux films de droite.
     
    20) Citez un film que vous aimez et qui vous semble certainement « de gauche ».
     
    Il y a également gauche et gauche. La libertaire étant le plus souvent celle qui sait le mieux faire le jeu des libéraux. Mais il y aussi une gauche qui n'a pas oublié... les oubliés du système. Certainement alors, la Commune de Peter Watkins, où les "acteurs" du film ont justement été choisis parmi ceux qui pourraient, aujourd'hui, se soulever, et qui fait sans cesse un va-et-vient troublant entre la fiction et la réalité, inventant ainsi une sorte de cinéma participatif, est un grand film de gauche.

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  • POP CONSPIRATION

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        L’histoire invisible, ses rapports occultes avec les événements officiels, ses sociétés secrètes tissant leurs toiles à l’ombre des dynasties, des guerres et des architectures, tout cela a engendré depuis fort longtemps une littérature incantatoire, soufflée à demi-mots énigmatiques, qui bien souvent sacrifie le verbe au profit de la révélation, atténuant la portée de cette révélation même puisque seul le style émeut, et ainsi peut faire bouger les lignes. A l’opposé de ces oeuvres pour happy few, une autre écriture, cette fois très répandue, tient à témoigner de l’évanescence morbide du monde, écriture pauvre et circulaire qui parce qu’elle relate la surface et la futilité, se veut aussi anodine que ce qu’elle met à jour.

     

    C’est ainsi trois défis qu’a relevé Arnaud Bordes dans la très belle surprise que constitue Pop conspiration : rendre poétique et lumineuse la plongée ordinairement ingrate dans la poussière des arcanes méta-historiques, donner une forme charmeuse à l’alanguissement post-moderne, relier enfin ces deux univers contradictoires, ces deux esthétiques contraires. Comme dans tout bon roman, c’est par l’entremise d’un personnage de femme qu’il parvient à ses fins : Annemarie Pop, si belle « en parka sous la pluie, dans la lumière des phares de scooters », au confluent de sociétés secrètes qui l’emploient ou la traquent, de leurs trop-pleins de raisons et de causes. Celle-ci s’avère porteuse d’une vacuité existentielle définitive, que ni les simagrées relationnelles, ni le chaos irrelié des musiques et des livres, ni même les meurtres accumulés, n’entament. Les complots les mieux orchestrés, les manigances les plus savantes, ne seraient rien en effet sans l’insensibilité nonchalante de ceux qui en forment à leur insu les rouages, et cette confrontation entre une Histoire réservée aux initiés et le morne quotidien d’êtres neutralisés, est la grande force de ce court roman, où se côtoient fracas épique et lentes ondulations de corps fascinés par la « luminosité derviche » d’écrans télés.

     

    Ce récit polyphonique multiplie et entremêle les témoignages à la première personne du présent. Une quinzaine de personnages, des années 60 jusqu’à l’automne 95, brossent ainsi le portrait d’une femme (interviennent son père, sa mère, celui qui la dépucela, celle qui fut une amie proche, ceux qui la (dé)formèrent et ceux qui la prirent en chasse, elle-même enfin durant l’été 89), mais également celui d’une époque contemporaine riche en effondrements, laquelle défile sous la houlette de deux officines s’affrontant depuis l’aube des temps, Morvan et Murcie (en témoignent les instructifs aveux de leurs responsables comme de leurs sbires). Si tous les chapitres sont datés, Pop conspiration ne nous livre cependant pas les événements dans leur chronologie, puisque cette dernière, comme le pensait Lénine, n’a aucune espèce d’importance. Murcie et Morvan ne s’opposent-ils pas à toute époque et en tous lieux ? Annemarie Pop n’est-elle pas la même dans la dépravation éparpillée de son adolescence ou la précision millimétrée des meurtres qu’elle finit par commettre ? Ceux qui « ne regardent jamais assez les filles danser sur la plage » n’ont-ils pas de tout temps été nostalgiques de ce qu’ils croient avoir laissé derrière ? On remarque assez vite cependant que chacun de ces chapitres, chacune de ces haltes temporelles, se relient malgré leur apparent désordre comme autant de moments-clés, conduisant inexorablement vers toute une série de ruptures : la fin d’un monde, la perte d’une innocence, une mort spirituelle ou bien physique.

     

    Avec ses phrases précieuses, ouvragées et sinueuses, qui ensorcellent avant soudain de couper court d’un trait glaçant, Pop Conspiration mâtine alors Jean Parvulesco d’Orchestral Manoeuvre in the Dark et altère ses labyrinthes borgésiens d’indolence macabre. Roman impressionniste et surdocumenté, tout en désespoir et légèreté, il dévoile l’âme féminine comme le parfum d’une époque à un moment bien précis : quand « en elle, on pressentait une profondeur, qui était peut-être aussi un vide ; une profondeur qu’eût creusé une frivolité ». Donnant à voir le charme désuet d’une cité balnéaire, à la fois refuge et tombeau, le roulis de solitudes versicolores, les fulgurances de sept meurtres effroyables ou les méandres du Get closer de Valérie Dore, il révèle la beauté crépusculaire d’un monde en perdition. Et c’est tout simplement déchirant.

     

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    Pop Conspiration, Arnaud Bordes. Editions Auda Isarn, 2013. 12 euros.

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  • LSD 67, D'ALEXANDRE MATHIS

     

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    LSD comme « Liliane, Sonny, Dora », sous-titre officiel de LSD 67, le nouveau roman d’Alexandre Mathis, deux ans après le précédent, Les fantômes de Monsieur Bill, dont nous avions ici même vanté la richesse et l’ampleur. Liliane, avec ses grands yeux gris-verts et ses ampoules d’acide lysergique dans le soutien-gorge, Sonny toujours entre fou-rires et hébétude, qui un jour dans un rayon de soleil, vit Dora, cheveux blonds très courts à la Jean Seberg, dépenaillée et néanmoins attirante, fantomatique et maternelle, d’une solitude poignante ne l’empêchant pas de sourire en dormant. Trois personnages parmi une dizaine d’autres tout aussi hauts en couleurs, arpentant Paris en cette année 1967, à la recherche d’émotions pures, de perceptions neuves, d’expérimentations tragiques. Epileptiques ou zombies, poètes ou peintres, drogués de toute obédience, voyeurs en tous genres, souvent terrassés par l’intensité de leurs visions. Des personnages auxquels se mêle un narrateur qui tout en faisant partie de ce monde, le révèle en entomologiste attentif, mémorialiste d’une époque mêlant sans cesse la force de l’élan vital, l’avidité de découvertes, à la mélancolie la plus tenace, entrelaçant dislocation moderne et participations magiques, réalité sordide et rêves éveillés. Un narrateur suivant chacun des protagonistes jusque dans ses émois les plus intimes, ses frasques les plus insensées, ses aventures les plus clandestines, comme si chacun de ces personnages était une partie de lui-même, l’une des ses tentations ou de ses expériences d’alors. Comme si la fiction n’était jamais qu’une manière de soulager la mémoire (« ce soir là, Sonny dormit avec Dora, une nouvelle fois dans un petit hôtel de la rue Xavier-Privas, où j’avais moi même dormi plusieurs nuits avec elle »…)

     

    LSD, comme le diéthylamide de l'acide lysergique. Véritable encyclopédie des substances hallucinogène, LSD 67 passe ainsi en revue, sans fausse pudeur, leçon de morale ou prosélytisme déplacé (il n'y a jamais rien de tel chez Mathis, ce qui définitivement le distingue des auteurs en vogue), tout ce qu’il faut savoir sur le vin rouge, l’éther, le trichloro-éthylène, le haschich, les amphétamines, les barbituriques, la morphine, l’opium, le nubarène ou le toraflon. Leurs propriétés sont dûment répertoriées, en particulier l’ordre dans lequel ces drogues doivent s’administrer pour éviter les mauvaise surprises et renforcer les bonnes, les associations qu’il convient d’éviter et celles au contraire à privilégier, les effets secondaires et les types d’accoutumance, les équivalences de doses, les lieux adéquats pour en profiter (en marchant vite pour ne pas dormir, dans un fauteuil à bascule, couché, au cinéma, etc…). Dans le monde de LSD 67, le petit opuscule de Mao qui commence alors à envahir toutes les librairies, vaut bien moins qu’un autre livre rouge, le Vidal, annuaire de médicaments dont on prend soin de colliger avec gourmandise les effets indésirables…

     

    LSD comme Librairies, Squares, Disquaires. Autant de cavernes d’Ali-Baba tumultueuses, où l’on se frôle, s’échange des regards, des fioles et des cachets, découvre des trésors de musique ou de littérature, ruches qui forment l’indispensable pendant aux salles de cinéma silencieuses, lieux sacrés parce qu’hors du temps. Librairies spécialisées dans le fétichisme, le cinéma, le surréalisme, tapies dans les recoins du quartier, étroites et bondées, où l’on se procure et ou l’on chaparde, pour s’en délecter plus tard, aussi bien du Vailland que du Jünger, du Lord Byron que de l’Edgar Poe. Squares déserts ou secrets, où l’on se pose entre deux longues marches, où l’on peut parfois dormir tranquille une nuit entière, où l’on ose s’aimer ou mieux encore, rêver les yeux grands ouverts.

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    LSD comme Liberté, Suicide, Défonce. Roman du vertige et du ressaisissement, on y contemple la beauté psychédélique des hallucinations, leurs infinies variations mentales, avant d'être le témoin à la faveur d'une remarque glissée sans avoir l'air d'y toucher, d'un trait de plume faussement anodin, d'une lucidité et d'une solitude également noires, celles du spectateur sidéré, du mort en sursis, qui s’y adonne pieds et poings liés. « La défonce, c’est être à l’intérieur, sans la conscience ».  Alignant les expériences chimiques de toutes sortes, nous jetant à la suite de corps meurtris et d’esprits soumis à toutes les distorsions, et ne vivant que pour elles, LSD 67 offre ainsi une longue suite de métamorphoses brutales, d’apparitions illogiques, de lumières suaves et enveloppantes, d’assauts d’araignées et de renversements de perspectives, de couleurs comme de douleurs vives. Ces dérives gothiques ou futuristes, alimentées par l’étrangeté de certaines rencontres bien réelles (sorcière somnambule, marchand de sommeil au physique de vampire), ont comme écrin les mystérieuses incongruités de l’architecture parisienne, ses dédales et ses superpositions historiques. Elles se mêlent aux rêves, aux illusions visuelles du crépuscule, aux souvenirs qui hantent. Elles sont cet alter-monde qui « permet de passer sur la merde quotidienne ; pas de l’oublier », que l’on atteint et qui vous retient, quand on « a des comptes à régler avec tout » et que l’on souhaite « être celui qui est de l’autre côté ». Elles permettent d’accéder, une fois éteintes, à cette transfiguration du réel qui fait tout le prix de ce roman, permettant de voir enfin ce que personne d’autre n’a plus le temps, l’envie ou même le courage de voir, ainsi de l’actrice Pauline Carton que l’auteur identifie au coin d’une rue, anonyme et discrète, comme « ayant l’air d’une apparition dans la réalité ».

     

    LSD comme Le Mazet, Saint-Séverin, Drugstores. Un café, une église, quelques magasins comme lieux de ralliement et de spectacles, où l’on peut parler de cinéma toute la nuit, en intervertissant parfois les titres et les séquences, en mêlant ce qu’on a vu avec ce qu’on a vraiment vécu, soliloques ininterrompus, parfois croisés et soudain relancés, où sans cesse « on se repasse le film, avec les mots». Lieux magiques où l’âme sœur apparaît subitement ou disparaît à jamais, où l’amitié se renforce après une hallucination et se délite soudain sous l’assaut de plusieurs autres, où les paroles des chansons romancent ou radicalisent le moindre échange de regards. Petits endroits secrets, parfois cachés aux regards, comme dans ces hauteurs de l’église Saint-Séverin « où nous fumions sous l’égide des chimères en saillance au-dessus de nous ».

     

    LSD comme « Leurs Secrets Désirs », titre français oublié de The trip, le film de Corman avec Peter Fonda. Le cinéma, « associé, la moitié du temps, à l’interdit », omniprésent dans chaque description, à la source de toute attirance ou dégoût physiques, justifiant toutes les passions, toutes les exagérations, et en engendrant sans cesse de nouvelles. Pas une page, ou presque, sans comparaison entre un sourire, une attitude ou un geste, et le film qui les rappelle, les annonce, les magnifie. Pas une ruelle, une façade ou une atmosphère qui n’aient leur écho dans le plan ou la séquence d’un obscur giallo italien ou d’un chef d’œuvre suédois millésimé. Films qu’on va voir pour une affiche énigmatique ou une photo aguicheuse, et dont on se souvient pour toujours, à cause d’une gamme de couleurs identiques à celles aperçue un matin à l’aube, à cause des traits bouleversants d’un visage sous une frange, rappelant si bien une amie chère. Films hypnotiques, à la fascination sans cesse renouvelée, se défiant des panthéons et des critiques officiels, riches de ces éclairs de poésie qui strient enfin la surface grise du réel, films compris selon la distinction opérée par Jean-Louis Bory (dont le texte de l’époque est reproduit), entre l’électrique beauté d’un cinéma « hallucinogène » et la morne anesthésie d’un cinéma « tranquillisant ». A cette époque d'errance perpétuelle, le cinéma comme viatique.

     

    LSD comme Littérature née de Souvenirs et de Documents. Se combinent ici en effet, de manière vertigineuse et jusqu’à l’obsession, l’hypermnésie historique et personnelle (sous la forme d’informations précises et de renseignements détaillés concernant les secrets d’une façade, l’histoire d’un immeuble, les commerces d’un quartier, la programmation d’un cinéma, le parcours d’une actrice, la carte d’un restaurant, la cartographie d’une enfilade de rues), et le présent perpétuel, ainsi exhaussé, de quelques hommes et femmes pris sur le vif, c’est-à-dire d’abord observés, puis détaillés, aimés enfin. Accumulant les saynètes tragi-comiques, les drames minuscules et les peines immenses, le comique de répétition et les apartés érotiques, toute une série de correspondances poétiques ou triviales, ce roman inactuel, sans chiqué ni trucages, à mille lieux des convenances et des habitudes, trouve son équilibre entre l'association libre et la notation aiguë, la précision factuelle et la digression confuso-onirique. Son sens profond finit par naître de sa supposée déconstruction, de son apparente hétérogénéité, à l’image finalement du collage mural de l’un des personnages, JF, dont la « brocante visuelle, le bric-à-brac aux couleurs agressives, où ne figurent que des formes, des visages, des paysages choisis, des répétitions qui peuvent se compléter, suscitent une idée directrice, une impression d’ensemble, où les formes ont aussi leur mot à dire, renouvelant le regard sur les même images d’origine, avec parfois des lettres, voire des mots ou des noms isolés. » Quelle plus juste description de l’art d’écrire et de se souvenir d’Alexandre Mathis pourrions-nous trouver ?

     

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     LSD 67, Alexandre Mathis. Serge Safran Editeur, 505 pages, 23,50 euros

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  • VU DE DOS

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    Je n'ai pas tellement compris pourquoi l'on parlait de classicisme concernant la mise en scène de Desplechin, dans Jimmy P. Celle-ci m'a semblé au contraire remplie de détails maniéristes, de ruptures de ton, d'affèteries et de tentations formalistes, de subjectivisme (le voyage en train du frère et de la soeur avec ses recadrages incessants ; le travelling à l'hôpital soudain orienté vers le plancher pour aboutir à la chambre de de l'Indien ivre mort sur le sol ; les rêves ; la déclaration face caméra de la maîtresse de Devereux etc...).

    Jimmy P., c'est surtout un film qui altère l'harmonie classique, qui fait mine d'en suivre la structure pour mieux la déséquilibrer, qui grève chaque plan d'allusions psychanalytiques. On peut trouver cela séduisant ou gratuit, ou même les deux ensemble, mais au temps du style polymorphe et de l'esthétique irreliée, où tous les emprunts et tous les écarts sont admis, et même encouragés, puisqu'ils sont censés faire sens, qui peut vraiment prendre en compte -et donc regretter ou apprécier- cette altération, ce déséquilibre, ces allusions ? Qui peut encore se réjouir de la transgression ludique des codes quand ceux-ci sont depuis longtemps passés à la moulinette post-moderne ? Exemple parmi beaucoup d'autres : le curieux systématisme de scènes d'exposition de l'Indien, le suivant caméra à l'épaule, toujours de dos ; l'étonnant champ/contrechamp final lors de la rencontre de l'Indien avec sa fille, insistant avec excès sur la nuque et les épaules du père, lesquelles envahissent anormalement le plan ; l'inattendu réalisme de la ponction lombaire, préalable à l'encéphalographie gazeuse, dûment enregistrée étape par étape. Tout cela, allié au nombre incalculable de fois où l'Indien tourne les talons face au spectateur ou aux femmes de sa vie, s'intégrant de façon assez pesante dans une symbolique du dos plus que convenue (symbolique autour du passé méconnu, de ce qu'on ne peut voir de soi, de ce que l'on supporte à défaut d'en avoir une vison claire etc...). La complexité de la technique cinématographique (toujours très maîtrisée chez Desplechin), apparaît ainsi au service du simplisme conceptuel, comme de l'explicitation réitérée par le discours.

    Cette insistance, ces redondances, cette lourdeur allusive, forment alors une écriture bien identifiable, faussement classique donc, jouant avec cette parenté, mais qui finit par aboutir à une sorte d'académisme freudien vaguement distancié, vaguement prétentieux, assez vain finalement, puisqu'on en ressort à peine interrogé et déjà guéri.

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  • DILEMME

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    Le dilemme que tout cinéphile finit un jour par affronter : comment passer de la fascination naïve à la contemplation active, sans pour autant glisser de la participation à l'indifférence. Autrement dit, comment conserver l'émotion au sein du détachement.

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  • TOUT EST PERMIS : UN MODERATEUR Y VEILLE

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    « Le Moderne veut se libérer des conditions de sa liberté. Il guerroie contre ce qui le rend libre concrètement, au nom d’une liberté abstraite qu’il n’exerce jamais, mais qui s’exerce sur lui par un enchaînement de servitudes. »

     Luc-Olivier d’Algange (1)

     

        Il suffit d’écouter quelques débats, ce qu’on ose encore appeler débats, pour s’apercevoir que leurs participants ne se répondent tout simplement pas : chacun d’entre eux y suit sa pente, assure qu’il rejoint son voisin ou s’oppose à son vis-à-vis, tout en débitant un discours qui jamais ne s’infléchit ni ne se renforce, jamais ne se confronte. Il suffit de regarder un duel, ce que l’on ose encore appeler duel, pour réaliser que chacun, fort de ses convictions du jour, met toutes ses force dans la présentation de celles-ci, cherchant moins à échanger qu’à terrasser, c’est-à-dire ne sachant convaincre sans forfanterie ni acquiescer sans honte. Il suffit de se rendre sur n’importe quelle page de commentaires, sur n’importe quel site, du blog personnel à la presse en ligne, pour vérifier que la société postmoderne est faite de forumeurs impitoyables et puérils postant leur laïus sans la moindre considération pour les propos précédents, qu’il ne s’agit que de contredire ou d’approuver bruyamment mais jamais d’enrichir ou de complexifier.

        Or, il apparaît bien vite que l’intransigeance de ces monologues n’est que de l’ersatz de conviction, du leurre idéologique, en un temps où l’allégeance multiple (faite de reniements successifs et d’adhésions simultanées) reste encore la meilleure façon de préserver sa précieuse singularité, laquelle souhaite toujours s’en sortir au mieux : on peut être ici un athée conséquent et là un dévot de compétition, sur tel sujet républicain exigeant et sur tel autre cosmopolite enthousiaste, avec les uns subversif ne s’en laissant pas conter et avec d’autres, suiveur respectueux ; tout dépend du groupe auquel on est ce jour-ci, cette année-là, assujetti, tout dépend des rancunes et des envies. Ce sont elles, ces rancunes et ces envies, qui permettent de perpétuer la novlangue journalistique et ses poncifs (2). C’est au sein de cette société émotionnelle, ivre de gâteries et de reconnaissance, faite de professions de foi passagères et de certitudes aléatoires, que l’on parle de « résistance » ou de « progrès », de « danger » et « d’espoir » puisque ces mots totalement vidés de leur sens, ne servent que des valeurs interchangeables et volatiles. Regardez le réactionnaire bougon manger dans la main du fêtard citoyen, le démocrate sincère finir dans les bras du justicier autiste, l’égotiste absolu s’inquiéter de la perte du lien social ! Ils ne font jamais que jongler avec les slogans univoques et contradictoires, soigneusement balisés par la norme médiatique, qui détruisent tout ce qui pourrait encore s’apparenter à un bien commun.

      Il existe heureusement des îlots de sagesse dans ce concours de jacasseries, des regards sachant discriminer au milieu des écrans de fumée. Après Ne vous approchez pas des fenêtres (3), qui reprenait certains billets publiés de 2006 à 2008 années sur son très éclairant « Avant-Blog », Eric Werner avec Le début de la fin (4), en collige d’autres, publiés ces quatre dernières années, qui s’opposent justement à ce jeu permanent occupant l’espace public, où « chacun raconte sa propre histoire, généralement à l’indicatif ». Ces précipités philosophiques traitent du quotidien le plus sordide et le plus violent, bribes de discussions privées d’une vingtaine de lignes qui permettent de mettre sur le devant de la scène ce qui le plus souvent reste tu, dialogues entre personnages « qui se comprennent à demi-mot car ce qu’on appelle le non-dit, dit en fait beaucoup de choses ». Ce procédé tenant du banquet platonicien comme du théâtre de l’absurde (tant la dure folie du monde y est disséquée avec une imperturbable logique), met en relation toute une série de personnages dont le moindre intérêt n’est pas de percer à jour l’identité : qui parle ici derrière le masque de l’Ethnologue, du Sceptique ou de l’Etudiante ? Qui relaie la propagande et qui s’en défie de l’Avocate, de l’Auditrice ou de l’Auteur ? Qui piège et qui est déjà piégé de la Vache, du Colonel et de la Poire ? Qui ose pour la forme et qui révèle sans avoir l’air d’y toucher, du Cuisinier, de la Théologienne ou du Collégien ?

       Ce que ces différents interlocuteurs abordent, c’est le sujet non pas tabou mais largement sous-estimé de « l’alliance tacite de l’ordre et du chaos », comme le résume d’une formule qui fait mouche, Slobodan Despot dans sa postface. Werner passe en effet en revue tous ces faits de société qui entretiennent la confusion des opinions péremptoires, où en mettant en exergue telle menace (que les uns vont minimiser et les autre exagérer avec une comparable outrance), on fait passer comme lettre à la poste toute une série de désastres…  Idiots utiles comme infiltrés de cinquième colonne, indignés comme festivistes, se retrouvent alors ensemble, les yeux rivés sur l’avers et le revers des mêmes fausses médailles : prendre le contre-pied systématique de la vulgate journalistique, c’est être très exactement dans la norme, et servir « la même propagande, mais à l’envers ».

        C’est pour cela que ces « causeries crépusculaires » ne sont pas dans la ligne. Quand « l’astuce est de mettre en relief un certain nombre de phénomènes marginaux, mais à forte charge émotionnelle, afin d’occulter tout le reste », quand « les voyous sont les petits chéris du système, ses mercenaires en quelque sorte », il est de la plus haute importance de ne plus nourrir le commentaire perpétuel des désordres de surface, lesquels masquent la triste réalité bien planquée derrière : celle qui voit toujours les mêmes s’enrichir et régenter. Il convient de ne plus être les complices de ces  medias n’offrant que des listes et des organigrammes, soit rien d’autre « qu’une simple production du pouvoir ». Il s’agit de réaliser que les dirigeants « ne se contentent plus, comme c’était le cas jusqu’ici, de faire ce que bon leur semble, mais désormais font des lois les autorisant à  le faire. » Plutôt que d’ânonner sur les phobies des uns et les malversations des autres, il serait bon de s’interroger enfin sur la nature de l’oppression, même si l’on n’a alors aucune chance d’être entendu : « vous pensez que vous êtes sur une liste noire ? La vérité est plus triste encore : vous ne figurez sur aucune liste, ni noire ni rose ni rouge. Personne ne sait seulement que vous existez »…

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        Pourtant, ne pas exister là où l’on existe qu’en se reniant est peut-être la dernière preuve de probité et de rigueur. Sous ses aspects policés, les dialogues allusifs d’Eric Werner observent le totalitarisme libéral avec la plus grande férocité, atteignant  la « modernité tardive » par ce qu’il pensait être sa chasse gardée : l’événement. Celui-ci, non plus fétichisé, non plus dénaturé par les socio-idéologues, mais passé au crible d’une exigeante philosophie défendant coûte que coûte la libération individuelle, finit par en dire long. On rejoint ici Luc-Olivier d’Algange, qui tout particulièrement dans ses récents Propos réfractaires (4), parvient également à mettre le Moderne face à ses turpitudes et ses contradictions, en l’attaquant par un autre de ses angles morts, la poésie gnostique. Nous y avons trouvé ces lignes que contresignerait très certainement Werner, dont la principale force est justement de ne pas être dupe, ce qui encore la meilleure façon de s’opposer : « la liberté d’expression fait partie de la société de contrôle qui aime savoir ce que nous pensons. Cette liberté d’expression, serve du contrôle, est un piège tendu autant qu’un faire-valoir. Elle peut même faire croire à certains, dans leurs quartiers de haute sécurité, qu’ils sont libres ».

     Apprenons avec Werner, avec d’Algange, à quitter pour de bon ces quartiers !

     

    (1) Luc-Olivier d’Algange. Propos réfractaires. Editions Arma Artis, 2012

    (2) Comme l’a démontré  récemment le déplorable comportement télévisuel de Juan Asensio face à Renaud Camus, blogueur autrefois si rétif au prêt-à-penser qu’il propage désormais sans le moindre état d’âme

    (3) Eric Werner. Ne vous approchez pas des fenêtres. Indiscrétions sur la nature réelle du régime. Editions Xénia, 2008

    (4) Eric Werner. Le début de la fin, et autres causeries crépusculaires. Editions Xénia, 2012

    (5) Luc-Olivier d’Algange, op.cit.

     

    (Ce texte a été publié dans le n°146 de la revue Eléments)

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  • UNE FEMME EST PASSEE

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    Il est difficile de savoir ce qui vous attache à une actrice, vous fait la suivre scrupuleusement dans chacun de ses rôles, vous oblige même parfois à supporter sa parole publique ou ses apparitions médiatiques. Parfois seulement, car il s'agit alors de la meilleure façon de briser l'envoûtement, celui qui vous avait fait prendre sa démarche et son regard pour une invitation, celui qui vous avait persuadé qu'elle était, au moins un peu, ce qu'elle jouait.

    Seuls certains rôles en effet comptent, et c'est bien cela qui rapproche cette naïve admiration cinéphile du sentiment amoureux : rien n'efface l'émotion de la première fois où l'on a saisi seul -où l'on a cru saisir seul- l'inquiétude d'un geste ou la volonté d'un pas, la grâce d'une posture ou l'hésitation d'un sourire, quand les autres autour, quand les spectateurs à côté, n'ont rien su voir. Peu importe tout ce qui se dévoile ensuite, tout ce qui se révèle sans surprise ni écart, tous ces parti-pris félicités d'avance et ces attentions désespérément communes, tous ces rôles attendus, ce déplaisant besoin de toujours mieux ressembler, puisqu'il y a eu, un jour, ce jardin découvert seul.

    Avoir été témoin d'une beauté fugitive sous le fard, d'une différence imperceptible sous la banalité du style, d'une bribe d'enfance derrière le sérieux d'une mimique convenue, d'une joie naïve soudain incontrôlée, réduisant à néant les simagrées de la désinvolture, c'est peut-être cela finalement qui lors d'émois amoureux comme à l'écran, m'a toujours rapproché des mêmes femmes, me faisant connaître des Claude Jade, des Juliette Binoche, des Donna Reed, des Mimsy Farmer et des Deborah Kerr, femmes douces à la beauté entêtante, au regard candide soudain noyé d'une peine incommensurable ou brouillé de désir, à la tendresse impérieuse et au silence opportun, femmes-enfants mues soudain par une volonté de fer, autant adolescentes rêveuses qu'amantes rêvées.

    Il y a une différence cependant : malgré le temps qui passe, je peux continuer à tout instant de croiser, sous son front buté, le regard chaviré de Véronique d'Hergemont dans L'Ile aux trente cercueils. Je peux retenir les larmes de l'Anna de Mauvais sang, poursuivre l'escapade d'Allonsanfan avec Francesca, tenter de réveiller le sourire de Soeur Clodagh du Narcisse Noir ou recevoir une fois encore le baiser de Mary Hatch dans La vie est belle. Le temps passé en compagnie de femmes réelles, et non plus de leur égrégore, aussi long et riche qu'ait été ce temps, ne m'appartient en revanche qu'à une seule condition : avoir su à l'époque conquérir l'instant, l'avoir débarassé de toutes ses contingences, même les plus poétiques, même les plus douloureuses, pour qu'il demeure mien à jamais. Et cela, au contraire des épiphanies toujours renaissantes de la machinerie cinéphilique, qui en sont justement les contre-feux, reste aléatoire. L'orgueil et l'impatience, la maladresse comme la dispersion, l'inconséquence en somme, s'emploient en effet à en rendre le succès bien hasardeux.

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    Le temps n’attend pas l’homme, et celui de la fin
    Moins que tout autre encore ; il est pressé, pressé
    D’une hâte surnaturelle et les instants
    Sont précieux, les instants sont des diamants
    Dont il est vain de vouloir faire une ancre aux montres,
    Un pivot pour le balancier du mécanisme
    Qui vous broie et fait un fantôme de vous
    Au lieu de vous laisser de moment en moment
    Les porter en collier ou comme une rivière.
    Votre instant est unique, et il est inusable ;
    Aussi le mien, et c’est pourquoi venez le prendre.

    Armel Guerne, Le rapt, in Rhapsodie des fins dernières.

     

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  • CONTRE LES NAUFRAGEURS

     

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       Christopher Gérard est un écrivain usant de phrases limpides et de mots qui font mouche, maniant l’ironie élégante sans rien renier d’un romantisme de bon aloi, n’ayant pas le paganisme théâtral et bruyant, mais fondant au contraire sur de solides convictions païennes, un art d’écrire et de lire qui ne succombe jamais à la lâcheté des modes, manière courageuse de rester égaré quand tant d’autres ont trouvé leur file d’attente, leur case, leur comptoir, dont ils ne bougeront plus, enfin réconfortés. Autant dire qu’il n’est pas tout à fait à sa place dans le milieu littéraire d’aujourd’hui. Celui-ci en effet ne sert plus que les intérêts d’une seule caste, comme il le rappelle en préambule de Quolibets, son « journal de lectures » : « hostile à toute quête du divin et allergique à toute verticalité, l’inconscient collectif se trouve ainsi modelé par une caste marchande propulsée au sommet et qui, par un phénomène d’inversion des valeurs, domine sans partage. Il était fatal qu’à la dictature d’une fonction correspondît la littérature exaltant ses idéaux ». Il en est une autre toutefois, souvent clandestine sinon méconnue, qui ose la hauteur, ne cherche ni la consolation facile ni le style sans raison, s’incline devant le Destin sans cesser pour autant d’être une « guerre intérieure » : cette littérature-là, Christopher Gérard l’honore par ses écrits, et ici par ses lectures, lesquelles de Ernst Jünger à Gabriel Matzneff et de Michel Déon à André Fraigneau, nous révèlent une autre voie que celle de la soumission ou de l’auto-apitoiement.

     

    Il y a ainsi dans Quolibets (dont le titre vient de l’expression latine originelle, Quod libet, « ce qui plaît »), de nombreux exercices d’admiration pour des écrivains majeurs et de merveilleux passeurs, « éducateurs d'âme» en ce qu’ils enseignent comment se détacher d’une société qui célèbre « le règne des sycophantes et des nouveaux quakers, la lâcheté des élites et la veulerie de la plèbe », comment lutter, en soi-même en premier lieu, contre « l’emprise grandissante de la matière qui, par essence, ravage et divise », comment aimer enfin, c’est-à-dire comment survivre, en cet âge noir qui voit « le déchaînement des forces de dissolution, de la Discorde aux noires prunelles décrite par Empédocle, et la liquéfaction globale de l’homme européen (mais aussi tutsi ou indien) ».

     

    Cette haute conception de la littérature nous emmène à la rencontre de quelques figures tutélaires comme Barbey d’Aurevilly, Drieu La Rochelle ou Stendhal, et nous offre de très belles pages consacrés à des auteurs aussi fulgurants que Guy Dupré, « fils de Mars », ou Dominique de Roux, « ombre fraternelle que l’on salue aux heures de doutes et de déréliction ». Christopher Gérard ne néglige pas pour autant nombre de ses contemporains, tout particulièrement ses compatriotes belges dont il sait goûter l’intense poésie, car sa grande qualité est de savoir demeurer attentif à tout ce qui diffère et à tout ce qui contrarie, c’est-à-dire non pas tant ce qui s’oppose (car le système raffole des obstacles dressés devant lui, les avalant sans peine puisqu’ils se sont érigés à sa mesure) que ce qui déroute ! Ainsi novellistes intrigants, romanciers prometteurs, critiques décalés, poètes secrets ou cinéastes audacieux ont-ils également droit de cité dans ce compendium, avec l’honneur d’être enrôlés à leur tour dans cette prestigieuse « Ligue contre les naufrageurs ».

     

    « Quand redeviendrons-nous homériques ? » se demande l’auteur de La source pérenne, ouvrant son recueil par un hymne à Apollon. Très certainement quand nous saurons créer et célébrer une littérature qui pour reprendre deux vers de cet hymne, « force à voir ce qui est, Clarté salutaire, franche Lumière », loin de l’obscurité moite et mensongère de l’autofiction, des colifichets miroitants du style, de la complaisance des romans pour rien, lesquels dispersent l‘esprit et gauchissent l’âme pour mieux nous livrer pieds et poings liés au Marché.

     

    Christopher Gérard nous donne la belle leçon de vie suivante : la meilleure façon de relever la tête est encore de savoir l’incliner sur certaines pages essentielles. Quolibets y incite avec éclat.

     

     

    Christopher Gérard, Quolibets, L'Age d'Homme, 2013, 223 pages.

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  • MEDUSE

     

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    Contrairement aux personnages de roman, le héros de cinéma a toutes les peines du monde à cultiver le retour sur soi : contraint à la frénésie du mouvement ou à l'immobilité factice, il n'évolue qu'en se transformant, ne prend conscience que par révélations, n'apprend que pour mieux oublier. C'est toujours par des signes extérieurs qu'on nous assure qu'en lui une alchimie, une sédimentation, ont bien eu lieu. Lorsqu'il prend le temps de se regarder -ce qui est sa seule vraie méditation-, c'est le signe qu'il va bientôt céder la place, car cette position n'est pas tenable, comme l'ont montré tous les héros melvilliens, observant leur reflet avant de mourir quelques plans plus tard.

    Il n'y a pas d'homme intérieur chez le héros de cinéma, tout entier dans l'affect et la posture, agi bien davantage que se regardant agir, effacé dès qu'il prétend prendre conscience. Sa seule chance de s'en sortir est de confondre d'autres spectres que lui, de se voir en train de les regarder, d'en percer à jour l'identique surface en les placant à leur tour sur l'écran qu'il occupe, d'en déjouer les ruses en n'interagissant plus qu'avec leur représentation, à l'instar de Persée échappant à Méduse au moment où il n'en regarde plus que l'image, soit son reflet sur sun bouclier. Ainsi, croiser un regard dans un miroir, identifie le coupable et sauve celui ou celle qui aurait pu en être la victime, avant même que le jeu ne débute.

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  • PRETEXTES

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    En dépit de ses prétentions, le film choral n’est jamais une représentation de l’interdépendance universelle qui serait tapie sous l’apparente séparation de nos existences, mais tout au contraire, sa parodie moralisatrice, sermonnant un individu globalisé, interchangeable, c’est-à-dire mensonger. De même n'est-il jamais une mise en scène de l’intersubjectivité, mais le prétexte aux complaisantes ramifications de l’autofiction. 

     

    Ainsi, dans 21 grammes ou Babel, Inarritu prend-il soin de n’oublier, dans la trame vériste de son récit et l’authenticité de ses décors, aucun enjeu socio-politique contemporain, mais sans pouvoir cependant donner la moindre incarnation à des personnages réduits à leur déplaisant stéréotype médiatique, n’ayant de ce fait aucune importance, puisqu’aucune prise réelle sur notre présent. Ainsi dans Partir, revenir, Il y a des jours et des lunes, La Belle Histoire ou Les Parisiens, Lelouch a-t-il beau démultiplier ses personnages aux quatre coins des classes sociales, des époques historiques ou des genres cinématographiques, est-ce bien toujours lui, à travers eux, qui fait avec une candeur qui force l’admiration, ses déclarations et ses adieux.

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  • POUR UN CINEMA AVENTUREUX !

     

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     2012 a été l'année des beaux objets ripolinés, sans style propre mais riches d'une incontestable maestria technique, anodins et cependant virtuoses dans la conduite de leurs récits. De MiIllenium à Cloclo, de Skyfall à Dans la maison, de L'Amour dure trois ans au Capital et de La part des anges à De rouille et d'os, le spectateur s'est retrouvé devant un cinéma qui assure et qui prouve, qui sait et qui confirme, un cinéma qui se sert sans vergogne de tous les points de vue et de tous les styles, des plus disparates aux plus contradictoires, du moment qu'ils restent le gage d'une efficacité narrative optimale, nécessaires pour frémir et sursauter, passer un moment intense sans temps mort ni ratés. Sûr de son droit et sans inquiétude aucune, ce cinéma manipulateur égrène ses multiples péripéties sans jamais rien révéler qui ne soit inscrit dans son programme initial. Il ne peut aboutir qu'au cynisme d'Amour de Michael Haneke ; un film qui se permet de dominer le spectateur de bout en bout, en suscitant sa fascination, en dirigeant son regard, par l'emploi concerté d'un romantisme de pacotille lesté d'un éprouvant réel en vignettes garanties « vu à l'hôpital », et ce pour qu'il admette l'horreur du geste final, nécessairement libératoire, sans la moindre échappée.

    Face à cette déferlante, on en vient à regretter le temps du cinéma aventureux. Celui qui privilégiait le mystère aux intrigues et qui souvent, après la séance, laissait désemparé. Celui qui recherchait la parole vraie même si elle était proférée un ton trop haut, et qui au lieu de les calibrer, laissait errer ses plans jusqu'à ce que l'émotion advienne. Celui qui pouvait bâcler son découpage dans le seul but de révéler la justesse d'un sourire, d'une larme ou d'un rougissement, qui osait faire de certaines de ses séquences des fugues inutiles plutôt que des unités fonctionnelles. Un cinéma qui pouvait hésiter et s’emmêler les pinceaux, laisser le temps s'éterniser, et en jouant le filigrane contre le récit, révéler les points de ruptures et les angles mort. Un cinéma radical et naïf, brutal et ingénu, sensuel en diable, lyrique au-delà du raisonnable. Si l'on en a encore trouvé, en 2012, de bouleversants échos chez Léos Carax, Werner Herzog ou Abel Ferrara, ce cinéma-là est bel et bien en perdition, comme les disparitions successives de ces derniers mois l'ont symboliquement souligné.

    Celle de José Bénazéraf, témoin d’une époque où les films, en particulier pornographiques, évitant les plans assénés, les séquences explicatives et les conclusions édifiantes, jouaient du clair-obscur plutôt que de la lampe de commissariat. Celle de Sylvia Kristel, dont le sourire retenu, à la manière de la Deneuve des débuts, et le regard bien trop clair, étaient toujours l'amorce d’un effeuillage glorieux et gratuit, d'une nudité sans prétextes, sans justification hypocrite ou explication savante, sans revendications ni sous-entendus, une nudité pour rien, un rien désormais inconcevable.Celle du producteur de L’Empire des sens, Koji Wakamatsu, cinéaste révolté qui  traitait magistralement des rapports de domination dans le couple comme dans la société japonaise, et dont le cinéma violent et contestataire date bien entendu d'avant la normalisation. Celle de Chris Marker enfin, poète qui savait être moraliste sans donner de gages, et qui à l'inverse des fonctionnaires du dérangeant, ne se réjouissait nullement du devenir confuso-onirique du monde, en faisant au contraire le support de créations lumineuses et désenchantées...

     

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